Section 1 :
Entre participation, concertation, consultation, information et imposition : le public beyrouthin, un public spectateur ?

Selon nos enquêtes menées durant l’Eté 2002 à Beyrouth, la plupart des beyrouthins ont regretté le fait qu’ils ne soient pas intégrés d’une manière ou d’une autre voire consulté avant et durant l’aménagement des espaces publics de la ville.

En effet, nous avons demandé aux gens de nous définir leur rôle dans l’élaboration des politiques et projets actuels d’espaces publics :

«  Quel(s) rôle(s) avez-vous dans la constitution des espaces publics à Beyrouth ?  »
Figure 108. Question sur le rôle des beyrouthins dans la constitution des espaces publics de Beyrouth.
Figure 108. Question sur le rôle des beyrouthins dans la constitution des espaces publics de Beyrouth. Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002

Quant aux réponses, la majorité des gens ( 74%) ont exprimé leur absence totale en affirmant qu’ils n’ont aucun rôle à jouer :

Pour une grande partie, les responsables ne respectent pas leurs avis et ne les prennent pas en considération : cette attitude négative induit une certaine impuissance dans la partie des habitants :

‘« Personne ne respecte notre avis »’

Pour une autre partie, les décideurs travaillent selon une logique fermée et personnelle : cette logique est loin d’être ouverte et intégrante et ne laisse pas de place à aucune vision partagée :

‘« Le cercle des gens qui prennent les décisions est un cercle hermétiquement fermé »’

D’autre part, beaucoup de gens ont exprimé une absence de communication avec les responsables qui travaillent selon leurs intérêts privés, tout en imposant leurs choix et leurs façons de voir les choses sans prendre en compte les attentes des gens :

‘« Les espaces publics nouveaux ont été imposés par des autorités précises ; ils ne symbolisent pas nécessairement les aspirations du public »’

Enfin, une grande partie des interrogés ont exprimé leur enthousiasme et leur motivation à participer dans l’action publique, en particulier dans les nouveaux projets d’espaces publics : cependant, ils ont expliqué leur incapacité par l’absence d’instances de médiation ou de participation, voire par l’absence de moyens et méthodes permettant leur participation.

Ces 4 pistes de réponses expliquent déjà l’absence des beyrouthins dans toute politique ou projet urbain tout en insistant en gros sur l’incohérence de leur vision avec celle des responsables d’une part, et sur l’absence de moyens et méthodes, voire d’une culture de projet et de partage d’autre part.

Pour comprendre le sens de ses raisons, nous passons à la deuxième question posée aux beyrouthins et qui interroge la production des espaces publics d’une part, et leurs attentes et pratiques sociales de l’autre part :

«  Quels types de relations y a-t-il entre les espaces publics conçus et produits par les professionnels d’une part et vos différentes pratiques et attentes d’autre part ?  »
Figure 109. Question sur la cohérence entre les attentes du public beyrouthin d’une part et des politiques et projets d’aménagement d’espaces publics d’autre part. Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°2, été 2002

En effet, 53 % ont exprimé qu’ils ont une relation neutre avec les espaces publics conçus et aménagés par les décideurs : pour eux, ces projets ont passé « à côté » de leurs désirs et attentes en leur proposant des espaces publics artificiels vides de leurs contenus : des espaces touristiques aménagés plutôt pour changer l’image de la ville selon des intérêts économiques privés, écartant toute possibilité de réaménager des lieux de brassage social, des lieux de contact et d’intégration :

« J’ai eu la chance étant petite de voir Beyrouth d’Antan. Le Beyrouth actuel est factice, artificiel et dénué d’humanité : ce sont des blocs de construction »roses » sans âmes ni vie. Ce n’est pas Beyrouth… »

D’autre part, 40 % ont exprimé qu’il y a un grand écart entre leurs attentes et pratiques sociales d’une part et les nouveaux espaces publics proposés et aménagés par les décideurs d’autre part.

Cette attitude s’explique par les raisons suivantes :

Pour une grande partie des gens, les nouveaux espaces publics sont aménagés pour des intérêts privés et pour une certaine classe plutôt riche ce qui les rend inaccessibles par tout le monde :

‘« D’abord, c’est clair que l’espace public n’existe plus ; il est remplacé par l’espace privé qui est conçu pour les seuls riches du pays…et donc le public a un difficile accès à ces espaces plutôt privés que publics… »’

Pour une autre partie, les professionnels de l’espace sont très loin du public et continuent toujours à travailler dans leurs visions sectorielles : ces visions semblent confirmer un problème au niveau des pratiques de l’urbanisme qui semblent plutôt proches au fonctionnalisme français.

‘« Les professionnels ne pensent pas comme moi…ils sont loin du public »’

Pour d’autres gens, ces espaces sont aménagés d’une qualité très élevée ( surtout au niveau des matériaux, mobiliers urbains…) et manquent énormément d’espaces ouverts qui soient plutôt populaires et simples :

‘« Il n’y a pas de grands espaces ni de matériaux convenables pour s’amuser ou passer le temps ».’

Pour une autre partie des gens, ces espaces publics ne sont pas multifonctionnels, car ils ne semblent pas privilégier une appropriation de tout âge ni de toute classe sociale.

‘« Je m’attendais vraiment a des espaces aménagés pour tout le monde »’

Ainsi, et en croisant ces réponses avec les nôtres, en particulier celles élaborées dans la deuxième partie, il nous semble qu’il existe un vrai écart voire une vraie divergence entre les espaces publics aménagés et conçus uniquement par les professionnels d’une part et les attentes et désirs des gens d’autre part.

En effet, aucune enquête publique n’a été faite avant et durant l’élaboration des différentes politiques et projets urbains : ils sont plutôt conçus dans des bureaux fermés par des « techniciens » spécialisés et sous les objectifs des « politiciens » responsables de ces différents projets.

Pour comprendre cette absence presque totale des beyrouthins, nous passons d’une manière plus approfondie à l’analyse des raisons qui ont induit une telle pratique et de tels choix.

Ainsi, et dans l’absence de toute participation directe du public beyrouthin dans l’élaboration des politiques et projets urbains en relation avec leurs espaces publics, il serait pertinent de comprendre en premier lieu les conditions qui n’autorisent pas une telle démarche.