6- De La place des Martyrs à l’Avenue du nouveau Martyr : l’espace public !

Cette place a plusieurs noms dans l’histoire : de la place du Borj à la place Hamidiyé, de la place des Canons à la place de l’union, de la place de la liberté à la place des Martyrs, cette Saha (place) n’a aujourd’hui plus de limites.

Figure 88. Place des Canons au début du siècle.
Figure 88. Place des Canons au début du siècle. Source : Fouad Debbas "Beirut Our Memory, An Illustrated Tour int the Old City from 1880 to 1930", (c) 1986 Naufal Group, Beirut, Lebanon, (c) 1986, Cesar Debbas & Fils, Beirut

Au début se trouvait un espace libre bordant la partie Est des murailles de la vieille ville : la place était une vaste étendue déserte, envahie par les herbes folles et située sous la principale tour de la ville, le Borj el Kachaf (la tour de guet), bâtie sur une forteresse datant des croisés, d’où son nom “Sahat al Borj”. En 1632, l’émir Fakhreddine2 fit restaurer cette Borj, et édifia un palais entouré de jardins somptueux. (ce palais fut malheureusement détruit en 1881). Au début du 19èmesiècle, des canons qui protégeaient la ville étaient disposés au pied de la tour el Kachaf . D’où son nom, la place des canons. La fin du 19ème siècle constitue l’âge d’or de la place . Elle prend à partir de cette époque la forme que nous lui connaissions avant-guerre. En 1878, la municipalité décide de l’aménager dans le cadre d’une politique urbaine globale : de marginale auparavant, étant située hors les murs, elle devient centrale : baptisée place Hamidiyeh en l’honneur du Seltan Abdelhamid 2, elle devait exprimer l’allégeance de la ville à l’empire et une identité ottomane moderne et “civilisée”. Elle fut donc aménagée dans le modèle des places centrales des villes de l’empire, elles-mêmes inspirées de modèles européens.374 Cette place publique avait la composition urbaine suivante :

une place rectangulaire de trois cents mètres de long et sur cinquante mètres de large (Baptistan Poujoula, 1861), un jardin public au centre de la place avec Kiosque à musique et café. Sur son côté Nord-Est on construit un sérail (1884) nommé le petit sérail en opposition avec le grand (une ancienne caserne militaire turque sur une colline de la vieille ville ), un édifice typique des monuments civils ottomans de l’époque, qui servit de siège au gouverneur de la ville et devient par la suite la municipalité puis servit de siège au gouverneur du Grand Liban. Sur le côté Est fut élevé le siège de la banque ottomane. La partie Sud de la place sera envahie par les hôtels, cafés, restaurants, cabarets, théâtres… A l’angle Sud-Est fut construit sur les ruines de la tour de Fakhreddine, un café-concert qui deviendra célèbre, le Parisiana. Sur le côté Ouest fut aménagé le pittoresque souk des bijoutiers, qui drainera dans les années cinquante et soixante des flots de touristes.

La place sera pavée en 1903 et les premiers tramways, sonores et bringuebalants, y feront leur apparition en 1906. Après la révolution des jeunes Turcs en 1908, elle sera baptisée place de L’union (le nom ottoman de la place ), et le jardin prendra le nom de jardin de la liberté. Derrière la partie Est de la place, se trouvait “le quartier réservé”, le bordel dont les activités avaient été réglementées, dès 1880. En août 1915, 11 hommes qui avaient eu le malheur de vouloir résister à l’occupant turc vécurent sur cette place rayonnante de vie leurs derniers moments : ils furent pendus à l’aube du 21. Le 6 mai 1916, les potences se dressent à nouveau pour 14 autres nationalistes.

Au lendemain de la grande guerre, avec l’arrivée des français, la politique fait irruption sur la place, qui devient un exutoire pour les adversaires du Mandat : c’est dans ce périmètre que se produiront des accrochages entre ces derniers et les forces de la répression. La place fut alors rebaptisée, place des Martyrs.375

La place des Canons grandit, évolua avec le temps, abrita des cinémas célèbres, le Dunia, le Roxy, le Rivoli qui remplaça le petit Sérail rasé en 1950 : le son des klaxons, des bostas qui avaient remplacé les tramways était le signe d’une vie publique d’un centre vivant. A la fin des années quarante, après la démolition du petit Sérail, et l’arrivée massive des capitaux arabes, qui iront s’investir dans de nouveaux quartiers, commence son déclin, au profit de secteurs à l’ouest de la ville, d’abord Bab-Edriss, la place de l’Etoile, la place et la rue Riad el Solh, ensuite Hamra et Raouché.

Aujourd’hui, vaste étendue vide au milieu d’un centre-ville en cours de reconstruction, elle attend qu’on lui rende une nouvelle vie et une âme.

Figure 89. Place des Canons en 2004.
Figure 89. Place des Canons en 2004. Source : Valérie KHOURY 2004

Notes
374.

DAVIE M., « Globalisation et espaces publics du centre-ville de Beyrouth », une approche historique

375.

le 6 mai 1937, le gouvernement Libanais proclame le 6 mai journée des Martyrs (en mémoire des martyrs exécutés sur la place par Jamal Pacha ) : en 6 mai 1954, le président de la république M. Chamoun pose la pierre d’un futur monument aux morts : le 24 avril 1960, les statuts des martyrs sont hissées sur leur socle : le 6 mai 1960 le président Chéhab inaugura le statut : criblé de balles, amputé mais toujours debout, le célèbre monument est devenu le symbole d’un centre-ville dévasté : actuellement la statue est en cours de restauration.