Quelques réponses à nos questions

Interpellée par le tiraillement de psychiatres appartenant au monde public face à qui leur est proposé actuellement pour encadrer leur pratique, nous avons tenté une sociologie qui s'intéresse à un groupe professionnel en cherchant à comprendre comment son savoir se sentait impliqué, débattu ou contesté, mis en demeure de se renouveler par des réformes ou des propositions formulées au niveau politique.

Notre problématique s'énonçait ainsi : en quoi le rapport entre le droit et la psychiatrie permet-il d’interroger un modèle d’action publique? Nous voulions interroger la folie comme problème culturel à travers la confrontation entre l’exigence institutionnelle de juridicité formulée par la psychiatrie publique depuis l’après-guerre et l’édifice juridico-politique actuel. Plusieurs résultats peuvent être synthétisés ici. Nous présenterons d'abord ceux qui concernent l'idée de culture professionnelle et ensuite ceux qui touchent à l'idée de droit.

L’existence d’une culture professionnelle est moins issue d'une technique que d'une éthique. Pour les praticiens du secteur, cette culture est centrée sur une exigence spécifique : celle d’un droit commun pour le malade et son psychiatre, droit commun générant son propre milieu, le secteur. Au service de cette exigence, tout un "bricolage de références théoriques " est mobilisé. La vivacité de cette culture réside moins dans l'invocation des auteurs de l'histoire psychiatrique publique que dans la recherche d'une théorie de la pratique qui ne sacrifie pas les valeurs d'une éthique commune. C'est en utilisant toujours des ressources telles que la psychanalyse, la psychothérapie institutionnelle ou la phénoménologie, que la psychiatrie de secteur tente de réactualiser la pensée désaliéniste des pionniers du secteur. La recherche de "nouveaux outils conceptuels pour approfondir la psychiatrie de secteur"1861 maintient vivante une culture. Sans rentrer dans trop de technicité, on a pu comprendre que les propositions émanant de la psychiatrie de secteur sont une occasion pour les praticiens de faire l'épistémologie de leurs propres connaissances, en cherchant le lien entre ce qui est de l'ordre de la contingence (le social) et ce qui est de l'ordre du structurel (l'économie psychique et ses lois). Parler de mutation identitaire pose dès lors une ambiguïté : une identité professionnelle nouvelle se manifeste-t-elle dans des pratiques inédites au service d'une conception identique ou désigne-telle un changement des principes commandant ces pratiques?

Dans notre travail, nous avons ainsi saisi la rupture identitaire élaborée entre les années 1940 et les années 1960. Aujourd'hui, nous ne pouvons parler de mutation identitaire de la psychiatrie de secteur au simple motif que les pratiques évoluent. Ainsi, les façons de soigner que nous avons décrites à la fin de notre livre II indiquent plus les moyens de réactualisation d'une culture plus ancienne qu'un reniement de la doctrine de secteur.

Dès lors, il existe une filiation identitaire entre plusieurs générations de psychiatres soucieux de maintenir la possibilité d’une histoire qui ne serait pas la simple histoire d’un savoir, en inventant précisément les conditions d'une juridicité adaptée à la nouvelle donne sociale. On comprendra ainsi l'appel du psychiatre Jean Furtos, qui, constatant le désespoir des soignants, les enjoint à "accepter l’idée de la mort de la Psychiatrie pour la maintenir vivante car "oublier la possibilité de la mort… c’est rester au niveau de mécanismes réactionnels"1862.

Ensuite, une culture professionnelle est travaillée par des contradictions qui ne signifient nullement son manque d'unité. Ainsi, c'est parce qu'il y a un espace commun de débat, où l'on éprouve de telles contradictions, que l'on peut parler de culture d'un segment professionnel, au sens visé par Anselm Strauss1863. La revendication, par les praticiens eux-mêmes, d’une spécificité de l’activité psychiatrique nécessitant un contexte despécifié des soins a souvent généré un malaise chez les professionnels. Ainsi, nous avons vu que depuis plusieurs décennies, l’hétéronomie de la psychiatrie publique par rapport à d’autres champs non médicaux, et notamment celui de l'assistance sociale produit toujours le même type de controverse et révèle les ambiguïtés de la fonction sociale de la psychiatre de secteur. En effet, que l'on se trouve en présence d'une loi de 1975 sur le handicap ou dans le contexte actuel d'un décloisonnement institutionnel entre les champs du soin et de l'assistance, les enjeux sont identiques pour notre groupe professionnel : préserver à l'endroit du malade une intention médicale de guérison, prévenir les effets des statuts figeant son état, conserver un discours débordant le lieu spécifique de la psychiatrie pour s’adresser à une société et au politique. Le niveau de discours, qu'il soit ordinaire ou de représentation, indique moins une différence de nature que de degré de la contestation issue d'une culture professionnelle commune. L'existence de niveaux différents du discours ne fait que traduire le processus dynamique de constitution d'un pouvoir social produisant le sens commun des psychiatres de service public par sa "capacité de faire exister à l’état explicite, de publier, de rendre public, c’est-à-dire objectivé, visible, discible, voire officiel, ce qui, faute d’avoir accédé à l’existence objective et collective, restait à l’état d’expérience individuelle ou sérielle"1864. La production d’une identité psychiatrique d’abord, puis d’une identité psychiatrique de secteur s’est effectuée dans et par les syndicats de psychiatres, mais pas seulement : de nombreux autres actes en effet manifestent l'unité des revendications (pétitions, appels, états généraux…).

Mettre un dispositif juridico-politique à l'épreuve d'une culture professionnelle fut également riche d'enseignements. Nous nous demandions s'il fallait conclure que le droit était un pur reflet du social. Certes, si l'on désigne par droit la production d'un corpus de textes, on peut y voir les signes d'une évolution sociale : celui de l'abandon d'un modèle paternaliste de la relation médicale, celui aussi de la politisation d'une souffrance jusque-là privée (la souffrance psychique), celui encore d'une médicalisation de problèmes sociaux ou de délinquance, etc. De là à interpréter le droit comme une pure continuation du social, loin s'en faut : si nous regardons le droit tel qu'il fonctionne, si le droit devait traduire une demande sociale, dont la psychiatrie de secteur est un acteur parmi d'autres, on ne saurait conclure comme on l'a fait parfois à la résistance des pratiques. Cette résistance, outre qu'elle signale peut-être le déficit démocratique de l'élaboration du droit, révèle certes que le droit n'est pas un reflet, mais plus encore qu'il véhicule des valeurs pouvant rentrer en contradiction avec celles des lieux auxquels il s'adresse. L'examen du degré d'intégration de la règle aux usages sociaux l'a bien montré : le droit échoue quand il est l'instrument d'une politique pratiquant l'amnésie des valeurs spécifiques des cultures auxquelles il s'adresse. Est-ce à dire que le droit devrait répondre à la demande sociale telle qu'elle est formulée? Certes non, puisqu'une culture professionnelle est d'après nous bien plus qu'une somme d'opinions.

Une autre question travaillait notre étude. Il s'agissait d'interroger la force productrice du droit. En la matière, nous avons conclu à plus d'un effet spécifique à l'énonciation formelle de la règle. La généralisation des procédures d'hospitalisation sans consentement en urgence est un exemple des effets de l’injonction juridique, l'extension de compétence du psychiatre de secteur ou la transformation du contenu du dossier médical en est un autre. Plus généralement, les incidences de la loi renvoient à sa nature actuelle. Ainsi, la politique de réseaux prend la forme d'une incitation inscrite dans la législation ; nous avons là une situation particulièrement frappante de ce que décrit Jacques Lagroye : "la dimension symbolique prévaut sur l'organisation des moyens d'action"1865. La précarité des réseaux en atteste. Jacques Lagroye indique en outre que "gouverner par contrat "est devenu une injonction générale, évacuant la question de la justesse et de la validité d'une telle démarche, justifiée par une double critique, celle de la bureaucratie, et celle "des impasses de l'universalité des règles législatives et réglementaires"1866. Il s'avère ici troublant de constater que la psychiatrie de secteur fonde justement son rejet de la procédure d'évaluation proposée par les pouvoirs publics sur les dérives bureaucratiques d'un dispositif postulant l'universalité des pratiques soignantes. L'instrument du PMSI, qui définit des obligations d'information et de communication de certaines données précises sur les patients, est bien rejeté au motif qu'il "structure l'espace public en imposant des catégorisations et en créant le préformatage de débats qui sont souvent difficiles à mettre en discussion"1867.

Nous avions situé la véritable juridicité, dans l’implicite du droit, dans l’idéalité politique qui relie les règles entre elles. Par l'étude du rapport entre des règles et leur lieu d'application singulier, la psychiatrie publique, il s'agissait bien de saisir la norme comme signification d'une proposition indiquant un modèle de conduite. Les remarques de Jacques Lagroye, mais aussi les travaux de Lise Demailly confortent l'idée que notre questionnement peut valoir pour d'autres lieux d'interrogation que celui de la psychiatrie publique.

Notes
1861.

Guy Baillon, "Revisitons les outils de soin du secteur, L'information psychiatrique, volume 79, n°2, février 2003, p. 130.

1862.

Ibid, p. 26.

1863.

En effet, Anselm Strauss considère les professions comme "formant un amalgame flou de segments en cours d’évolution". D’après lui, l’émergence de segments acquièrt un sens nouveau quand on les considère comme des mouvements sociaux à l’intérieur d’une profession. Opter pour une telle perspective implique dès lors d’étudier plusieurs aspects : la situation de travail et le contexte institutionnel, le déroulement des carrières, la formation, le recrutement, les images publiques, les relations avec d’autres professions, les phénomènes de leadership (Anselm Strauss, "La dynamique des professions", in La trame de la négociation, op. cit., pp. 85-86). La reconstruction de l’identité psychiatrique de secteur que nous avons opérée aborde quasiment toutes ces dimensions.

1864.

Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001, p. 303. "ce n’est pas un hasard si katégoresthai signifie accuser publiquement" Pierre Bourdieu pense à toutes les stratégies symboliques par lesquelles les agents visent à imposer leur vision des divisions du monde social et de leur position dans ce monde peuvent se situer entre deux extrêmes : l’insulte et la nomination officielle ; la nomination officielle, acte d’imposition symbolique, a pour elle toute la force du collectif parce qu’elle est opérée par un mandataire de l’Etat détenteur du monopole de la violence symbolique légitime. Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir op. cit., p. 304 et p. 307.

1865.

Jacques Lagroye, "Gouverner par les instruments. Ou comment instrumentaliser l'action publique?", in Jacques Lagroye (dir), La politisation, Paris, Belin, Coll. Socio-histoire, 2003, p. 398.

1866.

Ibid, p. 399.

1867.

Ibid, p. 401.