Livre II. La culture psychiatrique à l’épreuve du modèle contractuel

La relation médicale est difficilement réductible à une situation purement contractuelle. La souffrance du malade implique que les volontés parties au contrat médical ne sont pas égales en fait. Il est donc naturel que des ressources de droit public viennent compenser une telle inégalité en fait, en instituant des procédures contraignantes visant une égalité en droit.

Les textes, discours et rapports officiels des années 1990 affichent une politique marquée par une exigence de démocratie sanitaire lisible à deux niveaux : par la garantie de droits de patients dans la relation médicale, qu’elle implique ou non l’hospitalisation, par l’incitation juridique et financière à l’adoption d’un modèle territorial ad hoc dit "réseau" établissant un partenariat entre acteurs de la psychiatrie et d’autres acteurs de la santé, du social, de l'éducatif et du judiciaire. Le modèle prôné par les pouvoirs publics depuis une décennie correspond sans aucun doute à ce que Didier Fassin et Jean-Pierre Dozon, dans leur ouvrage Critique de la santé publique, ont appelé le modèle "contractuel", figurant parmi quatre schèmes de la santé publique930. Le modèle contractuel, prend les traits d’un "monde d’une prévention résolument actuelle où les sciences et les instances bio-médicales, l’Etat, les acteurs institutionnels, et la population sont censés s’accorder pour améliorer la santé publique"931. Ce modèle fonctionnerait donc sur le mode d’une complémentarité entre le travail d’objectivation des risques sanitaires et un mouvement de subjectivation par lequel les individus doivent devenir des acteurs responsables de leur santé. Par définition d’après Didier Fassin et Jean-Pierre Dozon, le modèle contractuel implique en principe un large consensus. Nous proposons d’étudier en quoi le modèle contractuel, tel qu’il est appliqué à la psychiatrie publique, rencontre des résistances d’ordre culturel et produit des dérives de nature à faire douter du caractère réellement contractuel de ce modèle en action.

L’objet de notre première partie fut de mettre en valeur une culture psychiatrique dont la spécificité se porte sur une exigence de juridicité : une demande de droit public est au cœur d’une identité construite en référence à un sujet malade défini comme sujet de droit. On a pu parler d’exigence de juridicité dans la mesure où les psychiatres ont eu à cœur de rétablir l’idée d’un sujet de droit, au sens où le droit lui-même est fondé sur une telle présomption. C’est à une juridicité dynamique qu’ils ont fait appel : la nécessité que le malade existe dans une communauté de droit et non de fait (le fait de la maladie) a débouché sur la revendication d’un droit producteur d’institutions, d’un droit retrouvant son unité avec le politique, d’un droit capable, non de répéter le social, mais de lui opposer une dimension normative. Tout ce qui faisait l’objet d’ambiguïtés à l’occasion du débat sur le handicap notamment, prennent consistance aujourd’hui parce que la psychiatrie de secteur se voit obligée à clarifier ses desiderata, en fonction d’un modèle juridico-politique qui revendique sa nouveauté.

Dans un ouvrage récent intitulé La juridicisation du politique, Jacques Commaille affirme que la connaissance de la nature même du droit, de ses contenus, peut devenir un enjeu important pour l’analyse du politique932. Philippe Warin, dans le même recueil collectif pointe "l’angle mort" d’une analyse des politiques publiques qui garderait une vision restrictive du droit, "au lieu d’en faire un processus dynamique au cœur des échanges et des productions qu’elle étudie"933. Si comme le soulignait Max Weber, aucune institution, aucune "relation normativisée" ne peuvent durer ni même réellement fonctionner si elles s’avèrent sans affinités avec des aspirations explicitées, notre ambition d’étudier un droit nouveau à l’épreuve d’une culture professionnelle s’inscrit résolument dans une science politique934. Notre première partie s’attachait à reconstruire l’histoire d’une psychiatrie unifiée autour d’exigences juridico-politiques toujours saillantes. Le second moment de notre thèse consiste à mettre à l’épreuve d’une telle culture un modèle contractuel que nous devrons caractériser. Un tel programme d’investigation implique de qualifier l’ensemble normatif constitué par les lois, décrets, circulaires, discours politiques et rapports officiels, d’interroger la participation de psychiatres à cet édifice juridico-politique, et le degré d’intégration de cet édifice à une pratique de secteur. Notre tâche consistera d’abord en l’étude de l’ensemble normatif modifiant le statut de la relation médicale en psychiatrie selon plusieurs aspects liés : la genèse du droit, son effectivité, en terme d’incidence et de résistance, son efficacité par rapport aux objectifs politiques affichés. Une pratique spécifique à la psychiatrie de secteur permettra de mettre en valeur les qualités du droit en vigueur (qui fonde la relation médicale sur une conception jusnaturaliste, qui cherche à mieux fonder le recours à la contrainte, qui subit des contraintes objectives contrariant des exigences procédurales). Dans un second temps, il nous faudra examiner la politique dite des "réseaux", telle qu’elle est conçue par le politique et par ses destinataires, et telle qu’elle est mise en oeuvre. Ce moment sera celui d’une clarification des représentations et des pratiques autour de la notion de réseau.

Enfin, nous verrons que la résistance psychiatrique à une objectivation économique et sociale issue de la politique actuelle trouve ses raisons dans une identité psychiatrique de secteur spécifique, dont la filiation socio-historique est évidente. Une ultime réflexion sur de nouvelles théories de la pratique formulées par les psychiatres de service public fera apparaître les transformations de cette filiation, et par là même, non la mort des principes d’une culture professionnelle, mais leur réactualisation.

Notes
930.

Didier Fassin et Jean-Pierre Dozon décrivent quatre schèmes sédimentés : le modèle magico-religieux (référence à Durkheim et aux Formes élémentaires de la vie religieuse) comme "attitude mentale spécifique qui est rigoureusement le contraire de la négligence", le modèle de la contrainte profane ayant évolué vers des "pratiques de contrôle, d’exclusion et d’enfermement étatiques ayant évolué vers un système de contrôle et de sanction avec l’appui de nouveaux savoirs" (référence à M. Douglas), le modèle pastorien directement hérité d’un paradigme scientifique, et le modèle contractuel qui domine sur fond de pluralisme préventif. Didier Fassin et Jean-Pierre Dozon (dir), Critique de la santé publique, op. cit., pp. 31-36.

931.

Didier Fassin et Jean-Pierre Dozon (dir), op. cit., Critique de la santé publique, pp. 41-46. 

932.

Jacques Commaille, "De la sociologie juridique à une sociologie politique du Droit", in Jacques Commaille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert(dir), La juridicisation du politique, op. cit., p. 35.

933.

Philippe Warin, "Mise en œuvre des politiques et production normative : angle mort de l’analyse des politiques publiques ?", in Jacques Commaille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert(dir), La juridicisation du politique, op. cit., pp. 163-164.

934.

Philippe Warin se cite "les politiques publiques contribuent à la production d’un ordre social […] parce que les arbitrages qu’elles supposent ne sont ni plus ni moins qu’une occasion supplémentaire pour les individus de poursuivre leur inlassable travail de définition de leur position sociale et de fabrication de leur identité" (Alain Faure, Gilles Pollet et Philippe Warin (dir), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 99).