Conclusion

Perspectives

Tout bilan est l'occasion d'une perspective. Nous synthétisons donc brièvement notre acquis pour mieux visualiser la pertinence de recherches futures.

La psychiatrie, comme espace d'intervention médicale, est née avec le Code Pénal napoléonien de 1810. Le premier statut juridique du malade mental fut lié à la suspension de la peine. Progressivement, le rapport instauré entre le pouvoir judiciaire et la nosographie psychiatrique débouchera sur un pouvoir médical d'atténuation de la peine prononcée à l'égard du délinquant malade. Après le Seconde Guerre Mondiale, les prémices d'une remise en cause de la contre-indication de l'action judiciaire se font sentir dans le corps des médecins des hôpitaux psychiatriques. Dans le même temps, le maintien de cette contre-indication continue de fonder la légitimité de la compétence du psychiatre. Une première contradiction émerge donc du fait de l'évolution des développements internes de la psychiatrie, notamment sous l'influence de la psychanalyse. La réforme du Code Pénal de 1992, parce qu'il se fonde plus sur la souffrance de la victime, que sur les vertus thérapeutiques du procès pour l'accusé malade mental, répondra de manière inadéquate à la revendication des psychiatres. La pratique du nouveau droit, conjugué au développement des soins en prison relancera toutefois le débat, non plus sur l'alternative "soigner ou punir" mais sur les difficultés concrètes du "soigner et punir".

La volonté de réintégrer le malade mental dans une communauté de droit commun fonde également la remise en cause de l'incapacité civile jusque là indexée sur la situation de l'hospitalisation. Ce souhait psychiatrique sera exaucé par une loi de janvier 1968 qui désolidarise les régimes de l'incapacité à la gestion des biens du régime des soins. Mais peu à peu, la pratique de la loi, conjuguée à une certaine politique d'assistance sociale tendra à donner au psychiatre de secteur ou aux services de tutelle hospitaliers un pouvoir sur le destin social du malade.

L'émergence de l'idée de secteur constitue le troisième volet de la construction d'une identité psychiatrique centrée sur les vertus thérapeutiques d'une réintégration du malade mental dans un droit commun. Conçu comme la restitution au malade d'un milieu civique, le secteur se traduit par une double exigence : la démocratisation du milieu de soins à proprement parler d'une part, et l'intégration du patient à un milieu social d'autre part. Nous avons dès lors pu constater que les dérives de l'idée de secteur, telle qu'elle a été définie par les représentants des médecins des hôpitaux psychiatriques auprès des pouvoirs publics, proviennent d'une confusion entre "l'institution au sens des murs" et l'institution "comme ensemble de significations".

L'étude des valeurs présidant à ces trois volets d'une même conscience psychiatrique de secteur imposait l'épreuve de l'actualité. Nous avons ainsi observé la continuité des représentations construites depuis le milieu du XXème siècle chez les psychiatres de secteur exerçant aujourd'hui. Autrement dit, tout portait à croire que ces derniers allaient répondre par le même type d'arguments ou le même type d'incertitude, aux questions posées par les consignes définies par un édifice juridico-politique inédit. On pouvait s'attendre donc à ce que les psychiatres de secteur maintiennent à l'endroit des règles la même exigence institutionnelle que naguère.

La résistance de la psychiatrie de secteur devait nous informer sur l'ensemble juridico-politique proposé depuis une dizaine d'années pour encadrer la pratique publique, ensemble que nous avons nommé contractuel pour deux raisons : parce qu’il encadre une relation médicale entendue comme contrat, parce qu’il incite la psychiatrie publique à s'insérer dans un réseau sociétal contractuel. Cette résistance, enracinée dans la rationalité d'un savoir habitué à déborder son objet spécifique (la maladie mentale) nous a révélé les caractéristiques de ce droit, parce qu'elle enjoignait d'interroger des phénomènes d’ineffectivité et d'inefficacité des règles. Trois qualités de l'édifice juridico-politique actuel ont ainsi été mises en évidence : sa justification, son critère d'application, résidant dans la notion de danger social et sa forme procédurale, nécessitant l'étude des contraintes objectives qui lui donnent un contenu.

Enfin, il s'agissait pour nous d'éprouver les formes actuelles de la tension identitaire de la psychiatrie de secteur. Nous avons donc montré en quoi la conception officielle de la qualité des soins, véhiculée dans un dispositif d'évaluation particulier, tendant à nier la dimension politico-historique d'une culture psychiatrique spécifique, était à l'origine d'une critique bureaucratique virulente. Les praticiens résistent notamment à ce qu'ils considèrent comme une objectivation du fait psychique, en proposant d'autres critères d'évaluation que ceux imposés par le politique. En outre, c'est aussi pour répondre à ce qui pourrait ressembler à une objectivation sociale de la souffrance psychique, que la psychiatrie de secteur cherche à maintenir une éthique, face à l'évolution des populations qu'elle doit prendre en charge, dans un contexte de décloisonnement des champs sanitaires et sociaux. Et comme à l'occasion d'autres événements passés, l'ambivalence de la résistance psychiatrique se manifeste par un tiraillement des professionnels entre leur fonction sociale et leur mission soignante. Les tiraillements actuels, loin de paralyser les praticiens, produisent une nouvelle théorie de la pratique témoignant d'une culture vivante.