INTRODUCTION ET DEFINITION DU SUJET DE RECHERCHE 

Chapitre 1 : Présentation, objectifs et généralités :

Figure 1. Photo aérienne de Beyrouth Source : www.solidere-online.com
‘« Du dialogue entre Socrate et le sophiste Protagoras : ’

‘La discussion porte, entre autres, sur le fait de savoir si la politique suppose des connaissances spéciales. Protagoras défend cette idée. Socrate distingue, quant à lui, des activités comme l’architecture, la construction navale de celles qui renvoient aux affaires publiques. Il déclare alors :’

‘Pour les premières, on fait venir des professionnels et si quelque autre se mêle de donner des conseils sans être du métier, si beau, si riche, si noble qu’il soit, il n’en reçoit pas pour cela meilleur accueil, au contraire, on le raille et on le siffle…jusqu’à ce qu’il se retire lui-même sous les huées ou que les archers l’enlèvent et l’entraînent sur l’ordre des prytanes : voilà comme les Athéniens se comportent dans ce qui leur paraît toucher au métier. Si au contraire, il faut délibérer sur le gouvernement de la Cité, chacun se lève pour donner des avis, charpentier, forgeron, cordonnier, marchand, amateur, riche ou pauvre, noble ou roturier indifféremment, et personne ne leur reproche comme aux précédents de venir donner des conseils alors qu’ils n’ont étudié nulle part et n’ont été à l’école d’aucun maître… ’ ‘»’ 1

Dans leur ouvrage intitulé « La citoyenneté dans tous ses états, de l’immigration à la nouvelle citoyenneté »2, les auteurs introduisent ce paragraphe comme préface, comme s’ils voulaient dire que le citoyen, l’assise de l’Etat, n’est autre que ce « public » assez diversifié, assez large, qui regroupe « tout le monde », quels que soient ses compétences, ses références ou ses idéologies, et que ce « public » a été depuis longtemps, l’Acteur majeur, à la limite « l’Acteur-Décideur » même, de toute politique qui pourra concerner sa ville ou bien sa commune.

Un public qui regroupe à la fois le simple travailleur (charpentier, forgeron…), « l’animateur », « le spécialiste », le riche et le pauvre, pour contribuer à l’élaboration d’une politique commune, voire une culture commune : en un mot, une politique de « participation » qui émerge du peuple, du public.

Depuis quelques années, et je parle ici du 20ème siècle, on a assisté au déclin de ce public, voire à sa mort, où il a été jugé incompétent, face aux « professionnels », alors que la question impliquait un travail, voire une « Affaire publique » et non pas une « activité professionnelle ».

L’urbanisme, ce mot qui résume à mon avis cette « Affaire publique » en tous ses états a été longtemps « squatté » par ces spécialistes – malheureusement, par les architectes en premier lieu, et dont je fais partie – et personne n’osait leur donner des conseils, ou bien personne ne pouvait se reconnaître entre le prince et l’architecte.

Or vers la fin des années 70, ce public a connu une renaissance aussi importante, pour dire non à ces spécialistes, pour dire non à cet état de dysfonctionnement, pour reprendre ses compétences, pour participer de nouveau à la politique de sa ville, à « l’Affaire publique ».

On ne peut plus parler ainsi de politique publique sans « le public », sans le reconnaître en premier lieu, et le faire participer comme élément majeur et pertinent, et on a assisté à un déplacement du « gouvernement » vers la « gouvernance » :

‘« L’extrême fragmentation sociale, économique et politique de l’espace urbain et l’affaiblissement des solidarités soulèvent donc des enjeux de gouvernabilité que les divers acteurs sectoriels ou territoriaux impliqués cherchent à résoudre par le biais de mécanismes de gouvernance territoriale, plutôt que par la construction de gouvernements urbains forts. »3

Or parler de politique publique, et parler de public, c’est encore et évidemment parler de l’espace public, espace du public, espace de tout le monde : il était normal ainsi, et naturel de voir ce dernier émerger de nouveau comme concept pertinent dans cette renaissance urbaine, alors que des chercheurs parlaient de son déclin pour désigner paradoxalement, il me semble, sa renaissance. « En fait, l’originalité et le paradoxe de ce concept c’est d’avoir été en partie conçu pour dénoncer sa propre dégradation, voire son déclin et sa mort. En effet c’est R.Sennet qui dénonce la mort de l’espace public en 1974 aux Etats-Unis. Il voyait dans l’urbanisme fonctionnaliste et l’architecture moderne une sorte d’aboutissement du processus de dégradation de l’espace public ».4

Public, espace public et politique publique : trois concepts présents depuis longtemps, renaissent de nouveau, lors d’une maturation culturelle et opérationnelle, pour désigner depuis la fin des années 70 une nouvelle compréhension, voire une nouvelle culture de l’urbanisme, de cette « Affaire publique » :

une nouvelle culture devenue mature avec la naissance d’un concept-clé, un concept devenu aujourd’hui plein de symboles et de signes, un concept qui articule en lui tous ces « sous-concepts revitalisés », un concept qui a remplacé même le mot urbanisme, pour désigner aujourd’hui cette « Affaire publique », affaire du public, de tout le monde : ce concept n’est que le projet urbain.

Or articuler ces trois mots-clés aujourd’hui ne peut nous mener qu’à une seule vérité, « l’Affaire publique », une réalité caractérisée par son ouverture, par sa redéfinition permanente, voire même sa renaissance continue, par son caractère indéfini, car on ne peut guère emprisonner le public dans des définitions statiques et stables, voire figées : c’est l’ambiguïté de cette « Affaire publique » qu’est le projet urbain : un concept ouvert, jamais défini, qui se construit chaque fois qu’il y a de nouvelles idées, de nouvelles interventions, de nouvelles participations : une ambiguïté qui ressemble à mon avis à ce renouvellement des saisons, qui se renouvellent chaque fois par leur nouveauté, voire par leur beauté et pourquoi pas leur brutalité.

Ce renouvellement de saisons, connu par ses grandes lignes, par ses grands tracés, et tissé par ces articulations des jours, que sont les heures du minuit, porte chaque fois des nouveautés et des spécificités selon le temps, l’espace et la région, et pourquoi pas le hasard, « même si rien n’est fruit du hasard », n’est autre que le renouvellement urbain que nous vivions depuis quelques années en Occident, avec ce nouveau langage de « tisser la ville » en ses détails et spécificités. Ce renouvellement urbain n’est autre que le « Projet urbain » : fort et déterminant par ses grands objectifs et humble et malléable quand il s’agit de tisser les détails selon le contexte et les spécificités locales.

D’autre part, et depuis quelques années, plusieurs chercheurs ont essayé de comprendre les essences et les caractéristiques de cette renaissance urbaine, des auteurs appartenants à de différentes disciplines, voire des architectes, des ingénieurs, des urbanistes, des sociologues, des politologues, des historiens…chacun partant de sa discipline en tentant de justifier un concept ou un autre, se regroupant parfois avec d’autres disciplines à la recherche d’un travail multidsciplinaire qui ne pourra renforcer la recherche ; car aucune discipline, n’a pu – et les recherches en prouvent – expliquer ou définir ces concepts sans avoir recours à d’autres compétences qui la manque, et on est même toujours dans la même ambiguïté des concepts…

En commençant par Habermas (J.), Sennet (R.), Joseph (I.), Tomas (F.), Chanial (P.), Bassand (M.), Pinon (P.), Billiard (I.), Toussaint (J.Y.), Zimmerman (M.), Ingallina (P.), Bourdon (D.), Sauvage (A.), Masboungi (A.)…et la liste est longue, pour expliquer l’espace public, le projet urbain, la gouvernance… Selon ces auteurs, ces concepts semblent ambigus, pleins de sens et de significations, jamais figés et jamais définis, mais en construction continue, et dont chacun ajoute une caractéristique, chaque fois qu’il traite un thème ou un autre.

D’où l’importance de mon travail, qui contribue, je l’espère, à comprendre ces caractéristiques construites d’une recherche à une autre, et d’en ajouter voire de construire d’autres caractéristiques, loin de définir ces concepts ou de les figer dans des cadres limités.

En Occident, les espaces publics semblent occuper une grande partie des projets urbains : utilisés comme un des principaux leviers dans les stratégies urbaines, ils contribuent parfois à afficher l’identité d’un quartier ou d’une ville : ceci suscite une interrogation approfondie sur l’efficacité et le rôle de ce levier dans la construction d’une identité ou d’une image voulues.

Cette recherche porte sur les états des espaces publics en général, et à Beyrouth en particulier. Elle vise à comprendre dans quelle mesure peut-on parler de public, d’espace public et de politique publique, voire même de projet urbain dans le contexte spécifique de Beyrouth, à travers trois grands objectifs :

Expliquer, décrire et mesurer les différentes pratiques des espaces publics beyrouthins, dans le but de comprendre leur état actuel.

Situer les nouvelles orientations, stratégies et politiques d’espaces publics face au processus de la modernisation.

Analyser les différents enjeux présents entre production d’espaces publics et pratiques sociales, en particulier le rôle des beyrouthins dans la création des espaces publics.

Le discours officiel semble aujourd’hui tourner autour de la nécessité pour la ville de Beyrouth, sortant de vingt ans de guerre, de concevoir un développement cherchant à améliorer l’intégration de son territoire et de sa société.

Cette situation s’affiche depuis plus de dix ans par un discours politique et public appelant un travail sur l’intégration des espaces et des communautés, pour parvenir à un espace considéré dans sa totalité comme ouvert et accessible à tous : c’est-à-dire comme un espace public intégrateur et partagé.

D’où l’intérêt et l’importance de ce travail qui tente enrichir le débat sur le rôle de l’espace public dans la cohésion socio-économique du pays.

En effet, avant la guerre, Beyrouth regroupait quelques espaces publics qui semblaient privilégier d’une manière ou d’une autre le contact entre les différentes communautés : le centre-ville et le quartier Hamra furent ainsi, et pour quelques décennies, le support d’une construction souhaitée d’une vraie citadinité beyrouthine…

‘« Le centre-ville de Beyrouth était, avant la guerre de 1975, l’espace de rencontres de tous les libanais quelles que soient leur origine, leur confession ou leur classe sociale, parce qu’il représentait le centre névralgique de l’économie libanaise »5

Pendant la guerre, la ville s’est divisée en 2 parties, et a perdu ses espaces publics. Ces destructions ont fait émerger des espaces de ségrégation, des espaces communautaires, avec une seule référence, voire un seul référentiel : la confession :

‘« La destruction des espaces publics de la ville a été un des premiers effets de la guerre. De théâtres de la guerre, ces espaces en ont constitué des enjeux, puis des objectifs. Le centre-ville a été détruit comme symbole d’une co-existence communautaire désormais interdite… Ce n’est plus l’accès aux espaces publics mais leur contrôle qu’est devenu un enjeu politique primordial. »6

Après la guerre, on sent l’émergence de nouveaux ou anciens espaces qui peuvent être nommés publics surtout après le lancement de la ville dans un projet plein d’enjeux et d’ambiguïtés…En effet, Beyrouth est un théâtre de reconstruction et de réconciliation – à vérifier – depuis plus de dix ans. On peut observer dans cette ville l’émergence d’une nouvelle appartenance nationale, à travers les nouvelles pratiques sociales et l’émergence de nouveaux types d’espaces publics, la plupart à caractère de consommation.

‘« Des anciens souks d’avant guerre, aux jardins publics de Beyrouth, aux corniches, et aujourd’hui aux nouvelles centralités commerciales, plusieurs espaces esquissent l’espace public beyrouthin. Au centre-ville, on perçoit fortement une politique d’aménagement d’espaces publics, comme les places et les jardins publics, où il y a un vrai travail qui s’est mis en route »7.’

Reste à vérifier dans quels objectifs sont aménagés la plupart de ces espaces et pour quel public, surtout que les voix ne cessent de s’élever depuis le début de ce grand chantier, des voix qui proclament la réappropriation de la ville par la ville, par le public, par le citoyen, et non pas une simple « image » de qualité (à vérifier) à des objectifs économiques privés.

Ces espaces dits publics ouvrent sur des questions assez larges, en ce qu’elles présentent comme ambiguïté et écart avec la notion théorique d’un espace public, surtout qu’ils touchent parfois dans la pratique l’espace communautaire.

Ainsi, ces premières observations nous mènent à trois pistes d’interrogation, traitées plus ou moins dans mon mémoire de DEA8, et qui nécessitent à cause de leurs pertinences d’être approfondies, voire construites avec de nouvelles visions :

Dans quelle mesure peut-on parler d’espaces publics, dans une ville qui souffre, semble-t-il, d’absence de citoyenneté ? Que représente la ville de Beyrouth pour ses habitants et usagers ? Choisissent-ils de se rencontrer, ou bien sont-ils forcément condamnés dans des lieux correspondant à des fonctions économiques, ou services officiels… ?

Vu les nouvelles politiques d’aménagement d’espaces publics, ne constatons-nous pas l’émergence de nouveaux lieux dits publics, qui intéressent tout le monde sans aucune exclusion ? Voit-on un vrai choix de s’ouvrir et de se réconcilier, en observant les nouvelles pratiques sociales de ses nouveaux espaces ? Est-ce le processus de modernisation qui a bouleversé ces pratiques sociales, les oriente vers d’autres préoccupations ? Observe-t-on ainsi une certaine recomposition des espaces publics et de leurs pratiques liées aux évolutions sociales et urbaines ?

Peut-on dire que les espaces publics d’avant guerre ne reviendront jamais et que les nouveaux lieux ne sont pas aménagés pour les gens, pour une vraie intégration ou bien qu’ils ont perdu toute spécificité locale pour un simple copiage sous le prétexte de la modernisation ?

En effet, ces différentes questions sont toujours ouvertes et forment l’assise d’un long débat politique et intellectuel amorcé depuis la fin de la guerre libanaise.

Ainsi, après avoir reposé ces trois pistes de questions, nous essayerons dans ce qui suit, de construire la problématique de la recherche, voire la construction théorique et opérationnelle de ces questions, en articulant à la fois les trois concepts déjà évoqués, je veux dire « le public », « l’espace public » et « les politiques publiques » en ce qu’ils offrent comme synthèse et éléments majeurs de cette nouvelle culture, que représente le projet urbain, tout en interrogeant les articulations possibles à travers des questions dynamiques, qui dépassent la simple interrogation statique de chaque concept.

Notes
1.

PLATON, « œuvres Complètes », Paris, Garnier, 1955, tome2, Protagoras, 319c, 319d, p.26.

2.

BOUAMAMA S., CORDEIRO A., ROUX M., « La citoyenneté dans tous ses états, de l’immigration à la nouvelle citoyenneté », éditions l’Harmattan, Paris, 1992.

3.

LERESCHE J.PH., « Les villes Suisses à l’épreuve de la pauvreté », Les Annales de la recherche urbaine n° 80-81, p.101-107

4.

TOMAS F. (dir.), « Espaces publics, architecture et urbanité, de part et d’autre de l’Atlantique », Publications de l’université de Saint-Etienne, Saint-Etienne, 2001, p.14.

5.

BEYHUM N., SALAM A., TABET J. (sous la dir.), « Beyrouth : Construire l’avenir, reconstruire le passé ? », Dossiers de « l’urban research Institute, édités avec le support de la Ford Foundation, Beyrouth, 1995, p.43.

6.

BEYHUM N. (sous la dir.), « Reconstruire Beyrouth : les paris sur le possible », Etudes sur le Monde Arabe , N°5, Maison de l’Orient Méditerranéen, Lyon, 1991, p.18.

7.

SALAMON J., « Beyrouth, à la recherche d’un espace public », mémoire de DEA en Urbanisme, préparé sous la direction de Mr le professeur Marc BONNEVILLE et madame la professeur Noha GHOSSEINI, Université Libanaise, Beyrouth, 2001.

8.

SALAMON J., op.cit.