1- Le Liban et le « communautarisme politique » : « citoyenneté et/ou multiculturalisme » ?

Avec les accords de Taëf de 1989, la guerre libanaise fut arrêtée, par l’appui des forces extérieures :

‘« Le but avoué des accords de Taëf, de la nouvelle Constitution, était de mettre un terme à la guerre que se livraient les sectes… »266

Une nouvelle constitution fut établie sur la base de la première, toujours impliquée par les rôles politiques des communautés confessionnelles :

‘« En particulier, les modifications constitutionnelles adoptées à Taëf ont confirmé le principe du communautarisme politique, n’en modifiant que les équilibres et les modalités »267

De plus une nouvelle identité fut attribuée à la république libanaise : « arabe d’identité et d’appartenance » ; alors que dans la première constitution il n’était « qu’avec un visage arabe ». Alors parler de nouveaux rapports politiques modernes instaurés dans cette constitution ne semble pas évident, surtout après plus de 12 ans de pratique.

‘« Le compromis réalisé par l’accord de Taëf, ne diffère pas de celui de 1943, du moins en ce qui concerne l’établissement du système politique libanais sur des fondements communautaires…La modification de la constitution par la loi n°18 du 21 septembre 1990 consacre l’existence et la reconnaissance des communautés religieuses en tant qu’entités socio-politiques et personnes morales de droit public. »268

Cette nouvelle constitution semble aussi paradoxale que la première : d’un côté, elle proclame l’égalité formelle juridique et politique des Libanais et parle d’une éventuelle élimination du communautarisme politique sans mentionner un temps fixe :

‘« Tous les Libanais sont égaux devant la loi. Ils jouissent également des droits civils et politiques et sont également assujettis aux charges et devoirs publics sans distinction aucune »269

Ils auront ainsi les mêmes droits et obligations dans le droit pénal et une partie du droit civil, alors que tout ce qui concerne le statut personnel sera livré aux communautés :

‘« En effet, en ce qui concerne l’égalité juridique, les Libanais jouiront dans l’ordre du droit pénal ainsi qu’en matière d’obligations et de biens, en droit civil, des même droits, sans discrimination résultant de leur appartenance religieuse ou de leur situation sociale. Mais au plan du statut personnel, la règle est tout autre chose. Elle se caractérise par la spécificité du statut personnel affecté à chaque libanais, en considération de la communauté à laquelle il appartient. C’est en cette matière que l’égalité devant la loi s’inverse, par l’effet du régime communautaire, en une diversification complexe, venant de l’appartenance à une communauté déterminée »270

Mais dans la pratique, l’individu libanais n’existe pas, puisqu’il n’est pas reconnu politiquement, ce qui entraîne sûrement l’inexistence d’un vrai public citoyen libanais…

‘« Les conséquences néfastes de la Constitution sur la vie des citoyens à Beyrouth sont multiples. En premier lieu, il n’y a pas de société civile, pour la bonne raison que le citoyen en tant que tel n’existe pas. N’existent qu’un citoyen chrétien, et un citoyen musulman. Aucun autre citoyen dont la foi ou la confession est différente n’a le droit d’être représenté au Parlement. En outre, les habitants de Beyrouth se répartissent pour les élections selon leur dénomination religieuse. »271

Pour les optimistes, en particulier les politiciens du régime actuel, cette constitution est bien jugée parce qu’elle a arrêté la guerre civile ( et pas résolu ) et parce qu’elle prétend ( mais n’affirme pas ) éliminer le communautarisme politique ; alors que pour d’autres groupes, en particuliers des chercheurs, des professionnels en sciences politiques, et pourquoi pas pour une grande partie de la population, cette constitution semble être un échec dans le domaine des libertés fondamentales des citoyens :

‘« La nouvelle Constitution a donné aux chefs religieux le droit d’interférer dans les affaires de l’Etat, notamment dans les trois domaines qui affectent directement la société et la vie du citoyen, à savoir :

a- les lois régissant le statut du citoyen, et plus particulièrement celles des relations au mariage, au divorce, à la garde des enfants et à la succession.

b- L’application sociale de normes en matière de religion et de comportement.

c- L’enseignement religieux au sein du système éducatif. »272

Quelques chercheurs parlent même de négation et d’impossibilité entre démocratie et société plurale ou pluralisme ethno-culturel qui doit être reconnu au Liban, en arrivant même à parler de « territorialisation des identités communautaires qui rendrait ensuite le fédéralisme plus facile à mettre en œuvre » :

‘« L’objectif de représentativité pluraliste prime celui d’intégration nationale »273

En effet, ce discours fut approprié par quelques milices pendant la guerre pour affirmer la territorialisation confessionnelle établie dans le pays, en particulier dans la capitale.

D’où quelques questions fondamentales : dans quelle mesure peut-on vivre ensemble, au pluriel, sous l’égide d’une nouvelle citoyenneté, vue que cette dernière n’est qu’un processus en reconstruction continue ? N’y a-t-il pas un compromis entre la « démocratie rationnelle » des pays occidentaux et le système multiculturel des pays anglo-saxons, voire de la territorialisation confessionnelle et le fédéralisme, autre que le consensus communautaire connu par le communautarisme politique ? Ne pouvons –nous pas vivre une pleine citoyenneté tout en respectant la liberté personnelle et les spécificités de chacun, voire de les accepter au premier lieu ? Doit-on parler de primauté et de concurrence entre « représentativité pluraliste »et « intégration nationale »  ou de complémentarité ?

Cette crise de système politique, dont tout le monde en parle, et qui continue à prendre place dans le discours socio-politique actuel du pays, fut et restera un des deux éléments fondamentaux de la crise civile libanaise ; la deuxième étant une crise de société !274

Peut-être faut-il oser parler de cette crise société qui touchait et qui continue à toucher la société civile libanaise : celle de construire une identité de référence…

‘« Sans nier que la sécurité physique des communautés ait été menacée à certaines phases de la guerre, les Libanais ont besoin prioritairement de jouir de la liberté de construire leurs identités ( éducation, culture, religion) car la reprise du dialogue et la recherche d’un consensus passe par la sécurité psychologique des partenaires. »275

Notes
266.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.p75

267.

PICARD E., « Le communautarisme politique et la question de la démocratie au Liban », in Revue internationale de politique comparée, 1997, p.641.

268.

KIWAN F., « Forces politiques nouvelles, système politique ancien », in in KIWAN Fadia (op.cit.), Paris, CNRS, 1994, p.79.

269.

Article n°7, République Libanaise, parlement Libanais, la constitution libanaise, Beyrouth, 1990.

270.

SALAM N., « Individu et citoyen au Liban » in KIWAN Fadia (op.cit.), Paris, CNRS, 1994, p.147

271.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.p75

272.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.p75

273.

PICARD E., « Le communautarisme politique et la question de la démocratie au Liban », in Revue internationale de politique comparée, 1997, p.644.

274.

PICARD E., « Le communautarisme politique et la question de la démocratie au Liban », in Revue internationale de politique comparée, 1997, p.641.

275.

PICARD E., « Le communautarisme politique et la question de la démocratie au Liban », in Revue internationale de politique comparée, 1997, p.655.