2- « La mort de l’homme public », « l’observable », « le passant considérable » : Une deuxième lecture, celle des sociologues 

Avec R.Sennet, le concept semble avoir trouvé son vocable, « l’espace public », mais pour annoncer sa mort, malheureusement.

Dans son œuvre « the fall of the public man »118 , il constate le déclin et même la mort de l’espace public au bénéfice de l’espace privé, de la famille en analysant quelques villes (Paris, Londres ) au 18ème siècle en rendant l’urbanisme fonctionnaliste responsable de cet aboutissement négatif de l’espace public.119

Il constate ainsi que « l’homme en public » a changé de comportement, de jeux de rôles permettant s’exposer sa personnalité pour se replier su lui-même et sa sphère privée, tout en observant l’autre sans lui dévoiler ses références.

‘« Ainsi la visibilité sociale que caractérise Sennet par la formule «  on est ce qu’on paraît » détermine la nouvelle manière d’être en public qui se substitue à celle qui passait par des rites et des jeux de rôles, abolissant donc toute distance entre le paraître et l’être. L’observation silencieuse et passive devient la modalité privilégiée de l’être en public : Elle constitue à décrypter silencieusement les apparences des autres tout en leur livrant le moins possible de sa propre personnalité. »120

Après quelques années, il définit cet espace public par « la sensibilité à l’autre », en particulier à « l’étranger », au « différent », tout en se référent au domaine public grec qui se constitue par la conscience de ce dernier à un autre grec.121

Ainsi, pour lui, ce modèle d’Agora grec doit affecter notre vision dans ville. L’espace public sera ainsi ce lieu de rencontre avec l’autre.

‘« Ce n’est ni une communauté, ni le centre d’une communauté qui peuvent constituer le domaine public. C’est la frontière entre les communautés, c’est la limite à partir de laquelle la différence devient apparente qui constitue pour nous le site du public. C’est là que se développe la reconnaissance de l’autre, c’est là que peut s’éveiller la sensibilité à l’autre ».122

Pour I. Joseph, l’espace public c’est l’espace du « passant considérable » qui a repris les règles du jeu et se résume par l’espace du « respect des autres » voire la « conscience de l’autre ».

‘« Etre exposé ou observé, c’est prendre de poses : une pose c’est une forme d’attention coopérative par laquelle je reconnais que je suis observable pour autrui et pas seulement par autrui. »123

C’est à la fois un espace de sensibilité à la présence de l’autre et à la rencontre avec l’autre, et un espace destiné à une pluralité d’usages et de perspectives qui nécessitent de nouvelles compétences de l’homme en public ou du public.

‘« A partir de là, on considérera l’espace public comme un espace sensible, dans lequel évoluent des corps, visibles ou perceptibles, et comme un espace de compétences, c’est-à-dire de savoir détenus par des techniciens et des professionnels, mais aussi par des usagers ordinaires. »124

Enfin et comme Sennet, c’est l’espace des frontières, c’est l’espace de tout le monde, c’est l’espace de la tolérance et du brassage social.

‘« Un espace public est laïc dès lors qu’il tolère des usages distraits ou « absorbés », qu’il accepte que certains y dissimulent ce qu’ils font et où ils vont, alors que d’autres s’écartent du flot des passants pour bavarder ».125

L.Quéré continue toujours dans la même logique, et explique l’espace public par le fait de « l’observabilité ». Il se définit ainsi par son « public » qui dévoilent mutuellement leurs identités, leurs pratiques, leurs relations, voire leur références, tout ayant toujours conscience de l’autre, de sa présence, de son apparence et de la leur.

‘« Car en un sens plus fondamental, l’espace public est aussi le domaine où les êtres accèdent à leur individualité par un devenir-mutuellement-manifeste. Rendre observable ce n’est donc pas simplement dévoiler une réalité ou une entité préalablement déterminées, les faire venir à jour, mais les munir de leur individualité et de leur socialité dans un espace public et en fonction d’un espace public. L’apparaître médiatise ainsi l’individuation et la sociation des objets, des personnes, des actions ou des événements. Ce qui donne un statut constitutif à l’observabilité. »126

Ainsi, la lecture sociologique continue aujourd’hui à construire cette « conscience de l’autre » qui synthétise à mon avis une deuxième vision de l’espace public, une vision pleine d’enjeux et de complexité.

Notes
118.

SENNET R., « The fall of the public man », publié en 1974, aux Etats-Unis et traduit en français en 1979 par les éditions du Seuils sous le titre : Les tyrannies de l’intimité )

119.

TOMAS F., « L’espace public, un concept moribond ou en expansion ? » in Géocarrefour, vol 76, 2001.

120.

CHELKOFF G., « Le public et son espace : Comment s’entendent-ils ? », in Espaces et sociétés, N°62-63, « espace public et complexité sociale », Paris, 1991,p.185.

121.

SENNET R., « La conscience de l’œil », in ISAAC Joseph, « L’espace du public, les compétences du citadin » : (Actes du colloque d’Arc-et Senans du 8 au 10 novembre 1990, Paris, ) Ed. Plan Urbain, collection recherches, 1991,p.32.

122.

SENNET R., « La conscience de l’œil », in ISAAC Joseph, op.cit., 1991,p.34.

123.

ISAAC J., « L’espace du public, les compétences du citadin » : (Actes du colloque d’Arc-et Senans du 8 au 10 novembre 1990, Paris, ) Ed. Plan Urbain, collection recherches, 1991, P.30.

124.

ISAAC J., op.cit., 1991, P.28.

125.

ISAAC J., op.cit., 1991, P.29.

126.

QUERE L., « Qu’est-ce qu’un observable ? », in ISAAC Joseph, op.cit., 1991, P.40.