2- « Le public citoyen libanais : un public à la recherche d’une nouvelle/ancienne identité de référence ?

Si nous revenons un peu vers l’aperçu historique, nous remarquons bien cette recherche continue par la plupart des communautés, d’une certaine identité perdue ; comme si, la nouvelle identité de référence, « l’identité libanaise », ou bien la « citoyenneté libanaise » n’a pas pu intégrer ou bien répondre à cette soif continue.

Alors parler de « citoyenneté  rationnelle » à la française, ne semble pas vraiment être la seule solution, sinon une partie de la solution, en particulier en ce qui concerne les droits et les devoirs :

‘« La citoyenneté est donc, en premier lieu, un statut accordé à des personnes admises, comme individus, à devenir juridiquement membres d’une communauté politique ».276

Il semble ainsi que le mode d’organisation communautaire, qui définit les liaisons politiques entre un individu et sa société englobe et jusqu’aujourd’hui la plupart des aspects de la vie sociale, « de la naissance jusqu’à la mort, du statut civil à la fonction publique, en passant par la justice et l’éducation. »277

Mais comment se concrétise aujourd’hui ce mode d’organisation communautaire au Liban et à Beyrouth en particulier, et dans quelle mesure affecte-t-il négativement ou non sur la démocratie et sur la construction d’une citoyenneté libanaise ?

Beyrouth aujourd’hui est une « ville en projet » qui regroupe la plupart des communautés libanaises. Les communautés confessionnelles semblent s’imposer parmi les autres types de communautés, ( les ordres, les syndicats…), au moins politiquement et socialement.

Complètement territorialisées pendant la guerre, les communautés confessionnelles continuent aujourd’hui à affirmer ce processus physique qui reflète une déchirure morale plus importante, malgré la présence de quelques nœuds redevenus mixtes après la guerre. Mais ceci n’implique pas l’absence totale du mélange inter-confessionnel, en particulier parmi la classe supérieure et les jeunes à travers quelques faits sociaux, ou au niveau du travail en ce qui concerne la classe moyenne et pauvre :

En ce qui concerne la classe riche, c’est l’argent qui tisse des liens inter-confessionnels, partageant tant de biens que de pratiques communes.278

Pour la grande partie de la population, la vie civile et sociale de tous les jours semble toujours prendre place d’une manière intra-communautaire voire intra-confessionnelle, malgré les quelques tentatives de mélanges pilotées par l’Etat ou par quelques communautés professionnelles.

En effet, le Grand Beyrouth279, ou Beyrouth et ses environs, regroupe la plupart des écoles et des universités du pays. Depuis la guerre, les équipements éducatifs se sont complètement territorialisés selon la confession : les Chrétiens enseignent aux Chrétiens et les musulmans aux musulmans280 :

En effet, la plupart des universités restent confessionnelles malgré les tentatives de réunification, en particulier l’université de l’Etat ; quant à l’enseignement religieux, « il ne consiste pas à incorporer les religions au corpus civilisationnel, comme savoir, mais à répartir les étudiants en deux groupes distincts, chrétiens et musulmans, excluant toute autre religion ».281

Quant aux jeunes, ils semblent bien affectés par l’internationalisation et par les nouvelles techniques de l’informatique et de la télécommunication : cette situation privilégie parfois quelques mélanges mixtes.

‘« Quant aux jeunes, ils sont perméables aux courants cosmopolites et internationaux. Que ce soient l’ordinateur, Internet, la musique occidentale, que tous adorent indépendamment de leurs origines religieuses, les films occidentaux qu’ils regardent, les chaînes de restauration rapide, de type Mc Donald’s, où ils peuvent depuis peu se retrouver, les boites de nuit où ils s’amusent. »282

Mais ces quelques mélanges intercommunautaires semblent toujours gommés par les pratiques intra-confessionnelles :

‘« Mettre fin à la guerre ne signifie pas encore construire la paix. Si l’une peut-être imposée de l’extérieur, l’autre ne peut être que la conséquence d’une volonté interne. »283

En effet, dans une enquête que nous avons menée à Beyrouth durant l’été 2002, nous avons essayé de définir les principales caractéristiques du public beyrouthin à l’heure actuelle, et ses différentes relations avec l’espace public. Cette enquête qui continue notre premier questionnement sur les espaces publics, mené en 2001 durant mon DEA diffère de ce dernier par sa méthode afin de le « complémentariser ».

En commençant par le choix de l’échantillon, nous avons choisi une centaine de beyrouthins, répartis selon les références d’âge, d’éducation, de géographie et de religion.

Quant aux questions posées, elles ont été suivies cette fois-ci par une série de réponses à cocher, issues des résultats de la première enquête de DEA. Ces réponses n’étaient enfin qu’une succession d’idées allant du très négatif au très positif tout en passant par le modéré : des réponses issues en effet des résultats du premier questionnaire et du DEA. Ainsi, et contrairement à la première enquête, les questions n’étaient pas des questions ouvertes ; certes elles laissaient toujours une marge d’interprétation personnelles…

Quant aux références qui ont formé le choix de l’échantillon, elles ont été fixées au début du questionnaire ce qui a suscité quelques réactions négatives dans quelques lieux, en particulier avec des étudiants de l’université américaine de Beyrouth où ces derniers se voient avoir dépassé « ces différences qui nous séparent » ou qui nous caractérisent :

Pour cette partie de jeunes beyrouthins, « vivre ensemble » semble être dissocié des spécificités de chacun ; vivre ensemble semble avoir nié ses caractéristiques pour tisser une nouvelle référence commune ; et nous avons senti cette « vision du monde », car nous avons été traité comme extrémiste, et comme une personne qui vit toujours dans l’esprit de la guerre, pour ma seule « faute » d’avoir oser parler de ces différences qui existent. Avant d’entamer les résultats des deux premières questions posées, et qui interrogent la spécificité du public beyrouthin, nous nous permettons de répondre à ces différentes accusations par une simple et petite question :

Dans quelle mesure peut-on parler d’une vraie réconciliation, voire d’un « vrai vivre ensemble », si chacun de nous continuera toujours à nier ses spécificités et ses différences, afin de tisser par ces différentes caractéristiques une culture commune, et pourquoi pas une référence commune ?

Figure 33. Question sur l’identité du public beyrouthin.
Figure 33. Question sur l’identité du public beyrouthin. Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002.

La première question a pour but de faire sortir une réponse instantanée : la première idée qui nous vient à l’esprit :

‘« Selon vos représentations et vos pratiques de l’espace public, quel(s) type(s) est le plus proche du public beyrouthin ? »’

Pour 61% des interrogés, le public beyrouthin est un public communautaire ; pour 33% il est un public citoyen/citadin ; et enfin pour 6% c’est un autre type de public.

Pour la majeure partie (61%), le public beyrouthin est une mosaïque de communautés, en particulier confessionnelles, où chaque groupe mène une vie parallèle avec l’autre groupe, tout en ayant parfois quelques interactions de travail ou quelques échanges sociaux…

« Le public beyrouthin est un public confessionnel divisé en plusieurs partis religieux » : pour cette partie de gens, parler de public citoyen semble être très loin de la vérité, surtout à l’heure actuelle, où les tensions confessionnelles ne cessent d’émerger ici et là dans le pays.

Quant aux tiers des interrogés, en particulier des adolescents et des étudiants de l’université américaine, le public beyrouthin est un public citadin/citoyen, où les relations inter-communautaires se déroulent pas mal, à condition d’éviter quelques sujets tendus, en particulier les questions politiques et religieuses.

Ces deux parties de réponses sont accompagnées par une troisième série de réponses qui définit le public beyrouthin comme étant à la fois communautaire et citadin citoyen :

« je dirai citoyen communautaire, car le comportement comprend à la fois celui d’un citadin qui ne peut hélas se libérer de sa communauté »

Figure 34. Question sur la nature du public beyrouthin.
Figure 34. Question sur la nature du public beyrouthin. Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002

Quant à la deuxième question, elle complète la première en focalisant les réponses à la fois sur le quantitatif et sur le qualitatif :

‘«’ ‘ Pensez-vous que le public à Beyrouth peut-être défini comme étant une seule société, deux sociétés ou plusieurs sociétés ? ’ ‘»’

Quant aux réponses, personne n’a confirmé que le public beyrouthin formait une seule société ; 17% ont désigné le public beyrouthin comme étant formé de deux sociétés ; et enfin, 83% l’ont désigné comme un public formé de plusieurs sociétés.

Cette deuxième question montre bien les représentations personnelles du public beyrouthin qui se voit multiple et différent, chacun interprétant cette différence à sa manière :

Ainsi, pour la majeure partie des interrogés, le public beyrouthin est un public formé de plusieurs sociétés, à base confessionnelle, culturelle, intellectuelle, nationale, économique et politique : pour cette partie, il n’y a pas un projet public mis en place pour résoudre les problèmes de la société ;

Quant à la deuxième partie de réponse, elle se focalise sur les références confessionnelles divisant la société beyrouthine en deux sociétés, chrétienne et musulmane, ayant chacune ses coutumes, son histoire et ses spécificités…

Ainsi, ces deux questions peuvent se résumer par le constat suivant : « vivre ensemble » actuellement à Beyrouth nécessite un vrai travail de reformulation et de négociations, afin de tisser de vrais liens assez solides dans une vision de former une culture générale qui reconnaîtra les spécificités de chacun.

Mais dans quelle mesure peut-on parler d’une vraie stratégie ou politique de réconciliation établie par l’Etat ? Peut-on seulement se contenter de quelques projets ponctuels ?

Or comme nous avons vu dans la partie conceptuelle, apprendre à vivre en pluriel nécessite deux exigences : la première celle d’accepter le principe d’égalité, et la deuxième celle d’accepter le principe de la diversité.

Le premier n’existe pas, ni dans les pratiques politiques actuelles, dans tous les droits législatifs actuels ; quant au deuxième, il semble plus ambigu que paradoxal : tout le monde parle aujourd’hui au Liban de la nécessité d’une réconciliation nationale, et personne n’entame cette réconciliation ; tout le monde parle de la nécessité de respecter les spécificités de l’autre, et chacun continue à traiter l’autre comme ennemi ou comme « traître » ; tout le monde parle de la nécessité d’établir des références communes, et chacun continue à s’enfermer dans une identité propre à lui, excluant toute possibilité d’englober ou de s’intégrer avec l’autre ; Tout le monde parle de la nécessité de construire un seul avenir et chacun continue à interpréter l’histoire et le futur selon ses intérêts personnels et communautaires…et les exemples n’en finissent pas…

Parler de ces choses là, et poser ces questions sur le « savoir vivre au pluriel » ces jours là, est jugé comme fanatique et extrémiste ; et d’ailleurs je l’ai bien senti et même jugé durant mon travail de terrain, comme quoi il ne faut pas poser ces questions car elles pourront rouvrir la blessure, et que vaut mieux vivre toujours avec cette blessure cachée au lieu de la diagnostiquer afin de trouver un remède…

Mais dans quelle mesure peut-on vraiment parler de cette politique de réconciliation et d’intégration qui pourra former un vrai citoyen libanais, à la fois égal, spécifique et libre, si nous refusons d’évoquer toutes les questions qui en forment des barrières ?

‘« Or la complémentarité entre groupes et communautés s’acceptant dans leurs différences et s’impliquant dans les mêmes espaces publics, est à l’origine du modèle communautaire de la citadinité classique du Moyen Orient. C’est à la recherche d’un renouvellement de ce modèle que nous suggérons de partir, vers des groupes réels existant dans la société dont nous voudrions harmoniser les rapports. »284

Dans la partie qui suit, nous essayerons de déchiffrer les différentes relations qui existent actuellement entre le public beyrouthin et son espace public, en particulier ses pratiques sociales qui reflètent tant de représentations que des symboles et souvenirs.

Notes
276.

SALAM N., « Individu et citoyen au Liban » in KIWAN F. (op.cit.), Paris, CNRS, 1994, p.137

277.

ACHKAR P., « Perspective d’une renaissance de l’espace public à partir des mouvements de paix », in BEYHUM N. (sous la dir.), « Reconstruire Beyrouth : les paris sur le possible », Etudes sur le Monde Arabe », N°5, Maison de l’Orient méditerranéen, Lyon, 1991, p.321.

278.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.p79

279.

le Grand Beyrouth est la région métropolitaine de Beyrouth, ou l’agglomération beyrouthine qui regroupe une grande partie du Mont-Liban ; cette notion sera détaillée plus tard…

280.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.p77

281.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.p77

282.

SAADEH S., « Les conséquences du sectarisme sur l’espace public de Beyrouth », 2001, op.cit.p79

283.

ACHKAR P., « Perspective d’une renaissance de l’espace public à partir des mouvements de paix », in BEYHUM N. (sous la dir.), « Reconstruire Beyrouth : les paris sur le possible, op.cit,1991,p.321.

284.

BEYHUM N. (sous la dir.), « Reconstruire Beyrouth : les paris sur le possible », op.cit,1991,p.40.