PREMIERE PARTIE
LA RENAISSANCE DU PUBLIC A TRAVERS LE PROJET URBAIN ?

Conceptualisation du problème de recherche et cadre théorique 

Après avoir établi les questions et les hypothèses de recherche, il serait pertinent dans un premier temps de comprendre l’essence et l’usage des principaux concepts interrogés dans cette thèse, voire leur émergence en Occident :

Le concept d’espace public par exemple est défini par les chercheurs occidentaux selon différentes lectures, privilégiant une dimension sur une autre ; l’élaboration des politiques publiques a bien évolué en Occident depuis quelques décennies, surtout après la décentralisation ; la notion de public dans les politiques et projets urbains est présente par exemple dans la plupart des discours officiels et scientifiques…

Pour cela, il semble nécessaire de comprendre tous ces concepts dans un premier temps, avant de les interroger dans le cas oriental, en particulier dans le cas de Beyrouth.

Mais avant de clarifier ces différents concepts, nous présenterons rapidement l’évolution des pratiques de l’urbanisme en Occident, et qui a largement affecté l’usage des ces concepts.

‘« Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les lieux libres) et circuler »65

Quatre mots, désignant quatre types de fonctions résument toute une approche, toute une pratique qui a bien synthétisé l’urbanisme pendant les années d’après guerre en occident, et qui a influé sur plusieurs autres pays. Un urbanisme qui puise ses essences de la Charte d’Athènes66 et qui se résume par un mot-clé : « l’urbanisme fonctionnaliste ».

Dans cette logique fonctionnaliste, l’homme doit s’adapter à la ville, dessinée et réalisée par des « professionnels », au lieu qu’elle soit le reflet de son mode de vie et de ses besoins ; loin d’être actif, l’homme, le « public »,est réduit à des « besoins établis d’en haut » qui devront être traités par des normes et des lois, voire par une vision « scientifique »« savante »…

Ainsi, résumer le public à des critères quantitatives, physiques, et d’ordre physique en des normes et des lois, voire en des plans figés, serait la finalité de cet urbanisme des années 50-60 qui aura comme premier outil les plans :

‘« les plans détermineront la structure de chacun des secteurs attribués aux quatre fonctions clefs et ils fixeront leur emplacement respectifs dans l’ensemble »67

En France, et dès les années 50, et pour gérer la crise de logement, l’Etat va utiliser l’urbanisme fonctionnaliste pour définir des normes d’équipements, pour répondre aux besoins urgents, ce qui va contribuer à l’homogénéité et à la normalisation de l’urbanisme, se référant toujours aux principes de la Charte d’Athènes.68 ‘«’ ‘ les années 50-60 sont largement marquées par une rationalisation des procédures de l’aménagement urbain, la production d’un urbanisme de masse de type fonctionnaliste et la production des normes pour la conception des espaces urbains. ’ ‘»’ 69

Ainsi, pour moderniser le pays, l’appareil technocratique de l’Etat, voire les ingénieurs en premier lieu, responsables de l’urbanisme, auront recourt à la rationalisation, résumant ainsi l’urbanisme par des normes et des lois, voire par une pratique réglementaire.70

Ainsi, et pour résumer cette phase, Betin Ch.71 parle de trois grandes tâches de cet urbanisme : la rationalisation des procédures de l’aménagement, la production d’un urbanisme de masse de type fonctionnaliste, et la production de normes. Après avoir défini ces besoins-urbains, l’espace sera divisé en zone correspondant chacune à une fonction définie : ‘«’ ‘ à chacun de ces ’ ‘«’ ‘ besoins ’ ‘»’ ‘ on définit une réponse ’ ‘«’ ‘ fonctionnelle ’ ‘»’ ‘ et l’espace est ’ ‘«’ ‘ zoné ’ ‘»’ ‘ pour servir de support à chacune de ces fonctions. ’ ‘»’ 72

Les politiques publiques sont conçues ainsi par l’Etat, à travers ses professionnels, de façon imposée, centralisée et rationnelle : quand aux outils ils se basent en premier lieu sur les lois et les normes qui se traduisent en des plans bien définis et bien dessinés, prétendant ainsi avoir résolus les besoins urbains des gens. Comme si, ils avaient le droit, même s’il maîtrisaient les besoins des gens de résoudre ceux de leurs enfants…loin de donner à l’histoire et au temps de dire leurs mots…

‘« la catastrophe pour un plan de ville, c’est de vouloir résoudre tous les problèmes exhaustivement dans le temps d’une génération et de ne pas donner le temps et l’espace aux générations futures. Le temps implique une promesse engageant plus d’une génération, plus d’une politique, plus que la politique, dans une durée dont l’hétérogénéité, voire la discontinuité, la non-totalisation doivent être acceptées comme la loi ».73

A noter que durant toute cette phase d’urbanisme fonctionnaliste, l’espace public n’existe pas en tant que concept, en dehors de l’espace libre, ou l’espace vert ou de circulation, ou bien, à la limite comme « le centre civique » évoqué au 7ème CIAM.

Or, vers la fin des années 70, l’Occident en général, et la France en particulier, va connaître un changement radical dans la pratique de l’urbanisme, influencée par l’expérience de Bologne vers des années 60, voire une nouvelle approche de reconquête de l’histoire, du public et des espaces publics…Cette période se caractérise ainsi par une grande réflexion sur l’avenir des villes, où le court terme remplacera le long terme…Il s’agit en effet de la maturation de quelques concepts-clés, comme l’espace public, la gouvernance, a participation, le patrimoine, des concepts qui convergent vers une nouvelle vision de l’urbanisme, vers le « projet urbain ».

« L’affaire publique », désignée jusque-là par le terme « urbanisme » sera désignée dorénavant par le terme « projet urbain », pour se différencier des trente glorieuses, de l’urbanisme fonctionnaliste, voire pour signifier toute une nouvelle culture qui s’oppose en son essence à l’urbanisme fonctionnaliste, à ses idées, et à sa vision de l’urbanisme.

comme si le terme même d’urbanisme devrait céder la place à un nouveau terme, après qu’il a été longtemps associé à cette pratique rationnelle et fonctionnelle des années 50 et 60. D’où l’importance du concept « projet urbain » qui désigne toute une nouvelle culture, une nouvelle vision, et de nouvelles approches envers la ville et son « public » !

‘« Si le mot urbanisme reste donc d’usage fort général et ambigu, c’est celui de projet urbain que bien des aménageurs lui ont préféré à partir de la fin des années 70, pour exprimer une pratique présentée comme une alternative à l’urbanisme fonctionnaliste de naguère ».74

La décentralisation, et les nouvelles compétences urbaines des collectivités locales ont bien renforcé cette nouvelle vision de la ville, où les idées ne sont plus pensées en haut et appliquées en bas, où les objectifs et les grands choix, voire les décisions ne sont plus pris au centre et appliqués localement…dans cette nouvelle approche, le court terme, l’angoisse du demain, esquisse bien le changement d’horizon, de long terme…dans cette nouvelle approche, on est amené à agir localement tout en pensant internationalement, à la fois demain et après demain…dans cette nouvelle approche, le multipilote remplace le pilote, les acteurs se multiplient regroupant à la fois et les habitants et les professionnels et les décideurs locaux…dans cette nouvelle approche la « transversalité » entre les différentes disciplines remplace la « sectorisation ». Dans cette nouvelle approche, on cherche à fixer les priorités, celles qui posent des problèmes, ou celles qui semblent porteurs de nouveau développement…dans cette nouvelle culture, l’histoire et le souci du contexte remplacent le bulldozer et la « table rase »…

Cette nouvelle culture, qui prend en compte le contexte local, le temps, le patrimoine, ne peut plus se figer dans des lois, dans des plans ou dans des réglementations définies à l’avance. Au contraire, son souci, est de maîtriser et de gérer la complexité de la ville tout en respectant l’histoire, le présent et le future : respectant l’histoire en valorisant le patrimoine, gérant le présent en se concertant avec tous les acteurs, et en premier lieu avec les habitants, et en regroupant toutes les disciplines pour pouvoir construire la ville ensemble, et respectant le futur en « tissant » la ville sur la ville tout en laissant une grande marge de manœuvre aux générations futures…

‘« En effet, les critères qualitatifs, soucieux du devenir social et économique des populations, sont plus subjectifs que les critères techniques d’ordre physique, quantitatif et fonctionnel, et donc plus complexes à traduire en normes »75

Dans cette nouvelle culture, la participation du « public » est une tâche majeure :

‘« Le projet urbain s’est présenté dès le départ comme l’expression d’une volonté politique de la société et non comme le produit d’une réflexion pseudo-scientifique ».76

Dans cette nouvelle culture, « l’affaire publique » se concrétise par une nouvelle vision des politiques publiques, où , les politiques ne deviennent publiques que par la participation du « public » : en un mot, c’est la gouvernance qui remplace le gouvernement, c’est le référentiel qui se tisse de jour en jour au lieu d’être imposé !

Dans cette culture nouvelle, l’espace public devient un atout important dans toute intervention, ou politique, ou projet urbain.

Ainsi, et depuis quelques années, le terme « projet urbain » est approprié par les scientifiques et les élus pour désigner cette nouvelle culture, qui signifie à la fois un nouveau regard envers « le public », « l’espace public », et « les politiques publiques », un regard qui ne peut se figer dans des définitions fermées voire bien définies, ce qui caractérise cette culture, le projet urbain :

‘« Ainsi, le contenu de cette notion est toujours resté un peu vague, laissant une bonne marge d’interprétation à ses utilisateurs ».77

Après avoir introduit ces trois concepts,- « le public », l’espace public », « les politiques publiques »-, en esquissant le changement de « référentiel » dans « l’affaire publique », il serait pertinent de comprendre en profondeur chacun de ces concepts : l’objectif de cette partie est de construire une culture pour la thèse, voire de définir un langage qui déchiffrera les rapports conceptuels entre ces différents concepts, des rapports qui tenteront d’expliquer ainsi cette « culture nouvelle ».

Notes
65.

LE CORBUSIER , « La charte d’Athènes », Paris, Minuit, 1957 réed. 1971, p.99, N77.

66.

En 1933 se tenait à Athènes une assemblée des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM). Les principes d’une Charte d’urbanisme furent alors établis.

67.

LE CORBUSIER , « La charte d’Athènes », Paris, Minuit, 1957 réed. 1971, p.110.

68.

DEHAM Ph., JULLIEN B., »Au détour des chemins de Grue », in Picon-Lefebvre Virginie (dir.), « les espaces publics modernes, situations et propositions », Le Moniteur, Paris, 1997.

69.

PICON-LEFEBVRE V. ( sous la dir. ), « Les espaces publics modernes », situations et propositions, Le Moniteur, Paris, 1997.

70.

TOUSSAINT J.-Y., ZIMMERMAN M., (sous la dir.), « Projet urbain : ménager les gens, aménager la ville », ed. Margada, 1998, p.13.

71.

BETIN Ch., « Espace (s) public (s) et recherche urbaine en France le contexte et les conséquences à Lyon », (cours donné à EU City CERVIA 1998) ? ENTPE/ laboratoire RIVES-UMR CNRS 5600.

72.

HAYOT A. »En finir avec le fonctionnalisme : les sciences sociales ; l’architecture et la ville », in INAMA, SHS-TEST,HVOT A., SAUVAGE A., « Le projet urbain : enjeux, expérimentations et professions », la Villette, 2000, p.14.

73.

DERRIDA J., « Prague, avenir d’une ville historique capitale », éditions de l’Aube, septembre 1992.

74.

TOMAS F., « Vers une nouvelle culture de l’aménagement des villes », in (43)- TOUSSAINT J.-Y., ZIMMERMAN M., (sous la dir.), « Projet urbain : ménager les gens, aménager la ville », ed. Margada, 1998, p.20.

75.

TRAPITZINE R., « Un projet urbain doit précéder le plan d’occupation des sols », in (Revue) Etudes Foncières, N°80, p.39-41, 01-09-1988, p.39.

76.

TOMAS F., « Projets urbain et projets de ville. La nouvelle culture a 20 ans », annales de la recherche urbaine 12/25, N°68-69, p.135-143, 1995, p.136.

77.

TOMAS F., « Projets urbain et projets de ville. La nouvelle culture a 20 ans », annales de la recherche urbaine 12/25, N°68-69, p.135-143, 1995, p.135.