2- Le public Beyrouthin et ses espaces publics : plusieurs représentations, plusieurs usages 

‘’ ‘« L’espace public, c’est sans doute l’espace qui se dessine, qui se conçoit et qui se programme, mais c’est aussi l’espace qui ne se décrète pas, et qui se co-produit dans le vécu et dans les perceptions de ses usagers ».287

D’après les études de cas faites durant mon DEA, et selon mes enquêtes sur les pratiques sociales et spatiales de l’espace public beyrouthin, ce dernier se divise aujourd’hui en trois catégories :

Une première catégorie, qui présente toujours des spécificités locales, où les règles du

jeu s’expliquent par un attachement assez fort aux références et coutumes communautaires, confessionnelles et politiques ; cette partie regroupe des espaces publics existants depuis longtemps, (avant et pendant la guerre), en particulier des jardins publics, des places publiques, des corniches et des souks, essentiellement en dehors du centre-ville.

Ces espaces publics, malgré leur accessibilité physique, semblent exclure l’autre moralement ou socialement, portant des symboles et des représentations politiques et confessionnelles qui l’ont imprimé pendant les années de guerre : en effet, ils ont été appropriés d’une façon ségrégative par une seule communauté, ce qui a influencé négativement sur leurs images nationales et publiques.

Une deuxième catégorie, qui regroupe en premier lieu les nouvelles surfaces commerciales ( les grandes surfaces commerciales comme ABC, BHV…) et les nouveaux centres d’exposition temporaires ( le BIEL, Forum de Beyrouth…) : Dans ces nouveaux espaces publics, la modernisation semble résumer les règles de jeu, une modernisation qui se concrétise par l’occidentalisation des espaces et des pratiques sociales qui les sous-tendent : de nouvelles répartitions classent ainsi les gens, se rapportant au niveau social et non plus au niveau communautaire…

Une troisième catégorie qui regroupe les nouveaux projets d’aménagement terminés

ou en cours, et qui contiennent des espaces publics urbains. (nouvelle corniche de Dbayeh…la place de l’Etoile au centre-ville…des nouveaux jardins publics aménagés récemment au centre-ville (le jardin des bains romains ).

Dans cette troisième catégorie, l’objectif annoncé est bien clair, créer des espaces publics ouverts à tout le monde, vers une « vraie réconciliation »…

Figure 36. Question sur la nature des espaces publics beyrouthins
Figure 36. Question sur la nature des espaces publics beyrouthins Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002

En effet, à la question posée durant notre enquête sur l’état actuel des espaces publics à Beyrouth, 58% ont affirmé que ces derniers sont des espaces publics appropriés parfois par une seule communauté qui les symbolisent ; 36% ont défini les espaces publics à Beyrouth comme étant des espaces ouverts à tout le monde et 6% les ont attribués à des espaces communautaires qui excluent l’autre moralement ou physiquement.

Ainsi, 58% des interrogés ont défini l’espace public beyrouthin comme étant dans la première catégorie déjà interrogée, celle de l’espace plutôt à usage communautaire.

Pour eux, la ville de Beyrouth est toujours divisée en deux parties, chrétienne et musulmane, malgré les différents contacts et relations inter-communautaires ; ce qui induit évidemment et toujours selon cette première catégorie, à deux types d’espaces publics, pour ne pas dire à des espaces communautaires :

‘« Les libanais en général préfèrent s’assembler là où ils se ressemblent… » ; « Si les espaces commerciaux sont ouverts à tout le monde, les autres secteurs comme les banlieues n’en font pas le cas suite à l’extrémiste religieux qui les gouverne… »…’

Ces réponses données par les gens prouvent bien qu’une grande partie des espaces publics beyrouthin sont toujours dans la pratique très proches des espaces communautaires…

D’autre part, 36% ont défini les espaces publics à Beyrouth comme étant des espaces ouverts à tout le monde, convergeant ainsi avec les caractéristiques de la deuxième catégorie d’espaces publics déjà envisagée, celle des lieux de consommation et des nouveaux espaces publics aménagés ou en cours d’aménagement.

Pour cette partie de la population, les espaces publics sont ouverts à tout le monde, loin des rapports de tensions politiques ou communautaires : ces espaces publics se résument en gros par les grandes surfaces commerciales ; ce sont des lieux accessibles par tout le monde, vides de symboles ou références communautaires ; seul le centre-ville, plein de mémoires et de symbole de coexistence semble toujours être défini comme étant un vrai espace public en reconstruction…

En effet, et durant mon enquête, 40% ont défini leur relation avec l’espace public comme étant une relation d’usage neutre et indifférent ; 17% l’ont défini comme une relation de consommation ; 34% l’ont défini comme une relation sociale et symbolique ; et enfin, 9% l’ont défini par d’autres types de relations.

Figure 37. Question sur les types d’usages des espaces publics beyrouthins.
Figure 37. Question sur les types d’usages des espaces publics beyrouthins. Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002

« Un usage neutre et indifférent » : qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce une indifférence voulue ou un jugement établi envers l’espace public ? En effet plusieurs réponses expliquent cette indifférence envers l’espace public et cet usage neutre :

« C’était pas dans ma formation d’avoir une relation avec l’espace public » : on touche ici à la question du civisme, évoquée par Beyhum Nabil, qui, selon lui, pose un problème majeur dans les rapports et pratiques sociales de l’espace public beyrouthin : apprendre à vivre et à respecter l’espace public, la nature, la rue,…voire tout ce qui ne nous appartient pas personnellement, ne semble pas assez évident après une longue guerre qui a remplacé l’intérêt général par l’intérêt personnel, et l’espace public par l’espace communautaire.

Et il est évident que la relation entre le public beyrouthin et son espace s’est gravement dégradée durant les années de guerre jusqu’à arriver au non-respect et à l’ignorance totale ; en effet, il suffit de jeter un coup d’œil sur les ordures jetées ici et là sur l’espace public, ou bien dans la plupart des comportements individuels envers la nature et l’espace public.

« Beyrouth n’est plus la même » ; « depuis longtemps ça ne m’intéresse pas… » ; « j’y vais rarement »…

On sent ici un autre facteur qui a induit à l’indifférence et à l’usage neutre de l’espace public à Beyrouth : le changement de perceptions et de représentations personnelles et communes : pendant la guerre, chacun semble avoir construit des représentations négatives envers l’espace public, et le non-respect évoqué là-dessus est devenu parfois une indifférence complète, dû principalement à des préjugés et à des images négatives déjà établies envers l’espace public.

« Une relation de consommation ? » Est-ce l’usager qui utilise l’espace public comme un « public–consommateur » ? Est-ce le simple usage « consommatrice » de la ville déjà évoqué dans la partie conceptuelle, ou bien est-ce un usage « sensuel » ? Est-ce un consommateur passif ? En effet, deux types de réponses expliquent ce choix de rapport avec l’espace public :

« Relation sociale et symbolique ? » : Pourquoi ce type de relation avec l’espace public persiste-t-il à Beyrouth malgré les années de guerre ?

Enfin, d’autres personnes ont réduit leur rapport avec l’espace public par la mobilité ou par la circulation !

Quant à la question posée sur le type de comportement des beyrouthins entre eux et avec leurs espaces publics, 20% l’ont exprimé par le respect et la reconnaissance de l’autre  et de l’espace public ; 36% ont dit qu’il n’y avait pas de respect ni pour l’autre ni pour l’espace public ; et enfin, 44% ont exprimé une indifférence pour l’autre et pour l’espace public.

Figure 38. Question sur la relation des beyrouthins avec leurs espaces publics.
Figure 38. Question sur la relation des beyrouthins avec leurs espaces publics. Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002

« Respect et reconnaissance de l’autre et de l’espace public » : une relation désignée par les enquêtés pour les raisons suivantes :

« Non-respect de l’autre et non-respect de l’espace public » : Ce type de comportement est expliqué aussi par deux séries de réponses :

« Indifférence de l’autre et de l’espace public » : presque la moitié des interrogés ont défini le comportement des beyrouthins comme étant un comportement indifférent, ce qui semble même plus grave à mon avis que celui du non-respect ! nier la présence de l’autre et décider de vivre sans lui : n’est-ce pas refuser la pluralité et la mixité !

La plupart des réponses ont expliqué ce type de comportement par un manque de réconciliation entre les beyrouthins en particulier et les Libanais en général qui ne cesse de s’intensifier de jour en jour…

En résumé, il me semble que le rapport entre le public beyrouthin et son espace public s’explique par deux raisons : la première en rapport avec des questions de civisme ; la deuxième en rapport avec des enjeux politiques et confessionnels : les deux, étant dévalorisées complètement durant la guerre….et restent toujours en question…

Dans ce qui suit, nous détaillerons les deux catégories d’espaces publics beyrouthins déjà évoquées, les anciens espaces publics porteurs de mémoires et d’enjeux politico-sociaux d’une part, et les nouveaux espaces publics et de consommation d’autre part, afin de déchiffrer les différentes pratiques de l’espace public qui existent à l’heure actuelle à Beyrouth. Mais ces deux catégories semblent se territorialiser à travers le centre-ville d’une part, et les périphéries de l’autre part, où le premier représente l’espace public de la ville, et le deuxième présente l’espace communautaire de la ville…

‘« Malgré quelques clichés et certaines réalisations malencontreuses qui versent dans le pittoresque le plus plat, l’aménagement des rues, des places et des squares dans les zones réhabilitées du centre-ville se distinguent en règle générale par des traitements de qualité, qui tranchent avec la médiocrité des espaces publics dans le reste de la ville ».288
Notes
287.

LEVASSEUR J., « l’espace public », in ISAAC Joseph, op.cit., 1991, P.19.

288.

TABET J., GHORAYEB M., VERDEIL E., HUYBRETCHTS E., « Beyrouth », collection Portrait de ville, Paris, IFA, 2001, p.53.