DEUXIEME PARTIE
BEYROUTH OU LE PARADOXE ENTRE REFERENTIEL HISTORIQUE ET REFERENTIEL IDEOLOGIQUE

Des Cités-Etats phéniciennes à l’Etat-Nation libanais, plusieurs civilisations ont écrit l’histoire du Liban et de son peuple laissant émerger derrière elles, tant de références et tant d’appartenances.

Des références phénicienne, romaine, byzantine, omeyade, abbasside, croisée, mamelouke, ottomane et occidentale, qui ne cessent de surgir chaque fois qu’on évoque la notion de « l’identité libanaise » : cette dernière a été définit récemment dans la nouvelle constitution de Taëf en 1990 comme « arabe d’identité et d’appartenance ».

‘« Loin de fournir aux consciences le ciment qui garantit l’unité du peuple, l’identité libanaise, dès qu’elle est évoquée, semble susciter l’esquisse d’une déchirure dans les consciences »197

Ainsi, et loin de parler d’une seule identité libanaise, on peut parler de plusieurs identités, chacune se référant à une époque historique, souvent mêlée avec des idéologies contradictoires. Une histoire d’un pays et d’une capitale souvent différente d’un groupe communautaire à l’autre ; ces plusieurs versions se traduisent ainsi par une citoyenneté en crise, pleine d’interprétations cruciales.198

A Beyrouth, ces référentiels nourris depuis plusieurs décennies se reflètent sur la constitution des espaces publics et sur leurs pratiques sociales :

A l’échelle du centre-ville, un projet de reconstruction est mis en œuvre depuis le début des années 90 : élaboré par une société privée, il vise à créer un centre économique à l’échelle du Moyen Orient ; ‘«’ ‘ une métropole qui se dotera de facteurs de forte différentiation, transformant ses atouts spécifiques en avantages concurrentiels sur les autres métropoles arabes’ ‘ 199 ’ ‘ ’ ‘»’ ‘.’

Ce projet a suscité plusieurs contestations200 ouvrant ainsi le débat sur la notion de patrimoine et de la manière dont il a été conçu et géré.201 Un patrimoine jugé « sélectif », « idéologique » et « politique » qui semble avoir occulté une grande parie de l’histoire contemporaine au profit de quelques vestiges archéologiques des époques antiques.

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‘« Composé de quelques objets symboliques d’un héritage tronqué et construit d’a priori historiques, le patrimoine fut, et il est toujours, un instrument propice à marquer des inégalités, plus qu’un legs appartenant au peuple tout entier. Privatisé, en quelque sorte, il a aussi permis de gommer, en toute légitimité, des pans entiers du passé, comme ce fut le cas pour le riche héritage ottoman. »202

Dans le cadre de ce projet, un plan de réaménagement des espaces publics a été élaboré : il vise de faire rejouer au centre son rôle attractif dans un contexte de forte concurrence entre les métropoles régionales.203 Ce plan a suscité des contestations comme quoi, il a occulté le volet social, visant ainsi une couche sociale plutôt aisée. Cependant, les espaces publics constituent un élément majeur et une innovation originale, contrairement à d’autres projets ou politiques à l’échelle de la ville ou de l’agglomération.

A l’échelle de la ville municipe, un plan a été élaboré récemment par un bureau privé pour le compte de la ville de Beyrouth : il vise à créer une trame verte dans 5 ans, un patrimoine « vert » détruit durant les années de guerre. Ce plan, et selon sa commande, ne parle pas d’espaces publics, ni de patrimoine architectural, urbain ou archéologique. Il vise à retisser la ville à travers les espaces verts. A cette échelle, peu de débats ont été ouverts, la plupart visant la relation avec le centre-ville.

Quant à l’échelle de l’agglomération, un schéma directeur a été élaboré en 1986 entre l’Institut d’urbanisme et d’aménagement de la région d’Ile de France et l’Etat libanais : il vise à penser la ville à une échelle globale, créant ainsi des centres secondaires et complémentaires à celui du centre ville de Beyrouth. Il vise à renforcer le rôle culturel de ce dernier au nom de la mémoire et de l’histoire. Il est devenu aujourd’hui un document de référence utilisé partiellement pour orienter quelques priorités d’aménagement. Quant à l’espace public, bien qu’il soit riche, il est traité d’une manière générale sans avoir un rôle majeur ou prioritaire 204 : des parcs urbains et suburbains à l’échelle de la ville et de son agglomération, des plages libérées, le bois des pins reboisé…

Pour plusieurs chercheurs, le référentiel d’aménagement des espaces publics à Beyrouth a été choisi par une partie restreinte d’acteurs, tenant ainsi à l’écart les premiers concernés, à savoir les Beyrouthins. Un référentiel jugé sélectif, favorisant une certaine image, une certaine identité, voire une partie de l’histoire et du patrimoine de la ville et de ses espaces publics sur une autre.

Le centre-ville de Beyrouth, en projet depuis quelques années témoigne de cette sélection qui a ouvert un débat dans le monde de la recherche et des professionnels de l’aménagement : un débat qui n’a pas dépassé le cadre « professionnel » pour pouvoir englober tous les acteurs locaux, à savoir les habitants, les institutions locales et les usagers de la ville.

Les responsables de ce projet parlent d’un gros travail pour dévoiler la richesse archéologique de façon à intégrer l’héritage culturel au processus de reconstruction ; d’ailleurs, et depuis le début des années 90, un grand chantier archéologique a été ouvert dans plusieurs sites du centre-ville associant la Direction Générale des Antiquités, l’Unesco, Solidere, l’université américaine de Beyrouth, l’université libanaise et des archéologues britanniques, allemands et français. Ces chantiers sont financés par Solidere, la société privée qui s’occupe de l’aménagement du centre-ville. Un parc archéologique est prévu dans le schéma directeur.

Sans vouloir ouvrir le débat sur la notion du « patrimoine », et qui nécessite à elle seule une thèse complète, il serait intéressant de dévoiler les couches historiques de la ville de Beyrouth si l’on veut mieux comprendre ses espaces publics : ces couches sont mobilisées dans le cadre du Schéma Directeur de Solidere et suscitent toujours un débat scientifique sur le patrimoine de la ville et de ses espaces publics.

A l’heure actuelle, deux phases historiques semblent représenter le patrimoine de la ville, à savoir l’époque romaine ( à travers les vestiges archéologiques intégrés dans des jardins publics ou parc archéologiques ) et celle du mandat français ( la place de l’Etoile ) ; quant aux autres époques, elles sont mobilisées ici et là à travers quelques éléments archéologiques, ou symboliques…

Cette partie a pour objectif de tracer l’héritage réel de la ville en partant des vestiges archéologiques et des monumentaux dévoilés et restaurés dans le centre-ville : une présentation qui nous semble très importante si l’on veut comprendre les enjeux des nouveaux espaces publics du centre ville. ‘«’ ‘ Surtout que les espaces publics sont considérés devenir les berceaux des découvertes archéologiques qui tracent l’histoire urbaine de Beyrouth. ’ ‘»’ ‘ 205

Parler de l’espace public Beyrouthin nécessite une interrogation approfondie de son histoire depuis la formation de la ville depuis 5000 ans.

Ainsi, évoquer son histoire récente depuis la ville arabo-ottomane en évitant d’aller plus loin, semble gommer toute une partie assez importante de son patrimoine et de son image qui ne cesse de se moderniser depuis sa naissance ; et en même temps, chercher ses références antiques en occultant son histoire et son cadre urbain contemporain semble être plutôt politique et idéologique que scientifique…

Devant cette histoire très mouvante, et avant de continuer notre recherche sur l’état actuel de ces différents vestiges ou monuments, quelques questions surgissent pour affirmer la pertinence de notre problématique :

Où en sommes-nous aujourd’hui face au processus de réconciliation ? Peut-on parler de reconstruction sans réconciliation, voire sans un vrai travail ou sans une vraie politique d’intégration ? Doit-on toujours se référer à l’occident ou aux pays arabes pour suivre la modernisation ? Où commence l’histoire du Liban pour chacun et pourquoi ? Quelle ville de Beyrouth veut-on reconstruire ? La ville phénicienne, romaine, byzantine, arabe, ottomane, celle du mandat français ou la capitale du Liban « libre, indépendant et souverain » ?

Travailler sur l’espace public beyrouthin ne peut pas se résumer uniquement à un travail technique et professionnel tout en gommant toutes ces questions qui semblent à mon avis résumer l’essence de l’enjeu libanais actuel... Pourquoi chacun se réfère-t-il à une époque de l’histoire ? Doit-on oublier toutes les époques et ne se référer qu’à la dernière, celle de l’indépendance en premier lieu, afin de former une nouvelle identité libanaise qui pourra intégrer toutes les références qui existent ? Quel référentiel a-t-on choisi pour la reconstruction, et pourquoi ? Dans quelle mesure peut-on revaloriser le patrimoine de la ville en favorisant une époque historique au détriment d’une autre ?

Afin d’amener des éléments de réponses et de réflexion à ces questions, et en partant de l’état actuel des vestiges et monuments historiques, quatre types d’époque seront présentées :

Les époques antiques ( phénicienne/perse, hellénistique, romaine et byzantine ) mobilisées à travers leurs vestiges archéologiques.

Les époques médiévales et arabo-ottomane peu mobilisées à travers quelques bâtiments monumentaux, à caractère plutôt politique ou religieux.

L’époque du Mandat français qui a été complètement conservé en tant qu’ensemble urbain avec ses espaces publics.

L’époque contemporaine, complètement rasée du centre-ville, jugée sans valeur patrimoniale.

Notes
197.

BEYDOUN A., « L’identité libanaise », in KIWAN F. (dir.), « Le Liban aujourd’hui », coédition CERMOC-CNRS, Paris, CNRS, 1994, p.13.

198.

AWADA-JALU S., « de l’usage de la mémoire dans la reconstruction », in AKL Z., DAVIE M.F., « questions sur le patrimoine architectural et urbain au Liban », ALBA, URBAMA, 1999, p.88.

199.

LEBAS Jean-Paul, « revitaliser le centre-ville de Beyrouth en intégrant la mémoire des lieux dans la reconstruction », in AKL Z., DAVIE M.F., « questions sur le patrimoine architectural et urbain au Liban », ALBA, URBAMA, 1999, p.213.

200.

des contestations émises par des profestionnels de l’aménagement ( Assem Salam, Jade Tabet, …) ou par des chercheurs ( Michael Davie, May Davie, Nabil Beyhum…) .

201.

AKL Z., DAVIE M.F., « questions sur le patrimoine architectural et urbain au Liban », op.cit., 1999.

202.

DAVIE M., « enjeux et identités dans la genèse du patrimoine libanais », in AKL Z., DAVIE M.F., « questions sur le patrimoine architectural et urbain au Liban », ALBA, URBAMA, 1999, p.67.

203.

GHOUSSAINY N., « espaces publics et patrimoine dans le projet de reconstruction du centre-ville de Beyrouth », in AKL Z., DAVIE M.F., « questions sur le patrimoine architectural et urbain au Liban », ALBA, URBAMA, 1999, p.96.

204.

Selon un entretien avec des responsables au Conseil de développement et de Reconstruction, les espaces publics ne rentrent pas dans les priorités actuelles de l’agglomérations : ces derniers sont plutôt dédiés aux infrastructures et aux grands équipements.

205.

GHOUSSAINY N., « espaces publics et patrimoine dans le projet de reconstruction du centre-ville de Beyrouth », in AKL Z., DAVIE M.F., « questions sur le patrimoine architectural et urbain au Liban », ALBA, URBAMA, 1999, p.97.