Parler du public beyrouthin et de ses espaces publics nécessite une interrogation approfondie sur ses différents enjeux socio-politiques et sur ses différents types d’appropriation.
D’après nos enquêtes, les pratiques des espaces publics beyrouthins semblent avoir une relation directe avec les représentations et les mémoires de l’espace lui-même, comme si chaque espace avait acquis une image négative, positive ou neutre, selon les différentes interprétations…
Ces images des espaces publics, semblent bien affecter les pratiques sociales : tantôt une image d’un espace communautaire qui induit des représentations et des pratiques communautaires ( le jardin de Sanayeh, la place Sassine…) ; tantôt une image d’un espace moderne et de consommation qui induit des représentations et à des pratiques à l’occidentale ( BHV, ABC) ; tantôt une image d’un espace public historique qui était ouvert à tout le monde, et qui induit une ré-appropriation de cette image par des représentations collectives ; tantôt un espace de sport et de rencontre ouvert moralement et physiquement à tout le monde et qui induit lui encore des représentations et des pratiques intercommunautaires et de reconnaissance ( les corniches, en particulier celle de Dbayeh…)…D’où quelques constats :
La citoyenneté à Beyrouth semble vivre aujourd’hui une vraie crise depuis son émergence jusqu’à nos jours : il suffit d’observer les pratiques des espaces publics pour tester l’attachement prioritaire aux références communautaires : il y a un problème dans la reconnaissance de « l’autre » comme co-citoyen qui a ses atouts et ses spécificités. Selon notre étude, on peut parler d’une co-présence dans les nouveaux espaces publics urbains ou dans les grandes surfaces de consommation ; alors que dans les anciens espaces publics, le communautarisme semble l’emporter sur la citoyenneté : mais dans quelle mesure peut-on espérer que cette nouvelle co-présence pourrait induire une vraie reconnaissance de l’autre, à la fois partenaire et complémentaire ?…
L’usage et les pratiques des espaces publics à Beyrouth sont hiérarchisées selon les images que ces derniers représentent ou projettent sur chacun des beyrouthins qui à leur tour se ré-approprient ces images dans leurs pratiques de l’espace ; les espaces pleins de mémoires confessionnelles impliquent des pratiques confessionnelles ; et les espaces modernes et neutres, vides de mémoires communautaires impliquent des pratiques modernes occidentales…
Ainsi, on peut parler d’usage « humain » dans les anciens espaces publics surtout que ces derniers reflètent leurs représentations personnelles et communautaires. (place Sassine ). Dans ce cas, la relation avec l’espace public est une relation intime et sacrée, où l’espace représente en lui-même des références et des identités socio-culturelles et confessionnelles.
Cette relation communautaire avec l’espace public, - et d’après les différents exemples déjà évoqués - consolidée pendant les années de guerre a construit un système de fonctionnement voire une certaine structure de l’espace, pleine d’enjeux sociaux, politiques et confessionnels.
Quant aux grandes surfaces commerciales, l’usage est plutôt « consumériste », de consommation et de passe temps ; enfin la relation avec les nouveaux espaces publics, est toujours en reformulation : c’est une relation de découverte et d’aventure.
L’espace public politique à Beyrouth semble vivre aujourd’hui une vraie crise : celle de la liberté d’expression, de la démocratie et de la liberté ; cette crise politique qui s’affiche chaque jour dans les journaux et sur Internet semble mal s’exprimer dans l’espace public urbain. Cette sphère publique est bien limitée et encadrée depuis plus d’une dizaine d’années.
Quant aux espaces publics périphériques, ils continuent à regrouper des pratiques communautaires tout en n’éprouvant aucun besoin de rattachement au centre-ville ; ce centre neutre qui cherche à revaloriser son image à travers la requalification de ses espaces publics semble nier à son tour ses espaces périphériques assez diversifiés et dans une situation assez médiocre ; d’où nos interrogations sur la nécessité voire sur la légitimité d’une certaine réconciliation au centre à travers les espaces publics, tout en refusant la reconnaissance et la continuité avec les quartiers périphériques qui regroupent jusqu’à l’heure le tiers des libanais, voire la clé de la réconciliation…
En se basant sur ces quelques constats, nous pourrons apporter quelques éléments de réponse sur les deux premières questions de notre problématique : celles qui interrogent la présence des espaces publics dans un pays basé sur les tensions communautaires et leurs différents usages.
En rejoignant la lecture politique de S.Saadeh et de E.Picard, « l’espace public » comme sphère publique est squatté par « l’espace communautaire » et par le régime confessionnel du pays. Par contre, il existe à l’heure actuelle des espaces publics urbains très variés, avec des pratiques différentes.
Ainsi, parler d’espaces publics à Beyrouth aujourd’hui, c’est parler au premier lieu de leur accessibilité « morale »303 et fonctionnelle…
‘« Un espace public ou privé peut être illimité ou structuré : dans ce dernier cas, il pose des barrières, il s’assure des frontières, il comporte souvent un sanctuaire ou un repli secret »304 ’Entrer dans un espace public s’est encore accepter de s’aventurer dans ses secrets, dans sa structuration : cette structuration qui semble naturelle et d’inclusion pour quelques-uns (les communautés qui ont approprié seuls cet espace pendant les années de guerre ), se présente comme un facteur d’exclusion pour d’autres gens. ( en particulier ceux qui n’ont jamais eu des relations personnelles avec ce lieu ).
‘« Nous avons relevé quelques-unes unes des conditions qui permettent d’accéder à différents espaces publics. Il ne s’agit pas toujours d’interdiction formelle, mais le non-dit fonctionne avec beaucoup d’efficacité ».305 ’Or actuellement, c’est le non-dit qui semble résumer la plupart des enjeux socio-politiques libanais, en particulier ceux des espaces publics et de leurs différentes pratiques : ce non-dit conditionné selon Pierre Sansot306 par l’argent, l’âge, l’ethnie et le sexe semble structurer les espaces publics et définir leur accessibilité.
Au Liban, ces conditions d’accessibilité semblent se résumer par « l’image » du lieu ou par ses différentes représentations, qui prennent en compte à la fois la question d’argent, de confession et de sexe…
Enfin parler d’espaces publics c’est clairement parler de différentes sortes d’appropriation, où chacun se projette avec ses idées tout en laissant l’espace continuer le travail…
‘« Le respect des espaces publics implique la mise en œuvre d’un principe de sociabilité qui peut être appliqué selon d’inégales exigences culturelles. Le vandalisme se situe à un degré négatif de cette sociabilité, l’appropriation égoïste représente le degré zéro, et le maximum, positif, de l’ethos « communal » est approché quand l’individu, s’identifiant à la collectivité du partage, applique la maxime Kantienne en prenant soin du bien commun comme il prendrait soin d’un bien propre ».307 ’En enfin, si les nouveaux espaces publics à Beyrouth semblent présenter un début de réconciliation à travers la co-présence, comment sont-ils aménagés et selon quels objectifs ? Qui sont leurs acteurs ? Quels sont leurs référentiels et pour quelles raisons sont-ils aménagés et pour qui ?
En résumé, l’espace public beyrouthin est paralysé pour deux raisons : un problème de civisme lié à une citadinité en crise, et un problème de reconnaissance de l’autre et de sa diversité lié à une citoyenneté ambiguë.
Dans ce qui suit, nous essayerons de répondre à toutes ces questions afin de continuer à déchiffrer les autres dimensions et enjeux des espaces publics de Beyrouth.
l’accessibilité morale est évoquée par I.Joseph et d’autres sociologues pour désigner tout autre type d’accessibilité autre que l’acessibilité physique : tous les enjeux culturels, politiques et sociaux qui sous-tendent l’accesibilité d’un espace.
SANSOT P « Espaces publics et accessibilité », Paris, 1991, op.cit., p.77.
SANSOT P « Espaces publics et accessibilité », Paris, 1991, op.cit., p.82.
SANSOT P « Espaces publics et accessibilité », Paris, 1991, op.cit. , p.79.
BARBICHON G., « Espaces partagés : variation et variété des cultures », Paris, 1991, op.cit., p.127.