Section 1 :
Les espaces publics à Beyrouth : Modernisation d’espaces, modernisation d’acteurs 

‘« Hypothèse : Le Mandat français est un tournant décisif dans l’histoire de la ville de Beyrouth et les périphéries ont joué à cet égard un rôle déterminant. C’est par là que sont passées et ont mûri les mutations fondamentales qui sont encore agissantes aujourd’hui. »310

Cette hypothèse poussée et approfondie par plusieurs chercheurs, en particulier par l’historienne May Davie, tente expliquer la « coupure » historique de la ville de Beyrouth, en particulier ses modes de vie et de production.

D’après notre recherche historique, cette ville a vécu sous plusieurs types de gouvernement, en allant du Cité-Etat phénicienne jusqu’à arriver à la capitale libanaise.

Ainsi, ses espaces comme ses acteurs fut influencés par les différents enjeux socio-politiques locaux et internationaux ; quant à l’urbanisme local, il fut organisé durant les premiers siècles ( époque romaine/hellénistique ), et spontané avec la chute de la ville depuis les conquêtes arabes.

Durant l’époque Ottomane, la production urbaine se résumait par l’intérêt commun de tous les acteurs de la ville, où la négociation continue semblait définir les règles du jeu :

‘« Chacun y trouvait son compte ; la population et ses représentants, le pouvoir local tout comme le pouvoir central à Istanbul »311

Quant aux « Médiateurs », ils étaient des notables, avec des responsabilités publiques à la tête du système urbain, « intermédiaires obligés entre les groupes et entre ceux-ci et le pouvoir religieux ou les autorités publiques »312

Outre ces notables formés de commerçants, savants, juges, chefs de quartiers, professionnels…, un autre acteur de production urbaine faisait partie du système local : le Waqf : institution charitable aux mains des communautés religieuses, le Waqf produisait des projets civiques et religieux :

‘« Par le biais du Waqf, les communautés agissaient efficacement sur la texture urbaine par la fondation d’établissements éducatifs et caritatifs, et par la création d’équipements économiques et publics »313

Avec le réformisme ottoman ( moitié du 19ème siècle), les relations entre l’Etat et la population, et les modes de production urbaine durent définies et codifiées selon des concepts modernes : l’égalité en premier lieu.314

‘« En 1863, le gouverneur Qabbouli Pacha institua un Maglis Baladi (conseil municipal), ancêtre, pour ainsi dire, de la municipalité de Beyrouth, acteur central dans la gestion urbaine et de la production de l’espace…La loi de 1870 sépara enfin l’autorité publique du pouvoir politique, en instituant deux conseils élus, un Conseil administratif et une municipalité proprement dite. »315

Ainsi commença une nouvelle ère d’urbanisation, où le Conseil de la ville sera l’acteur principal responsable de toute application des lois d’urbanisme nouvellement introduites (1848) et des multiples projets d’aménagement.

Durant cette ère de modernisation amorcée par les Tanzimats ottomanes, des conseils locaux représentatifs furent crées et dotés d’organes spécialisés dans l’aménagement des villes.316

‘« Sa référence première fut l’expérience urbanistique occidentale du 18ème siècle avec ses critères de rationalité et d’organisation consciente… »317

Vers 1878 , la municipalité entreprit un grand projet d’embellissement pour aérer le centre-ville et pour créer un centre civique à la place du Bourg.

Avec cet urbanisme ottoman progressiste, la ville entra dans une longue démarche de modernisation, touchant à la fois les références, les acteurs, les espaces et les modes de vie.

‘« De fait, elle indiquait la fin de la ville de l’ancien type arabe et de ses modes de production, et l’émergence d’une cité contemporaine, semblablement aux autres villes impériales. C’était l’enjeu des Tanzimat, qui devaient montrer que les villes de l’empire pouvaient être d’aspect aussi « civilisé » que celle de l’Europe. »318

Avant le mandat français, les normes d’urbanisme étaient presque absentes, surtout que ce dernier était spontané sans aucune stratégie à long terme ; seuls quelques règlements fonciers relatifs à la propriété privée ont été crées durant la modernisation ottomane, connue par les Tanzimats.

Avec le Mandat français, la modernisation fut poussée à ses limites et la municipalité fut dirigée par les autorités françaises : un nouveau centre verra le jour, avec une nouvelle approche urbanistique progressiste : un urbanisme planifié, dessiné et imposé.

Sous le Mandat français, plusieurs réglementations en rapport avec des questions sanitaires et hygiéniques verront le jour.

‘« Avec le Mandat Français, de nouveaux systèmes d’organisation de l’espace vont être mis en place. Tout en terminant les travaux entamés par les Ottomans, l’aménagement va prendre une plus grande échelle, en englobant la totalité de la ville. C’est dans le centre qu’il va le plus s’affirmer, avec la mise en scène d’un paysage colonial français. »319

Avec l’indépendance, la production urbaine se résuma par la création de plusieurs lois d’urbanisme et par plusieurs études et projets importés pour aménager la ville au début (projet Danger en 1932 et projet Ecochard en 1943 ) et son centre-ville plus tard (projet de l’Atelier Parisien d’Urbanisme de 1977, projet de OGER Liban en 1983, le Schéma Directeur de la région métropolitaine de Beyrouth en 1986 …) : la plupart de ces projets à référentiels importés de l’Occident furent écartés, laissant la place à l’urbanisme spontané, mais cette fois-ci, sans la présence de « Médiateurs » :

‘« Après plus de cent ans de pratiques concertées, l’urbanisme redevient spontané, comme du temps de la cité arabo-ottomane classique, mais sans le juridisme sourcilleux et la régulation communautaire naturelle qui en limitaient alors les possibles démesures »320

Vers le début des années 50, une première politique urbaine, entreprise et gérée par l’Etat Libanais fut lancée321 ; parmi ses éléments principaux :

l’établissement et l’approbation d’un plan directeur pour la ville de Beyrouth (1951-1954) et sa répartition de la ville municipale de Beyrouth en 10 secteurs de servitudes différentes ; l’amendement de loi de la reconstruction par la loi du 20 Janvier 1954.

Vers 1962, « le code de l’urbanisme » fut crée pour la première fois de l’histoire du Liban, inspiré en gros de la loi française de l’époque, proposant ainsi un document d’aménagement urbain complet.

Ce code désigna l’organisme compétent et fixa les moyens juridiques et opérationnels des projets d’aménagement urbanistiques.322 Il définit la Direction Générale de l’Urbanisme (DGU) , le conseil supérieur de l’urbanisme et leurs compétences respectives ; les Plans Directeurs d’Urbanisme ; le permis de construire ; le lotissement et le remembrement .

Avec la guerre, l’urbanisme spontané continua à dessiner les espaces de la ville ou à les effacer…Après la guerre, et avec le début de la nouvelle ère de paix, la production urbaine de la ville et reconstruction vis rentrer de nouveaux acteurs, cette fois-ci ni publics ni communautaires, mais privés.

En effet, deux grands projets sont en cours actuellement, le premier celui de la reconstruction du centre-ville, géré par une société privée Solidere, et le deuxième , celui de l’aménagement de la côte Nord de la ville (Dbayeh) géré par Elynor et la société nationale des entreprises.

‘« La période de l’après-guerre est caractérisé par une appropriation de l’espace du centre-ville par un groupe d’entrepreneurs et de technocrates gravitant autour du Pouvoir exécutif…Ainsi, d’une ville aux fonctions commerciales et de services, Beyrouth sera vouée principalement aux finances internationales, aux activités tertiaires de pointe, à la résidence de standing. »323

Quant au reste de la ville, il est toujours délaissé aux tentatives spontanées, focalisant ainsi le travail au centre de la capitale, ce qui ouvre à plusieurs interrogations :

Comment et dans quel but est aménagé le centre-ville de Beyrouth ? Pour qui sont aménagés ses espaces publics ? Quels sont les référentiels qui les sous-tendent ? Qui sont les principaux acteurs impliqués dans ce processus de reconstruction ? Quel est le rôle des institutions publiques, en particulier des administrations de l’Etat et de la municipalité de Beyrouth ? Ont-ils des stratégies ou des politiques pour aménager les espaces publics de la ville, ou bien ne sont-ils que des cadres institutionnels…vides de toute vue à long terme ?

Dans ce qui suit, nous essayerons de répondre à ses différentes questions, en déchiffrant les principaux acteurs actuels d’aménagement d’espaces publics et en décodant par suite leurs différents référentiels et objectifs dans la mesure où ils existent !..

Mais avant d’entamer cette partie, nous exposons les résultats de deux questions posées aux beyrouthins lors de nos enquêtes, et qui interrogent les référentiels et objectifs des nouveaux espaces publics récemment aménagés ou en cours d’aménagement :

‘« A votre avis, pensez-vous que les espaces publics conçus par les décideurs ont un sens pour l’ensemble du public ou un sens particulier et intérêt particulier ? »’
Figure 62. Question sur le sens des nouveaux espaces publics de Beyrouth.
Figure 62. Question sur le sens des nouveaux espaces publics de Beyrouth. Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002

Seuls 20% ont choisit la première réponse, celle du sens pour l’ensemble du public ; alors que pour 71% des interrogés, les espaces publics sont conçus pour des intérêts particuliers et privés.

Ainsi, pour 20% des interrogés, les espaces publics de la ville, récemment aménagés ou en cours d’aménagement, sont des espaces ouverts à tout le monde sans aucune distinction ou exclusion, ce qui créera par suite une image collective issue d’une appropriation collective ; en effet, deux catégories de réponses expliquent ce choix :

La première, celle d’une construction d’une nouvelle image interne et externe de la ville à travers ses espaces publics ce qui favorise le développement de la capitale.

La deuxième catégorie, celle de l’absence des barrières physiques et confessionnelles dans ces espaces publics contrairement aux autres espaces publics de la capitale, en plus de leur localisation géographique au milieu de la ville.

D’autre part, 71% des interrogés ont bien insisté sur l’intérêt privé et particulier qui sous-tend l’aménagement des nouveaux espaces publics de la capitale :

« Ils sont souvent inadéquats avec les attentes du grand public… » ; ceci s’explique par les réponses données par les gens et qui se divisent en trois groupes :

En premier lieu ; c’est la dimension politique : pour surpasser ou cacher le problème politique actuel dans le pays, les décideurs sont en train de créer des espaces publics en essayant de jouer sur l’image politique de la ville comme une ville cosmopolite, sans régler le fond du problème, la réconciliation entre tous les libanais.

‘« les espaces publics récemment aménagés sont crées pour le seul but de faire oublier au peuple libanais sa cause politique pour le transformer en un esclave économique. »’

En deuxième lieu, c’est la dimension professionnelle et technique : pour un groupe de gens, ces espaces publics ne sont pas bien étudiés pour accueillir toutes pratiques sociales, ce qui limiterait leur appropriation éventuelle.

Ensuite vient le problème de « l’intérêt général » à vrai dire, qui semble masqué par les intérêts privés qui ne pensent qu’à leurs propres profits : « Les décideurs au Liban ne pensent pas à l’intérêt public mais à l’intérêt particulier.

Enfin vient la dimension internationale et économique qui semble définir les vrais objectifs de ces espaces publics : c’est en premier lieu un travail d’attractivité pour capter des flux et des ressources économiques et financières tout en excluant la présence éventuelle du public local, semble-t-il.

Quant à la deuxième question, elle interroge le référentiel même des politiques d’aménagement d’espaces publics dans la capitale :

‘« Selon vous, quel est le référentiel des politiques des espaces publics, ou bien pourquoi sont-ils aménagés? »’
Figure 63. Question sur le référentiel des nouveaux espaces publics de Beyrouth.
Figure 63. Question sur le référentiel des nouveaux espaces publics de Beyrouth. Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002

Pour 31% des interrogés, les espaces publics de la capitale, récemment aménagés ou en cours d’aménagement sont crées pour donner une nouvelle de la ville. (référentiel spatial) ; alors que pour 66%, ils sont aménagés pour capter des flux économiques ; et enfin, seulement pour 3%, ils sont aménagés pour favoriser les rencontres entre le public beyrouthin.

Ainsi, seuls 3% des enquêtés ont affirmé la dimension sociale des nouveaux espaces publics de la ville argumentant leurs réponses par la capacité de ses espaces à intégrer toutes références communautaires, publiques ou privées, sans l’exclusion confessionnelle assez fréquente dans les autres espaces publics de la ville.

Ensuite, pour 31% des interrogés, ces espaces sont aménagés dans un but spatial, celui de donner une nouvelle image physique de la capitale :

La première catégorie de réponses explique ce choix spatial par une question esthétique, voire architecturale et patrimoniale.

‘« c’est l’intégration du modernisme au sein de l’histoire qui se joue à travers ces espaces publics »’

la deuxième catégorie de réponse, explique ce choix spatial par une nécessité physique qui favorise un certain discours politique loin de tout contenu social :

‘« pour dire seulement qu’il y a des espaces pour le public »…’

Quant à la troisième catégorie, ces espaces ont pris une « nouvelle coiffure » pour « refléter la puissance politique et financière de quelques acteurs économiques et politiques afin qu’ils s’imposent spatialement et politiquement et qu’ils marquent l’histoire de la ville par quelques grands gestes architecturaux.

Enfin, pour 66% des interrogés, ces espaces sont aménagés pour le seul but économique, celui de capter des flux financiers internationaux et arabes.

‘« sous prétexte de donner une nouvelle image à la ville, ces espaces sont conçus pour capter des flux économiques loin d’un vrai souci de favoriser les rencontres entre le public beyrouthin »…’ ‘« Ils attirent les touristes es pays arabes du Golfe, c’est une circulation de cash en consommation… »’

Ainsi, et après avoir testé les deux questions avec une partie du public beyrouthin, à travers notre enquête de terrain, nous passons aux différents acteurs qui ont participé et qui participent toujours à l’élaboration et à la constitution de ces espaces publics ; mais avant de les décoder, nous exposons rapidement les principaux encadrements juridiques qui définissent actuellement les cadres du pratique de l’urbanisme au Liban.

Notes
310.

DAVIE M., « Beyrouth et ses faubourgs (1840-1940) : une intégration inachevée », 1996,op.cit.,p.13.

311.

DAVIE M., « Beyrouth et ses faubourgs (1840-1940) : une intégration inachevée », 1996,op.cit.,p.26.

312.

DAVIE M., « Beyrouth et ses faubourgs (1840-1940) : une intégration inachevée », 1996,op.cit.,p.26.

313.

DAVIE M., « Beyrouth 1825-1975, un siècle et demi d’urbanisme », 2001,op.cit., p.24.

314.

DAVIE M., « Beyrouth 1825-1975, un siècle et demi d’urbanisme », 2001,op.cit., p.36.

315.

DAVIE M., « Beyrouth 1825-1975, un siècle et demi d’urbanisme », 2001,op.cit., p.37.

316.

DAVIE M., « Beyrouth 1825-1975, un siècle et demi d’urbanisme », 2001,op.cit., p.51.

317.

DAVIE M., « Beyrouth 1825-1975, un siècle et demi d’urbanisme », 2001,op.cit., p.51.

318.

DAVIE M., « Beyrouth 1825-1975, un siècle et demi d’urbanisme », 2001,op.cit., p.69.

319.

EL-ACHKAR E., « Réglementation et formes urbaines, le cas de Beyrouth », op.cit., 1998, p.61.

320.

DAVIE M., « Beyrouth 1825-1975, un siècle et demi d’urbanisme », 2001,op.cit., p.114.

321.

EL-ACHKAR E., « Réglementation et formes urbaines, le cas de Beyrouth », op.cit., 1998, p.18.

322.

Revue trimestrielle publiée par l’ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth, N°10.

323.

DAVIE M.F., « L’Etat-Nation et les espaces publics dans les grandes villes du Levant , (1800-1995) », op.cit., Montpellier, 1996, p.7.