Conclusion

Ainsi, le modèle juridico-politique contractuel s’incarne d’une part dans un droit faisant de la relation médicale une relation de service comme les autres, dans un droit spécifique à la contrainte fondé sur la notion de danger social, dans un droit qui ignore les contraintes objectives de la psychiatrie de secteur. Dans les faits, ce modèle génère des pratiques parfois contradictoires avec les objectifs qu’il visait, parfois en dissonance avec l’éthique professionnelle des équipes de secteur psychiatrique. D’autre part, l’ensemble normatif actuel se traduit par une certaine idée du réseau, largement distincte de celle portée par les praticiens de secteur. Les expériences de réseau sur lesquelles nous nous sommes appuyée ont permis de conclure à la dépendance du réseau de la "bonne santé" des institutions qui en sont les acteurs, notamment ceux du secteur psychiatrique.

La définition d’un nouveau modèle d’action publique, caractérisé par le contrat et le réseau, seraient restée incomplète sans un développement sur l’évaluation choisie par les pouvoirs publics pour apprécier la qualité des soins. Nous avons souhaité rassembler les éléments permettant de conclure moins à la résistance des acteurs qu’à la résistance des pratiques elles-mêmes, signalant l’objectivation bureaucratique du fait psychiatrique. Toutefois, on a pu repérer des attitudes et des actes praticiens ayant en commun de tenter une réactualisation de l’exigence institutionnelle de juridicité que nous avions caractérisée dans la première partie de notre thèse.

Nous avions commencé ce livre en nous demandant s’il y avait contradiction entre la culture professionnelle de secteur et l’actualité juridico-politique ou s’il s’agissait d’une "crisis" signalant une mutation culturelle permettant de dévoiler une représentation idéalisée de la profession. Nous avons été amenée à rectifier notre compréhension du problème, à reformuler la question initiale en y répondant : puisque la culture professionnelle de secteur mobilise des principes dont elle hérite du passé, il y a bien "crisis" au sens où les équipes de secteur cherchent de nouvelles formes d’expression de leur identité, adaptées à un environnement inédit. Pour autant, les réponses apportées par une psychiatrie publique soucieuse de conserver une éthique dont la teneur s’est sédimentée dans une histoire qu’elle a faite sienne restent précaires. Par là même, elles signalent que le modèle contractuel que nous avons décrit, qui se décline dans un droit, une organisation et un dispositif d’évaluation des pratiques, se caractérise bien par l’oubli de la spécificité d’une culture professionnelle qui demande sa réactualisation. Cette conclusion suscite une remarque.

Elle rejoint en effet l’opération "d’hygiène intellectuelle"1856 à laquelle appelait en 1998 Lise Demailly, opération tendant à rejeter comme inexact scientifiquement "la quasi-universalité" 1857 de la notion de relation de service, notion dérivée directement du contenu de la professionnalité managérialisée dont les outils maîtres sont le "projet, le contrat et l’évaluation" 1858. Partant, l’amalgame opéré par la relation de service écrase bien pour la psychiatrie "la spécificité d’un métier relationnel de service public" parce qu’elle ne saisit pas "les dynamiques socio-historiques des pratiques"1859. Nous rejoignons donc particulièrement la pensée de cet auteur, après analyse de la dimension tierce institutionnelle telle qu’elle a été pensée par la psychiatrie publique et telle qu’elle est rendue difficile par le contexte juridico-politique de son encadrement. Ce constat est en outre de nature à invalider les thèses consistant à faire des résistances professionnelles la manifestation de purs intérêts corporatistes nés à l’occasion d’intérêts ponctuels, déconnectés de la mission de service public dévolu à certains segments professionnels. Enfin, il suggère les ambiguïtés d’une politique qui affirme sa volonté d’instaurer une véritable démocratie sanitaire tout en produisant "des espaces de cantonnement des controverses".1860

Notes
1856.

Lise Demailly, "Les métiers relationnels de service :approche gestionnaire, approche politique", Lien social et politique, RIAC, 40, automne 1998, pp. 17-24.

1857.

Lise Demailly, op. cit., p. 20.

1858.

Lise Demailly la caractérise par la capacité de s’inscrire dans des "projets", dans des "réseaux et partenariats", "la territorialisation des compétences (définition locale des problèmes et des solutions)", "l’acceptation de l’évaluation permanente", "l’augmentation du temps de travail contraint et contrôlé", "la flexibilité des statuts et la précarisation de l’emploi", "la publicité ou la transparence de l’action",. Lise Demailly invite à interroger la rationalisation générale d’activités ramenées à "une prestation de service", qu’elles concernent des biens ou des services, le tertiaire ou les autres secteurs, la production matérielle ou immatérielle, l’industriel ou le relationnel. Ces activités seraient en effet toutes touchées par l’augmentation de la productivité du travail, l’individualisation des prestations et le développement d’une connaissance de l’organisation nécessaire à une évaluation de l’efficacité. Mais d’un autre côté, toutes subiraient les effets de la décentralisation, de l’appel à l’initiative, de l’élargissement des tâches et de l’appel à la capitalisation des savoirs collectifs, de la prise en compte de l’usager-client. Ce développement contradictoire des organisations est d’après Lise Demailly à l’origine des sentiments de professionnalisation et de dé-professionnalisation chez les agents,. ibid, p. 20.

1859.

Ibid, p. 21.

1860.

L’expression est de Pierre Lascoumes qui s’interroge sur les conditions de validatité de la délibération publique (Pierre Lascoumes, "La productivité sociale des controverses", op. cit., pp. 13-15).