b- Entre les grandes surfaces commerciales et les usages de consommation ?

Cette deuxième catégorie d’espaces publics beyrouthins regroupe les grandes surfaces commerciales et d’exposition.

Dans cette deuxième catégorie d’espaces publics, le public beyrouthin semble tisser de nouvelles relations avec l’espace, des relations fonctionnelles, voire de consommation dans le cas des grandes surfaces, où les représentations communautaires cèdent leurs places à d’autres types de représentations reflétant ainsi des pratiques de modernité…à l’occidentale.

En effet, la fonction de convivialité du commerce est irremplaçable, par l’animation et l’attractivité qu’il exerce au travers de la satisfaction des besoins solvables des consommateurs ; sans oublier que les souks formaient le cœur de l’espace public dans les villes arabo-ottomanes, des lieux de réunions et d’interaction entre les différentes communautés ;

Les anciens souks jouaient un rôle primordial dans le centre de Beyrouth, comme espace public ouvert à toutes les communautés de la ville.

Avec la guerre, le commerce a éclaté vers des nouveaux centres, répartis entre centres commerciaux, galeries marchandes, grands magasins et surfaces d’expositions. La mobilité a remplacé ainsi les pratiques de proximité, créant ainsi de nouveaux rapports sociaux…Les galeries marchandes sont les plus répandues à Beyrouth, surtout après l’émergence de nouvelles centralités commerciales, comme Hamra, Verdun, Kaslik…

Les grands magasins, comme le magasin ABC à Dbayeh, ou BHV à Jnah par exemple, sont devenus des espaces publics primordiaux dans la vie quotidienne beyrouthine, au moins pour une bonne partie

Le centre BHV par exemple, et d’après mes enquêtes de terrain, est perçu comme un espace public assez important en suivant la mondialisation et les nouveautés occidentales… Ce nouveau type d’espaces publics fermés, semble bien avoir remplacé les espaces publics urbains, au moins pour une grande partie des gens. Ce grand magasin semble avoir pris le cachet européen qui caractérisait la rue Hamra avant la guerre : dans ce grand espace, les gens appartenant à la classe aisée et moyenne, viennent pour se rencontrer et pour prendre un café ; ils viennent aussi pour acheter et pour faire leurs courses ; sans oublier les nouveautés des équipements exposés, des électroménagers, des meubles, des habits…voire une vraie vitrine du monde occidental.

Quant au magasin ABC par exemple, il ressemble bien à celui du BHV dans ses pratiques sociales ; bien que l’ABC se situe géographiquement dans une zone à majorité chrétienne, et que le BHV se situe dans une autre zone à majorité musulmane, les deux magasins semblent avoir dépassé les clivages communautaires, pour s’habiller avec un nouveau mode de vie, qui ne différencie pas les gens selon leurs références, mais les traite comme des citadins.

Figure 57. Le centre commercial ABC Dbayeh.
Figure 57. Le centre commercial ABC Dbayeh. Source : Joseph Salamon, 2004.

En effet, ce type fermé d’espaces publics est le plus fréquenté par les gens à travers toute la ville : espaces de rencontre, de loisirs et de commerce, espaces intercommunautaires… Quant aux modes de consommation, les communautés ne sont plus présentes, chacune ayant son savoir-faire, ses spécialisations, comme les anciens souks de Beyrouth : Il n’y a que les produits importés, semble-t-il ! On ne trouve plus par exemple le système de négociations qui caractérisait les anciens souks ; les prix sont fixés à l’avance, et les vendeurs se comportent comme des « machines »…

Ces différentes pratiques de consommation semblent ainsi réduire le public à un public usager « consumériste» - déjà évoqué dans la partie conceptuelle – où la consommation n’est plus qu’un fait passif, qu’un fait banal et automatique ; parler ici de « l’usager-Homme » qui caractérise le public oriental en général semble très loin de la réalité :

‘« L’appropriation d’un lieu se réfère à l’usage qui en est fait, en fonction de la représentation que chacun a du lieu ».302

Mais de quelles représentations parlons-nous ici ? D’après mes enquêtes, ces grandes surfaces symbolisent la modernité, l’occident, la qualité, les nouveautés…Chacun semble « habiller » ses représentations « communautaires » par des scènes occidentales importées, voulant ainsi se projeter à l’intérieur de ces scènes afin de se sentir « différent », « moderne »…

Bien que ce type d’espaces publics a pu regrouper les différentes communautés, et ce qui est déjà bien, il semble à mon avis être tombé dans le piège de l’imitation, où l’individuation est devenue un simple « clonage » vide de ses sens et de ses origines, voire de ses spécificités locales : Est-ce ça le modernisme ? Est-ce le copiage et l’imitation ou bien l’échange et l’évolution naturelle ? Dans quelle mesure peut-on parler de vrais espaces publics, quand ces derniers ont changé leur type d’exclusion, du « communautaire » à la « classe sociale » ? Des « spécificités locales » à la « modernisation » ? Surtout que ce type d’espaces public exclue une grande partie de la population à cause de leur niveau social…en particulier les pauvres…

Ainsi parler de représentations communautaires dans ce type d’espaces publics semble avoir céder sa la place aux représentations occidentales qui ne pourront pas être nommées à mon avis ici, des représentations collectives, même si elles convergent vers les mêmes pratiques, dans la mesure où ces représentations ne sont pas l’évolution naturelle d’un long processus d’acculturation…

Notes
302.

VINCENT B. et EISCHER G.N., « La perception de l’espace : mieux comprendre l’espace vécu », , Lyon, 1999, op.cit., p.14.