a- La dimension cognitive des politiques et projets proposés 

D’après Jobert et Muller, la dimension cognitive d’une politique publique a pour objectif de fournir les éléments d’interprétation causale des problèmes à résoudre ; ces éléments se construisent à trois niveaux : une représentation globale, une représentation sectorielle et des éléments de transaction.

Or, en analysant les « éléments d’interprétation causale » des problèmes à résoudre, formulés à travers les nouveaux projets et politiques d’aménagement des espaces publics à Beyrouth, nous relevons les remarques suivantes :

Au niveau des 3 politiques élaborées ( Schéma Directeur de la RMB, Plan Vert de Beyrouth, et Schéma Directeur Vert de Solidere ), les questions formulées regroupent des dimensions tantôt globales tantôt sectorielles de l’image sociale de la société beyrouthine :

En commençant par le SDAU de la RMB, il a bien posé toute une série de questions aussi globales que sectorielles : comment peut-on affirmer le rôle du centre-ville tout en restructurant l’agglomération à travers l’affirmation et la création de centres secondaires périphériques ? Comment peut-on réintégrer les quartiers périphériques communautaires dans continuité naturelle du centre tout en conservant leurs spécifictés ? Ainsi, et dès son élaboration, ce SDAU a apporté des éléments d’explication à la causalité des problèmes locaux qui se basent sur l’éclatement de la ville en plusieurs territoires communautaires : cette territorialisation des communautés a induit à une spacialisation des pratiques sociales, projetant ainsi des quartiers périphériques communautaires et confessionnels donnant lieu à des pratiques quotidiennes assez différentes. Or ces questions ont été reprises et modifiées dès les années 90 par le CDR qui a donné une priorité au transport selon son interprétation des causalités du problème d’intégration et d’unification de la ville, niant ainsi les capacités et les atouts des espaces publics comme éléments fédérateurs dans une vraie politique globale de réconciliation.

Quant au Plan Vert de la «ville de Beyrouth, il explique l’absence d’une identité globale à la ville par des handicaps environnementaux en relation avec une crise des espaces verts « squattés » par le béton, niant ainsi des liens historiques et géographiques : dans quelle mesure peut-on réinventer l’identité de la ville à travers un paysagement qui respecte son histoire et ses réalités sociales et culturelles ? Ce plan qui s’intéresse aux limites municipales de la ville, semble privilégier dans son interprétation, les dimensions spatiales et environnementales au détriment des dimensions socio-culturelles et politiques, contrairement au SDAU RMBde 1986. Ainsi, et loin de fournir des éléments d’une représentation globale qui pourront former une référence à la ville, les problèmes et enjeux sont interprétés selon une dimension sectorielle qui privilégie la dimension paysagère sur toute autre dimension.

Enfin, le Schéma Directeur Vert de Solidere explique l’absence d’une identité globale à la ville par la détérioration de son centre-ville qui doit être dorénavant l’élément fédérateur de toute politique globale : comment peut-on créer au centre-ville une zone de ralliement de la trame sociale beyrouthine ? Comment peut-on revaloriser l’image te l’identité de la ville tout en respectant les liens entre le présent, le passé et l’avenir ? Or ces questions, bien qu’elles soient pertinentes, ont été formulées à l’échelle du centre-ville, niant ainsi les atouts d’une globalité territoriale plus importante, celle de l’agglomération beyrouthine qui s’impose aujourd’hui comme l’échelle pertinente de toute intervention.

Bref, ces trois politiques montrent qu’il y a une différence dans les interprétations des causalités des problèmes de la ville, où chacun semble privilégier une piste au détriment de l’autre.

Quant au niveau des projets proposés, chacun d’eux semble privilégier une échelle ou un secteur, tout en essayant de répondre à une certaine vision globale en relation avec les 3 politiques déjà évoquées : dans quelle mesure peut-on privilégier la réconciliation entre les beyrouthins après tant d’années de guerre en leur aménageant des espaces publics communs, en particulier dans des endroits stratégiques  ( le Bois des Pins ) ? Comment peut-on réconcilier la mer, et la nature avec la ville tout en offrant aux beyrouthins un grand espace public, de loisir et de rencontre  ( la Marina du centre-ville ) ? Des questions globales et symboliques : dans quelle mesure peut-on affirmer l’importance de la réconciliation et du pardon entre les Libanais en le symbolisant par un jardin public ( jardin du pardon ) ? Dans quelle mesure peut-on affirmer le rôle international de la ville de Beyrouth notamment de son centre-ville tout en le symbolisant par un jardin public ( le jardin international ) ? Des questions sectorielles touchant à des sujets assez diversifiés, en particulier le patrimoine de la ville : dans quelle mesure peut-on consolider la mémoire de la ville tout en revalorisant ses différentes époques ( le jardin des Bains Romains ) ? Comment peut-on moderniser le centre-ville tout en respectant son patrimoine et ses spécificités locales ( place de l’Etoile, place des Martyrs ) ?

Dans quelle mesure peut-on construire les souks traditionnels dans une approche moderne, tout en respectant les spcécificités patrimoniales du lieu ( les souks arabes ) ?

Ainsi, ces différents projets interprètent différemment les causalités des problèmes locaux, selon plusieurs niveaux et échelles.

Enfin, quant aux différentes mesures d’accompagnement, elles ne semblent pas accorder une grande importance à la formulation des questions pertinentes ou à la recherche approfondie des causalités des problèmes locaux : elles se contentent à poser des questions assez simplistes et temporaires écartant toute échelle globale et multidimensionnelle et ne se limitant qu’au niveau sectoriel : comment peut-on aménager des espaces publics en mobilisant les lois et les règlements ( la DGU) ? Comment peut-on privilégier l’aménagement des espaces publics tout en l’écartant des priorités d’intervention ( le CDR ) ? Comment peut-on privilégier l’aménagement des espaces publics en facilitant les procédures administratives (IDAL, LINORD) ?

En résumé, parler d’une seule dimension claire et pertinente dans les différents projets, politiques et mesures d’accompagnement d’aménagement d’espaces publics à Beyrouth semble très loin de la réalité : selon l’instance, ou l’échelle privilégiée, chacun semble interpréter la causalité des problèmes en évoquant des pistes privées, communautaires ou collectives, tout en exprimant des priorités assez diversifiées et parfois contradictoires.

Or selon notre analyse des pratiques sociales dans les différents espaces publics de la ville, les beyrouthins ne semblent pas avoir à leur tout les mêmes interprétations : pour la plupart, la causalité de ces problèmes s’explique par un manque d’une vision globale à l’échelle de l’agglomération et qui pourrait mobiliser toutes les compétences publiques et privées afin de construire une représentation globale, intégrante et partagée. Pour d’autres, la reconnaissance de l’autre semble définir « l’action clé » qu’il faut insérer dans une politique globale de réconciliation.

Ainsi, il me semble qu’il est urgent aujourd’hui de reformuler les questions pertinentes à l’échelle de l’agglomération, tout en reconnaissant en premier lieu les spécificités locales de chaque espaces : reconnaître l’autre et son espace, le décoder et essayer de trouver des interprétations communes aux causalités des problèmes de la ville qui touchent sa coupure physique et sociale semblent être les éléments majeurs d’une vraie politique à construire.

Pour comprendre les limites des questions actuelles posées par les différents acteurs à travers les projets, politiques et mesures d’accompagnement, nous passons à l’analyse de la dimension normative des référentiels proposés afin de tester leur cohésion avec les questions qui les sous-tendent.