Chapitre 13 : Les espaces publics à Beyrouth, le paradoxe entre l’histoire et l’idéologie. Vers une quatrième synthèse

Figure 30. Proclamation du Grand Liban : 1920.
Figure 30. Proclamation du Grand Liban : 1920. Source : M. Davie

D’après cet aperçu historique rapide, quelques constats et interrogations semblent déjà émerger :

Les nouveaux espaces publics aménagés dans le centre-ville sont appelés pour accueillir et promouvoir une image culturelle recherchée de Beyrouth : cette image sera construite par des objets historiques archéologiques et monumentaux. Pour cela comprendre le sens de ces espaces publics ne peut pas se faire sans le travail de décodage des représentations recherchées ou suscitées par l’objet patrimonial qu’il regroupe. Ce dernier est sélectionné pour des raisons plutôt politiques et idéologiques que pour des raisons historiques et scientifiques.

‘« Il ressort alors que la notion de patrimoine semble répondre, au Liban, à deux utilisations. En premier lieu, elle est identifiée à des édifices ou à des sites antiques ; son exploitation suit une logique muséale. La deuxième exploite des éléments architecturaux ponctuels dans une logique de commercialisation : le pastiche du promoteur, maladroitement commercialisé, qui joue sur la nostalgie individuelle ou sur une demande du touriste en mal de dépaysement ». 258 ’ ‘’

Les nouveaux espaces publics aménagés dans le centre-ville sont appelés à retisser les liens sociaux entre toutes les communautés : un rôle d’intégration, voire de citoyenneté à retisser dans le nouveau cœur de la ville, souvent absent dans les autres parties de la ville. Pour cela comprendre le sens de l’espace public beyrouthin, c’est reconnaître qu’il a été toujours un espace spécifique différent des espaces publics des régions qui l’entouraient : ceci s’explique par le contexte spécifique du pays ; selon l’histoire récente de la ville, ces espaces publics différaient de ceux de la ville arabe même à l’époque arabo-ottomane ; contrairement à ces derniers, la ville de Beyrouth de cette époque regroupait des zones résidentiels dans sa partie « publique »; quant à la mixité entre chrétiens et musulmans, deux thèses sont ouvertes en terme d’histoire sociale : la première appuyée par May Davie qui parle d’une ville ne connaissant pas une grande ségrégation confessionnelle jusqu’en 1800 ; les chrétiens étant éparpillés à travers toute la ville. La deuxième appuyée par Sofia Saadeh, qui parle d’une ségrégation confessionnelle ancrée dans le système politique ottoman. Une thèse soutenu partiellement par Boutros Daou qui parle d’une minorité chrétienne « sous garde » et de deuxième degré. Ainsi, et contrairement à d’autres villes arabes de la même époque, le débat sur la mixité et sur la ségrégation confessionnelle n’est pas partagé et confirmé par tout le monde. Enfin, les espaces publics beyrouthins existaient à cette époque sous d’autres formes que les souks, comme les places publiques, les promenades à l’extérieur de la ville…

Devant cette histoire très mouvante, et avant de continuer notre recherche sur l’état actuel de ces différents vestiges ou monuments, quelques questions surgissent pour affirmer la pertinence de notre problématique :

Où en sommes-nous aujourd’hui face au processus de réconciliation ? Peut-on parler de reconstruction sans réconciliation, voire sans un vrai travail ou sans une vraie politique d’intégration ? Doit-on toujours se référer à l’occident ou aux pays arabes pour suivre la modernisation ? Où commence l’histoire du Liban pour chacun et pourquoi ? Quelle ville de Beyrouth veut-on reconstruire ? La ville phénicienne, romaine, byzantine, arabe, ottomane, celle du mandat français ou la capitale du Liban « libre, indépendant et souverain » ?

Travailler sur l’espace public beyrouthin ne peut pas se résumer uniquement à un travail technique et professionnel tout en gommant toutes ces questions qui semblent à mon avis résumer l’essence de l’enjeu libanais actuel... Pourquoi chacun se réfère-t-il à une époque de l’histoire ? Doit-on oublier toutes les époques et ne se référer qu’à la dernière, celle de l’indépendance en premier lieu, afin de former une nouvelle identité libanaise qui pourra intégrer toutes les références qui existent ? Quel référentiel a-t-on choisi pour la reconstruction, et pourquoi ? Dans quelle mesure peut-on revaloriser le patrimoine de la ville en favorisant une époque historique au détriment d’une autre ?

Ces deux constats montrent l’intérêt d’approfondir cette étude si l’on veut comprendre le sens des espaces publics de Beyrouth. Une étude des pratiques sociales suivie des référentiels mobilisés et de leurs outils de mise en œuvre nous apportera ainsi quelques éléments de réponses et de vérification à nos hypothèses et questions de recherche.

Notes
258.

DAVIE M.F., « le patrimoine architectural et urbain au Liban. Des pistes de recherche », in AKL Z., DAVIE M.F., « questions sur le patrimoine architectural et urbain au Liban », ALBA, URBAMA, 1999, p.25.