TROISIEME PARTIE 
BEYROUTH : LA RECONNAISSANCE DU PUBLIC 
entre spécificités locales et modernisation 

Une ville « en projet » à la recherche d’un nouveau référentiel 

Chapitre 14 : Les espaces publics beyrouthins. Enjeux et pratiques socio-politiques 

Figure 31. Place de l’Etoile, Beyrouth 2003.
Figure 31. Place de l’Etoile, Beyrouth 2003. Source : Christine KHOURY, Eté 2003.
‘« Comment vivre ensemble avec nos différences, à la fois libres et égaux, sans pour autant renoncer au partage de références communes » ?259 ’ ‘« Les logiques communautaires et individuelles ne sont pas exclusives les unes des autres, mais coexistent au Liban, bien que dans un rapport de tension. Et c’est l’Etat libanais et le système politique en vigueur qui, en accordant la prépondérance aux droits des communautés au détriment de ceux des individus, entrave l’épanouissement de la citoyenneté de ces derniers ».260

Est-ce toujours cette tension historique entre projet public et intérêts communautaires qui forme le régime politique et social au Liban ? Loin de prétendre analyser au fond ce dernier, cette partie est consacrée à déchiffrer voire à décoder le ou les référentiel(s) du public beyrouthin, afin de pouvoir répondre aux deux premières questions de notre problématique, qui interrogent la relation entre « le public beyrouthin » et son « espace public.

Cette partie tente aussi de vérifier la première hypothèse établie, et qui évoque le « vivre ensemble » face au « vivre en communautés » :

En effet, cette partie porte sur deux objectifs majeurs : le premier tente de déchiffrer en premier lieu l’assise et les références du public beyrouthin, et des différents rapports ou relations actuels entre les différents groupes qui le composent ; il tente aussi de déchiffrer les relations entre le public beyrouthin et l’Etat libanais, en interrogeant ainsi le régime politique du pays.

Quant à la deuxième partie, elle est consacrée aux différentes relations qui existent actuellement entre le public beyrouthin et son espace public ; à travers une étude des représentations, des symboles, des coutumes, nous évoquerons dans cette partie les pratiques sociales qui définissent les règles du jeu entre le public beyrouthin et son espace public.

Citoyenneté, citadinité, multiculturalisme, communautarisme politique…Toutes ces notions déjà évoquées et construites dans la deuxième partie de la thèse, sont analysées et reconstruites dans ce chapitre, en vue de la spécificité locale de Beyrouth.

Ainsi, et afin de comprendre les aspects socio-politiques des espaces publics à Beyrouth, nous avons mobilisé plusieurs types d’investigations et de communication ; en effet, chacun de ces types d’analyse apporte des éléments complémentaires pour l’autre : c’est ce que nous appelons dorénavant la « communication multidimensionnelle. Cette communication est divisée en deux grands types, à savoir la communication indirecte d’une part, et la communication directe d’autre part.

Figure 32. Méthode de travail
Figure 32. Méthode de travail Analyse des pratiques sociales des espaces publics à Beyrouth. Source : Joseph SALAMON, septembre 2003.

L’objectif de ce premier outil de travail de documentation est de profiter de l’étalement des informations dans le temps sur les différents enjeux des espaces publics beyrouthins, en se servant de la littérature locale et internationale d’une part et publique et scientifique d’autre part : le but de ce travail étant de restituer des éléments pertinents du savoir local.

Pour cela, nous avons travaillé sur les recherches, études et ouvrages locaux en premier lieu ; ensuite nous avons repéré plusieurs articles dans des revues et journaux locaux.

Ce travail qui a été largement accompli durant notre année de DEA fut complété durant notre première année de thèse tout en se basant sur la bibliothèque du Cermoc d’une part, et celles de l’université Lyon2( Gremmo, Institut d’Etudes Politiques, Institut d’Urbanisme, Sciences Humaines), et de l’Agence d’Urbanisme de Lyon d’autre part. Ce travail fut accompli en deux temps : un premier temps de collecte et de recueil d’informations à travers un repérage pointu sur le sujet ; un deuxième temps de décodage et de restitution des éléments pertinents.

Communication Indirecte à Double Sens : ( CIDS ) : le questionnaire

L’objectif de ce deuxième outil,- le questionnaire – est de quantifier des hypothèses et de restituer des typologies : pour cela, nous avons mené deux questionnaires différents dans le temps et dans le contenu :

Le premier questionnaire préparé durant notre travail de DEA visait deux objectifs : le premier objectif, c’est de voir comment les gens définissent l’espace public en premier lieu. En deuxième lieu, savoir quels types d’espaces publics fréquentent-ils le plus et pourquoi. Le deuxième objectif, c’est de mesurer l’importance des 4 dimensions (spatiale, sociale, politique et symbolique) de l’espace public sur les terrains : en disséquant chaque dimension en 3 ou 4 questions, nous avons voulu savoir l’avis des gens, selon leurs pratiques et mode de vie, pour voir s’il y a un écart entre le discours conceptuel et théorique et les pratiques réelles, en particulier à Beyrouth. Quant aux types de questions, nous avons laissé des questions ouvertes sans aucune réponse probable, pour avoir dans cette phase de ma recherche toutes idées possibles, sans avoir imposé des réponses au préalable tout en suivant un plan bien organisé des questions.

Dans notre travail, nous avons questionné 50 personnes, choisies arbitrairement dans 5 lieux différents : place de l’Etoile, place Sassine, le jardin des bains romains, la corniche de Beyrouth et le Souk de Bourj Hammoud. (avec quelques échantillons dans les autres lieux étudiés.) Bien que notre choix des études de cas a été arbitraire, nous avons bien respecté quelques critères pour avoir le plus d’opinions possibles qui pourront être explicatifs. En effet, nous avons enquêté 25 hommes et 25 femmes, divisés entre très jeunes, jeunes, matures et retraités, tout en essayant de cerner le plus possible des deux régions de Beyrouth Est et Ouest, voire Chrétiens et Musulmans. ( cette notion d’Est et Ouest est toujours présente dans la mémoire des gens, et même utilisée par eux durant mes enquêtes.) Ainsi, ce premier questionnaire nous a permis de comprendre les deux objectifs déjà cités et d’ouvrir à d’autres questions aussi pertinentes que celles du départ : ces nouvelles interrogations nécessitaient un deuxième travail de terrain : elles furent abordées dans un deuxième questionnaire, préparé et accompli durant notre première année de thèse.

Quant au deuxième questionnaire, il vise deux objectifs : le premier, c’est celui de connaître les relations qu’entretient le public beyrouthin avec ses espaces publics tout en interrogeant les caractéristiques de son identité ; le deuxième objectif est celui de tester la cohérence entre les attentes et pratiques du public d’une part et les politiques et projets d’aménagement d’espaces publics d’autre part.

Durant ce deuxième questionnaire, nous avons interrogé une centaine de personnes in situ, réparties sur une dizaine d’espaces publics : quant à la méthode d’échantillonnage, elle fut identique à celle du premier questionnaire, tout en essayant toujours d’assurer un certain équilibre entre les régions et les références confessionnelles.

Dans ce questionnaire, et contrairement au premier, nous avons procédé à travers des questions plutôt dirigées, laissant toujours une marge d’expression libre ; des questions avec plusieurs possibilités de réponses, ( issues de notre premier travail de terrain durant le DEA . Ce deuxième type nous a permis de mieux coder et de mieux analyser les réponses tout en assurant une possibilité d’inscrire leurs éléments qui ne figurent pas dans le questionnaire. (idées, questions, inquiétudes, propositions…)

Quant aux déroulement et résultats de ce questionnaire, et qui seront largement abordés plus tard, ils ont suscité quelques réactions d’une part, et constantes de réponses d’autre part :

En commençant par le déroulement général du questionnaire, il a été largement apprécié par ses questions « très directes » et jugées parfois « audacieuses » : quelques soient leurs références géographiques ou confessionnelles, la plupart des enquêtés ont coopéré avec une grande attention à nos questions tout en nous accordant un temps considérable, ne cachant pas de mentionner de temps à autre l’importance de notre sujet de recherche.

Cependant, notre questionnaire a été sévèrement critiqué par une partie des enquêtés: ce questionnaire a suscité de larges refus de cette catégorie formée en gros de jeunes étudiants « chrétiens et musulmans » de l’université Américaine de Beyrouth. Ces derniers sont allés même à nous juger comme fanatiques et confessionnels et ceci pour avoir mis le doigt sur les blessures ; pour eux, il ne faut plus parler ni de références géographiques, ni confessionnelles, même si elles existent toujours, comme si « nier les faits et pratiques quotidiennes » étaient beaucoup mieux apprécié que de les citer et d’essayer de comprendre les raisons qui les suscitent.

Une deuxième remarque a suscité notre attention durant notre analyse de ce deuxième questionnaire : la similitude des réponses chez la plupart des enquêtés envers la définition du public beyrouthin d’une part et des référentiels d’aménagement d’espaces publics jugés imposés et étranges par rapport à leurs pratiques d’autre part.

Enfin, une troisième remarque fut signalée : « le préjugé » : comme dans le premier questionnaire, la plupart des enquêtés ont jugé les espaces publics selon des représentations personnelles qu’ils ont hérité des années de guerre, sans même avoir eu la chance de les visiter : cette constante chez la plupart des enquêtés montre bien que malgré l’ouverture physique des espaces publics, leur accès est toujours bloqué par des barrières politiques, confessionnelles et sociales. Parallèlement au travail de diagnostic et de communication indirecte, et qui a ses atouts et ses inconvénients, nous l’avons complété par un travail d’investigation direct assez diversifié.

Communication Directe : CD.

Communication Directe à Sens Unique : ( CDSU )

L’objectif de cet outil de communication directe à sens unique est d’identifier ce qui se passe dans la réalité quotidienne, surtout que ce qui est écrit ou exprimé durant les entretiens ne correspond pas toujours à la réalité.

Pour cela, nous avons procédé à deux types de travail :

Le premier, celui d’une observation directe de plusieurs types d’espaces publics selon différentes temporalités ; le deuxième celui d’un travail de photographie récent qui synthétise les observations directes.

En effet, nous avons procédé durant notre travail de DEA à observer plusieurs types d’espaces publics classifiés sous 4 thèmes : les jardins publics, les places publiques, les corniches et les marinas, et enfin les surfaces de consommation ; durant cette année, nous avons mené une campagne d’observation des usages des espaces publics beyrouthins et ceci à différents moments de la semaine et de la journée.

Ce travail d’observation nous a permis d’affirmer quelques hypothèses de départ et de poser de nouvelles questions aussi importantes que celles du départ. Ces questions furent intégrées dans notre travail de thèse, interrogeant à la fois le sens et le référentiel du public et de ses différentes manières de vivre et de s’approprier l’espace public.

Afin de compléter ce travail, nous avons repris une deuxième campagne d’observations durant l’Eté 2002, à la fin de notre première année de thèse : cette campagne a duré 3 mois d’observation répartis à différents moments de la semaine et de la journée et dans plusieurs endroits de la capitale.

Ce travail d’observation nous a servi à mesurer à la fois des différences et des points communs dans plusieurs espaces publics de la ville.

Quant au reportage photographique, il fut un outil de mémoire afin de ne pas oublier aucun détail dans nos observations directes : il nous servit en plus à affirmer nos différentes observations et à leurs fournir des éléments d’appuis et d’argumentation.

Communication Directe à Double Sens : ( CDDS )

L’objectif de cet outil de communication directe à double sens est de comprendre et de compenser certains biais de l’observation menée sur le terrain.

Des entretiens avec une dizaine d’acteurs locaux nous ont permis d’échanger des éléments de compréhension et de réponses aux principales questions et interrogations de recherche d’une part, et sur les différents types d’usages issus de notre travail d’observation d’autre part.

Ces entretiens ont touché des fonctionnaires, des élus et des professionnels et chercheurs impliqués directement dans l’aménagement des espaces publics de la capitale :

1. la Municipalité de Beyrouth :

Lundi 15 Juillet 2002 : Madame Rola Ajouz, responsable du comité des espaces verts de la ville de Beyrouth et membre de son conseil municipal :

Entretien sur les politiques d’aménagement de la municipalité de Beyrouth et de ses principaux projets et partenariats ; information et documentation sur le rôle des beyrouthins et des associations et des organismes publics et privés et internationaux dans la favorisation des espaces verts et publics.

Vendredi 19 Juillet 2002 : Docteur Mohammad Kheir Kadi, membre du comité des espaces verts de Beyrouth et de son conseil municipal :

Entretien sur les politiques de la ville de Beyrouth, en particulier celles en rapport avec le plan vert .

2. La Direction Générale de l’Urbanisme : la DGU :

Lundi 29 Juillet 2002 : Monsieur Joseph Abdel Ahad, directeur général de l’urbanisme :

Entretien sur les compétences de la DGU. Entretien sur les politiques, les lois, les procédures et les moyens de la DGU pour favoriser l’aménagement d’espaces publics.

Mercredi 4 septembre 2002 : Mademoiselle Leila Bteddini, architecte urbaniste à la DGU :

Entretien sur les différentes lois en relation directe ou indirecte avec les espaces publics.

Le Conseil de Développement et de Reconstruction : CDR :

Mercredi 31 Juillet 2002 : Docteur Wafa Charafeddine, architecte docteur en urbanisme, responsable du service aménagement du CDR :

Entretien sur les politiques, compétences et projets du CDR . ensuite sur la place de l’espace public dans les différents projets, stratégies et politiques du CDR ; enfin sur les méthodes de travail, de partenariat et de gestion du CDR.

SOLIDERE :

Mercredi 20 février 2002 : Docteur Noha Ghossaini, architecte docteur en urbanisme, ex-responsable de l’aménagement des espaces publics et verts du projet de reconstruction du centre-ville :

Entretien sur les compétences de Solidere ; son schéma directeur ; sa politique envers les espaces publics ; son schéma d’espaces verts et publics.

Chercheurs et professionnels :

Mardi 19 Février 2002 : Monsieur Jad Tabet, architecte urbaniste :

Entretien sur les enjeux de la reconstruction en particulier sur les approches envers les espaces publics ; entretien sur l’histoire de Beyrouth.

Mardi 30 Juillet 2002 : Docteur Sofia Saadeh : docteur en sciences politiques, professeur à l’université américaine de Beyrouth, conseiller politique du vice-président du Premier ministre.

Entretien sur les enjeux socio-politiques et culturels de la société libanaise et beyrouthine, et sur l’histoire de la ville de Beyrouth, et de l’évolution du régime politique.

Jeudi 8 Aout 2002 : Père John Donohue, professeur jésuite responsable du centre de recherche sociale et politique de l’Université Saint Joseph (faculté des sciences humaines ) : le centre CEMAM :

Entretien sur les différents enjeux socio-politiques de la ville de Beyrouth et du Liban en général, et sur les approches sociales envers la réconciliation et les nouveaux espaces publics.

Samedi 7 Septembre 2002 : Professeur May Davie, professeur en histoire, enseignante au département d’urbanisme de l’académie libanaise des beaux arts, ALBA :

Entretien sur l’histoire socio-politique de la ville de Beyrouth, sur l’histoire des espaces publics à Beyrouth et les principaux enjeux actuels des nouvelles politiques envers les espaces publics.

Quant aux formes de ces entretiens, elles étaient plutôt semi-structurées, semi-directives : une méthode de communication flexible se basant à la fois sur des réponses ( car nous avons déjà des projets et des politiques et des études en cours ) et sur des informations (car nous partons sur des questions toujours pertinentes et ouvertes ).

Ces entretiens se sont déroulés à travers des questions ouvertes mais structurées et des réponses libres.

A cette liste d’entretiens s’ajoute une dizaine d’entretiens informels avec d’autres acteurs, en particulier du ministère des affaires municipales, des sociétés Elyssar, Idal et Linord et qui ont préféré rester inconnus pour des raisons politico-professionnelles.

Parallèlement à ce travail d’entretiens, nous avons mené durant l’été 2002 et sur différents lieux publics un travail « d’expériences personnelles » :

La méthode consistait de demander à une vingtaine de personnes de passer ( séparément ) un certain temps dans un espace public qu’ils fréquentent rarement ou jamais à cause d’une certaine représentation ou préjugé hérités des années de guerre ; ensuite on leur demandait de nous expliquer la différence avec « leur » espace public quotidien d’une part, et de leurs représentations personnelles d’autre part : l’objectif étant de faire un premier pas avec des personnes qui n’ont jamais visité quelques lieux publics pour des raisons confessionnelles ou socio-politiques : la difficulté était de convaincre ces gens - choisis durant nos enquêtes de terrain – de nous accompagner dans les espaces publics jugés « espaces des autres » ou espaces communautaires.

Une fois sélectionnées pour leurs préjugés, on demandait à ses personnes de nous indiquer un espace public de la capitale qu’ils n’ont jamais visité et qui représente pour eux un espace fermé non accessible ou porteur de représentations communautaires et confessionnelles les empêchant à les fréquenter.

Ensuite on accompagnait ces personnes dans ces espaces et on discutait sur place de leurs sentiments, préjugés et argumentations : ces dialogues ouverts sur des expériences personnelles ont largement alimenté notre étude sociale bien que la plupart s’attachaient durant ces expériences à expliquer les pratiques des « autres » dans l’espace public selon leurs préjugés…

Notes
259.

FRED C., op.cit., France, 2000, p.12.

260.

SALAM N., « Individu et citoyen au Liban » in KIWAN Fadia (dir.), « Le Liban aujourd’hui », coédition CERMOC-CNRS, Paris, CNRS, 1994, p.150.