Section 3 :
Entre « politiques publiques » et « Public », de nouveaux rapports qui émergent : Médiation et Participation 

Le rapport entre public et politique publique en occident semble être divisé en deux courants, voire deux approches différentes :

La première, récente et démocratique, celle de la participation, est répandue dans les pays anglo-saxons sous le nom du community planning et dans les pays occidentaux notamment en France sous l’approche du projet urbain  : dans cette approche, l’intérêt public doit être construit de bas en haut avec les gens.

‘« Le projet de ville renvoie à l’image identitaire ainsi qu’à la participation des citoyens et des acteurs économiques, culturels, sociaux et politiques, à un processus mobilisateur de promotion de stratégies collectives qui s’appuie sur un système de valeurs favorables à l’adaptation et à l’innovation créatrice »50

La deuxième approche, ancienne et imposante, est celle du courant Moderniste, où le l’urbanisme reste le travail de professionnels, des urbanistes et architectes en premier lieu. Dans ce courant , l’intérêt public est décidé de haut en bas, pour les gens et non par les gens.

‘«’ ‘ Faire participer le public, c’est comme acheter un chien et aboyer à sa place ’ ‘»’ ‘ 51 ’ : en Irlande, les planificateurs sont réticents devant la participation du public, car ils ont eux-mêmes le sentiment de représenter « l’intérêt public ».

Ces deux méthodes contradictoires, toujours présentes d’une manière ou d’une autre en Occident ou ailleurs, semblent définir de manières différentes le rôle de la médiation dans le travail urbain.

Mais avant tout qu’est-ce qu’une médiation ? Qu’est-ce qu’un médiateur ?

D’après A.Gramsci52, ‘«’ ‘ chaque groupe social, crée en même temps que lui, organiquement, une ou plusieurs couches d’intellectuels, qui lui donnent son homogénéité et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine politique et social. ’ ‘»’

D’après P.Muller53, les médiateurs combinent deux dimensions, intellectuelle et du pouvoir, et se divisent en trois types : les professionnels, les managers et les élus. Mais où sont les habitants ? !

Pour continuer, toujours d’après P.Muller et B.Jobert54, ‘«’ ‘ les Médiateurs sont les acteurs centraux des politiques : ils élaborent le référentiel des politiques publiques : ils décodent le rapport Global/Sectoriel pour le recoder : ils transforment la réalité en un programme d’action politique cohérent. Au-delà des débats techniques, leur rôle consiste à élaborer un nouveau projet ’ ‘socioculturel : modifier et légitimer une nouvelle hiérarchie des normes politiques souvent existantes…le rôle des médiateurs consiste à inventer les termes dans lesquels se pense et agit la société. ’ ‘»’

Le concept de médiation a bien évolué ces dernières années dans l’élaboration et l’application des politiques publiques en terme d’aménagement urbain, et on peut dire qu’il signifie en Occident la notion de participation bien développée avec celle de projet urbain depuis la fin des années 70 ; qu’il soit de quartier, de ville ou d’agglomération, le projet marque un retour vers le local et donne à la possibilité de s’exprimer par rapport aux décisions qui jusqu’alors avaient été plus ou moins imposées.

‘« La ville en projet va au-delà de la création d’un organisme urbain nouveau. Son but est d’essences d’abord symbolique. La ville en projet a pour objet premier de donner ou redonner un sens à la collectivité sociale, quelque soit son extension qui manquait de cohésion. Projetant une image politiquement efficace, le projet de ville, en redonnant une raison d’espoir doit créer une dynamique collective suffisante pour remettre en marche le moteur social grippé par la crise ».55

Ainsi, en France, plusieurs villes essaient depuis quelques années d’introduire cette approche de participation dans leurs politiques et grands projets : ceci dit, on sent parfois un grand écart entre la méthode annoncée dans les discours et politiques officielles, et les pratiques réelles de ces intentions…Au cours de cette « participation », où se place la ville de Beyrouth ? Comment se fait son aménagement et dans quelle mesure peut-on parler de « participation » dans le processus de reconstruction de la ville en particulier de son centre et de ses espaces publics ?

En analysant les trois plans de reconstruction établis pour la ville de Beyrouth, respectivement en 1977, 86, et 91, N.Beyhum56 constate qu’il y a un problème d’intégration de l’urbanistique dans le politique et le social en prenant en compte l’histoire :

‘«  Des trois plans, on sent l’évolution d’un détachement des fonctions sociologiques, intégratrices, d’espace public du centre. Si le premier se contente de faire l’impasse sur la question, le second accepte implicitement des centres communautaires jouant d’une certaine exclusion, et le dernier promeut celle-ci au niveau de principe. Or pour que le centre soit public, il faut qu’il soit le centre d’une société en train de se recomposer et non pas toujours éclatée en territoires. Le meilleur des plans ne peut avoir d’effets sur la société s’il se présente comme un produit fini. Mais il ne faut pas oublier aussi qu’aucun plan d’urbanisme ne peut donner à une société la centralité et les espaces publics si elle-même ne veut pas se transformer. »’

Ceci nous mène à poser quelques questions à l’égard du projet en cours au centre de la ville de Beyrouth : le projet répond-il à des nécessités techniques ou économiques ? S’agit-il avant tout d’attirer des capitaux ? Un certain nombre de projets apparaissent, en effet, destinés à capter l’intérêt des investisseurs internationaux et, de ce fait, n’ont pas grand chose à voir avec la population qui n’est pas consultée ?

En effet, un débat local est ouvert depuis le début des travaux : deux thèses sont ouvertes à cet égard :

La première thèse regroupe la plupart des chercheurs et professionnels libanais qui regrettent l’absence du public dans les choix des politiques publiques, en particulier pour l’aménagement des espaces publics de la ville.

Selon cette thèse, sans une vraie participation des beyrouthins, il n’y aura jamais des espaces publics beyrouthins.

Selon N.Beyhum, sans une vraie concertation avec la population, avec le public beyrouthin, il n’y aurait jamais des espaces publics qui pourront correspondre aux pratiques et besoins sociaux locaux :

‘« Sans consultation, sans débats publics, sans une écoute des responsables envers les populations, il ne sera pas possible de faire avancer les projets de reconstruction et l’on ira tout droit vers l’effritement. Si la guerre a été une destruction des espaces publics de la ville, ce qui définissait cette ville, la reconstruction ne peut se réaliser en niant le public. Il faut intégrer une politique de la communication à toute planification de la reconstruction. »57

Pour N.Beyhum et toujours selon cette première thèse, la reconstruction du centre-ville en général et d’un vrai espace public en particulier ne peut se faire que si le citadin accède à la citoyenneté, à la modernisation des pratiques sociales et à la démocratie politique : l’espace public comme débat public national.

‘« Une nouvelle culture de la reconstruction est nécessaire, celle du débat public et de l’appel à l’opinion publique, de l’espoir en un avenir commun et une gestion structurante de l’altérité, de la participation populaire, fut-elle apparemment sources de retards pour l’ingénieur, en fait véritable source de la dynamique de ma progression pour le citoyen. La réussite du débat sur la reconstruction ne concerne pas seulement le cadre du bâti mais l’ensemble de la vie sociale. Elle ne se restreint pas à la ville mais s’étend à l’ensemble du pays. Elle ne concerne pas une période mais l’ensemble des dures années à venir. »58

Selon M.F. Davie, l’Etat a fait une large erreur en confiant le centre-ville à des privés, tout en occultant un volet principal : le citoyen, le beyrouthin, et sa place dans le projet de reconstruction.

‘« Le sort de Beyrouth et des beyrouthins, le moteur économique du pays , est entre des mains extérieures : rentiers de l’économie de guerre, féodaux de la montagne, seigneurs de la guerre, intermédiaires du capital régional ou international…Le beyrouthin, sans droits, ne peut alors avoir de responsabilités. C’est éjecter hors du système le principal intéressé. »59

Dans cette thèse, Beyrouth n’aura pas de vrais espaces publics puisqu’ils sont créés pour le tourisme international et non pas pour les pratiques locales ; et tant que le public n’est pas engagé dans l’élaboration de ses espaces publics, il n’y aura jamais un seul espace public beyrouthin, mais des espaces publics de qualité, excluant une grande partie des gens.

Quant à la deuxième thèse, elle regroupe comme d’habitude, la plupart des chercheurs et professionnels qui ont travaillé avec ou pour Solidere, en plus des acteurs officiels et publics :

Dans cette thèse, le choix d’une société privée était le bon choix à l’époque où le pays venait de sortir de 15 années de guerre, où ni l’Etat, ni la municipalité n’avaient les moyens techniques ou financiers.

Alors parler de participation et de concertation à cette époque n’était pas évident…

‘« La reconstruction du centre-ville de Beyrouth ne pouvait pas être faite dans un temps court ni par un Etat structurellement faible et dépourvu des moyens pour faire face à tous les besoins de la reconstruction, ni par une collectivité territoriale anémiée.
La solution adoptée par les autorités publiques libanaises repose d’une part sur le montage et le contrôle d’une société foncière privée au statut très large et d’autre part sur un plan directeur et un plan de détail à la fois strictes et souples. »60

Toujours selon cette thèse, il fallait décider pour le public et pour la ville dans une courte durée : ainsi, une fois aménagés, les espaces publics seront appropriés par le public beyrouthin.

Devant ces deux thèses contradictoires, il serait intéressant de voir dans quelle mesure peut-on parler de plusieurs types de production des espaces publics :

‘« In order to understand this social production we examine public space from a threefold perspective : (a) as it is physically designed and built by privately or publicy commissioned architects, planners, and developers ; (b) as it is regulated by public authority ; and (c) as it is lived and experienced by groups and individuals…» 61

Or devant ces différentes lectures, peut-on parler aujourd’hui de deux visions divergentes de l’espace public à Beyrouth ? Une première, celle des aménageurs, des concepteurs et des politiciens d’un côté, et une deuxième, celle des usagers, des citoyens, des habitants et leurs façons d’approprier l’espace public et de le créer, d’un autre côté ? A Beyrouth, quel est le degré d’adhésion des différents groupes sociaux aux projets d’aménagement d’espaces publics, selon quels critères ? Certains de ces projets, dont les représentations sont inappropriables pour certaines couches de la population, ne risquent-ils pas de produire ou de renforcer certaines dualités intra-urbaines ?

D’où les deux questions suivantes qui semblent pertinentes à interroger dans le contexte actuel de Beyrouth, afin de comprendre en plus le projet de ville, celui de Beyrouth, et par suite ses espaces publics :

Question n° 5  : S’agit-il seulement de modifier l’image de la ville en crise en se bornant à jouer de la forme en utilisant le dessin, ou bien se donne-t-on comme objectif principal de faire participer les habitants au projet en souhaitant parvenir à dégager un dessein voire un destin ? Le projet serait-il un moyen de masquer l’absence de projet de société ?

Question N° 6 : Quel est le rapport entre conception/production publique de l’espace public ( et ses fonctionnalités supposées ) et les pratiques sociales et représentations qui se mettent en place dans les espaces publics ?

Notes
50.

DANGOISSE A, « les audits préparatoires, in projet de ville et projet d’entreprise », Paris, LGDJ, 1993, p.6

51.

MC GWICK P., « perspectives on the nature and role of urban planning in Dublin », unpublished PhD. Thesis, Department of Geography, Trinity college, University of Dublin, 1991.

52.

GRAMSCI A., « les intellectuels et l’organisation de la culture in Gramsci » dans le texte (textes choisis), ed.sociales 1977 p.597.

53.

MULLER P., « les politiques publiques », Paris, ed. Que sais-je 1990

54.

JOBERT B., MULLER P., « l’Etat en action – politiques publiques », Puf, Paris, 1987.

55.

GUICHARD F., « Villes en projet, projets de villes : essai de stratification, ou les Ages de Babel », in CHARRIĖ J.-P. ( sous la dir.), « Villes en projet(s) », Actes du colloque de 1995, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Centre d’Etudes des Espaces Urbains (CESURB) Histoire et Géographie – université Michel De Montaigne – Bordeaux 3, Talence, 1995, p.169.

56.

BEYHUM N., « petit manuel de la reconstruction de Beyrouth », in « Beyrouth, regards croisés », collection ville du monde arabe, volume n°2, Tours, 1997, p.253-272

57.

BEYHUM N. (sous la dir.), « Reconstruire Beyrouth : les paris sur le possible », Etudes sur le Monde Arabe », N°5, Maison de l’Orient méditerranéen, Lyon, 1991, p.58.

58.

BEYHUM N., SALAM A., TABET J. (sous la dir.), « Beyrouth : Construire l’avenir, reconstruire le passé ? », Dossiers de « l’urban research Institute, édités avec le support de la Ford Foundation, Beyrouth, 1995, p.15.

59.

DAVIE M. F., « Beyrouth : Quelle ville pour quel citoyen ? » Institut du Monde Arabe, Paris, Séance du 19 mai 1994, « la reconstruction de Beyrouth », p.5.

60.

MICHEAU M., « La reconstruction du centre-ville de Beyrouth, originalité et enjeux d’un processus », Institut d’Etudes Politiques de Paris, 1995, Paris.,p.8.

61.

RIANO Y., « Producing public space : symbols, regulations and social appropriations », in RIANO Y., WASTL-WALTER D., ZUMBUHL H., FORSCHMGSBERICHT L., 1999, Department of geography, university of Bern, Switzerland, P.7-9