Section 1 :
« Le public-citoyen Libanais » : entre citoyenneté et multiculturalisme . Une notion en reconstruction continue depuis sa naissance ?

D’après l’histoire contemporaine de la ville de Beyrouth et du Liban, le public « citoyen » Libanais est né en 1920 avec la naissance du Grand Liban, ou plus nettement avec la naissance de la république libanaise, indépendante depuis 1943.

En effet, cette naissance a été complètement artificielle selon une grande partie de la population, et selon plusieurs chercheurs, dans la mesure où elle n’était pas une fusion naturelle de plusieurs sociétés sur un seul territoire et pour un seul futur…

Avant ces dates, on pourrait parler de « citadin beyrouthin », composé de plusieurs communautés confessionnelles et professionnelles.261

Ces différentes communautés tissaient des liens entre elles, à la fois économiques et sociaux, tout en appropriant les mêmes espaces, malgré quelques petites agglomérations confessionnelles. Ce mode de vie « en commun » se résumait alors par le principe de complémentarité de chaque communauté pour l’autre ; mais ce mode de vie citadine qui définissait le mode de gestion de la ville était loin d’être inclus dans une « citoyenneté » bien définie, excluant ainsi l’essence de la dimension politique.

On pourrait parler peut être d’une identité d’appartenance à la ville ou à ses différentes communautés, mais l’identité de référence semblait être cachée ou au moins privée…

Ceci s’explique par la reconquête continue de cette ville depuis plusieurs siècles et plusieurs époques : phénicienne, romaine, byzantine, arabe, ottomane, et celle du Mandat français…Ces plusieurs changements de références politiques ont affecté sur les références de leurs habitants.

Avec la constitution du « Grand Liban » en 1920, le mode d’organisation communautaire, naturel dans l’autonomie ottomane, devint petit à petit vide de ses sens, avec la création de nouveaux centres de pouvoir administratifs extérieurs à ces communautés : la création de l’Etat Libanais ajoutera à ces nouveaux centres de pouvoir la compétence politique, en lui donnant cette fois-ci une identité de référence qui devrait être commune à toute la population : l’identité de référence libanaise.

Dès lors, le citadin Beyrouthin, qui était lié et depuis plus de 400 ans à l’empire ottoman, sera déclaré citoyen libanais !

Ainsi, et depuis 1943, l’Etat Libanais, qui se voulait démocratique et moderne, ne fut qu’un produit hybride du régime confessionnel du « Moutassarifiyat » du « Mont Liban » d’une part, et du régime démocratique de la résistance française de l’autre part…262

Alors que chacun de ces deux régimes avait son histoire et ses argumentations qui lui donnaient sa légitimité, la constitution de 1943 était vraiment paradoxale pour ne pas dire artificielle : pour les uns, elle privilégiait les Maronites en transportant leur régime de « Moutassarifiyat », alors que pour ces derniers elle était l’issue normale et naturelle de la fin de la « ville arabo-ottomane », pour reprendre la ville « perdue », voire la ville phénicienne, ou la ville des émirs Libanais…

Cet Etat à régime  « paradoxal » a connu une grande guerre civile appuyée par des enjeux extérieurs, car il n’a pas pu construire ce vrai « public citoyen Libanais », malgré la grande démarche qui a commencé à Beyrouth de former une identité nationale, voire un « public citoyen » à Beyrouth.

‘« Beyrouth est devenue la ville de tous les Libanais en imposant à chacun d’entre eux un « cachet de libanité » par delà de la diversité de leurs origines régionales et communautaires…L’appartenance à la ville, doublée par l’anonymat citadin, préfigurait déjà le sentiment de la citoyenneté »263

En effet, la classe moyenne déjà évoquée, et qui a émergé durant les années 50-60 a vécu cette « citoyenneté » à travers les espaces publics de la ville, en créant un nouveau mode de plutôt homogène avec la constitution de 1943 et qui admet l’égalité entre tous les Libanais.

S.Saadeh explique bien dans l’un de ses articles264 comment cette classe moyenne a pu créer dans ses pratiques, l’espace public « d’en bas », celui des pratiques sociales, ou même celui de la socialisation et du mélange intercommunautaire. Durant cette époque, chacun a essayé de sortir de la tutelle politico-sociale de sa communauté pour ne se référer qu’à sa nouvelle identité de référence, l’identité libanaise.

A cette époque, l’espace public immatériel commença à émerger : il se concrétisait par le centre-ville de Beyrouth et par le quartier Hamra, où « l’individu » libanais commença à voir le jour : cet « individu Libanais » a voulu être autonome, tout en ayant ses droits et devoirs légaux et égaux : il s’est battu pour devenir « ce qu’il fait » et non plus ce « qu’il est », surtout que la nouvelle constitution s’attachait bien à cette dernière bien qu’elle réclamait la première…

Jusqu’à cette phase, la « personne » libanaise régnait sur « l’individu » libanais qui commençait à voir le jour ; surtout que les libanais, comme la plupart des orientaux sont attachés aux dimensions affectives et sensuelles, voire à toutes sortes de relations sociales. Cette personne habituée à vivre dans des communautés depuis des siècles, tout en attachant à ses valeurs, croyances et symboles, - et qui d’ailleurs définissaient à la fois son histoire, son présent et son futur – voyait dans l’individualisation et dans la collectivité « rationnelle » à la fois une menace contre son existence d’une part, et un fait étrange et artificiel pour ne pas dire négatif de l’autre part.

Avec la guerre libanaise, le régime politique est devenu prisonnier des milices : « l’individu en construction » et l’espace public furent les premiers martyrs…

La communauté est devenue très confessionnelle, excluant toute autre personne qui lui est étrangère : cet individu en « formation » commença à alimenter ses références par des époques historiques bien précises, et dans la plupart du temps déformées pour exclure l’autre : des références qui concevaient la vie de chaque communauté séparée de l’autre sur un territoire autonome. Ainsi, ces nouveaux phénomènes de modernisation qui semblaient toucher les Libanais durant cette phase seront complètement détruits par la guerre :

‘« Avant l’entrée à la guerre, la majeure partie des Libanais croyait en la modernisation…La guerre civile n’avait pas seulement enrayé le processus de modernisation, elle avait également conduit les autorités à remettre en question le processus dans son principe même… »265

Dans ce qui suit, nous essayerons de lire « l’identité libanaise » actuelle, et ses différentes composantes sociales et politiques, au niveau du public et du régime politique.

Notes
261.

DAVIE M., « Beyrouth et ses faubourgs (1840-1940) : une intégration inachevée », les cahiers du Cermoc N°15, 1996.

262.

DAVIE M., « Beyrouth et ses faubourgs (1840-1940) : une intégration inachevée », les cahiers du Cermoc N°15, 1996.

263.

BEYDOUN A., « L’identité des Libanais », in KIWAN Fadia (op.cit.), Paris, CNRS, 1994.

264.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.

265.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.,p.74