Section 5 :
La place de l’Etoile : un seul espace, plusieurs identités ? sémiologie urbaine et représentations 

1- Place de l’Etoile : une identité propre ?

S’interroger sur l’identité de la place de l’Etoile semble décoder l’histoire, le présent et le futur de la ville de Beyrouth, voire même du pays.

Ces trois moments semblent s’incarner dans les représentations des usagers et des habitants de la ville de Beyrouth.

Selon nos enquêtes effectuées durant ces 3 dernières années, et particulièrement celle de décembre 2003 et janvier 2004, la place représente plusieurs images et symboles reflétant ainsi plusieurs identités :

Figure 138. Question sur l’appellation de la place
Figure 138. Question sur l’appellation de la place Source : Joseph SALAMON, questionnaire N°3, 2003/2004

75% des enquêtés nomment la place comme « Centre-Ville » : cette nomenclature est souvent utilisée en langue française même chez les moins éduqués ( 50% ), ou en langue anglaise «  le down town »( 25%). Cette nomenclature est intéressante surtout qu’elle reflète en elle une recherche d’un centre complètement démoli durant la guerre : à la fois un centre social qui pourrait assurer une réconciliation et une co-présence entre les différentes communautés ; et un centre urbain qui pourrait recréer et restructurer un espace public perdu avec les années de guerre.

Pour ceux qui la nomment en français, le centre-ville représente plutôt le quartier du Mandat français récemment rénové : un lieu plein d’histoire et de présent ; alors que pour ceux qui la nomment en anglais, « le down town » représente plutôt le « futur » : un centre économique international, un quartier d’affaire…

Ces deux nomenclatures, bien qu’elles désignent le même endroit représentent deux visions différentes.

Ensuite, 15% nomment la place comme « Solidere » : cette deuxième nomenclature représente la société qui aménage le centre-ville. C ‘est plutôt le symbole d’une nouvelle pratiques urbaine et d’un nouveau pouvoir politico-économique. En effet, les réponses semblent affirmer cette hypothèse : « solidere » remplace désormais, et pour une grande partie «  la place de l’Etoile ».

Ensuite , 5% des enquêtés nomment cette place comme le « balad » qui signifie le pays en arabe : cette nomenclature est largement utilisée par les plus vieux qui continuent à la nommer en arabe : elle signifie pour eux leur histoire personnelle ( et pas celle des anciennes époques ), celle des années 50, 60 et 70.

Enfin, seuls 5% des enquêtés ont utilisé l’expression « place de l’Etoile » pour désigner la place : comme si cette nomenclature n’est plus à la hauteur du lieu : un lieu porteur de mémoires, un lieux qui fut le nouveau centre du pays…la place du parlement…En effet, cette nomenclature n’est utilisée par la presse et par les élus que pour désigner le centre de pouvoir politique : le parlement. Est-ce un hasard que toutes les deux ( place de l’étoile et parlement) ne représentent plus le pays aujourd’hui ? Comme si la place de l’Etoile a dépassé l’histoire récente du pays : un pays et une ville en projet à la recherche d’un nouveau référentiel ! Comme si l’identité actuelle ne représentait plus la réalité du lieu : « la place de l’Etoile », la « place du parlement », a dépassé l’identité actuelle qui souffre, « l’espace public » qui souffre d’un manque d’une vraie identité : dorénavant c’est le rôle du « centre-ville » qui fouille dans l’histoire pour trouver cette ou ces identités ; c’est encore Solidere ou la projection vers le futur, vers une nouvelle « identité » qui est recherchée et exprimée dans cette nomenclature : c’est un espace public différent qui est recherché ici…c’est la ville internationale, la ville touristique…

Quant à Solidere, ils nomment cette place comme « Nijmeh square » combinant ainsi un mot en arabe et un autre en anglais : le mot « Nijmeh » qui signifie « étoile » en français est ainsi conservé en langue arabe dans la nomenclature officielle sur les plans et sur le site Solidere : selon les responsables de la communication de Solidere, cette nomenclature est significative et rappelle la mémoire du lieu. Les gens qui ont connu la « Sahat al Nijmeh » ( place de l’Etoile en arabe) doivent retrouvé la même nomenclature qui représente leur mémoire avant qu’elle soit la mémoire antique ou collective des libanais.

Figure 140. Question sur l’appellation de la place dans différents lieux de l’agglomération
Place Quartiers avoisinants Ville Agglomération
  Est Ouest Est Ouest Nord Sud
Centre-ville 50% Centre-ville 70% Balad 40% Centre-ville 66% Solidere 33% Centre-ville 52% Down town 40%
Down Town 25% Solidere 15% Down Town 25% Solidere 18% Down town 33% Solidere 25% Solidere 30%
Solidere 15% Place de l’Etoile en arabe 10% Centre-ville 15% Balad 16% Place de l’Etoile en arabe 13% Place de l’Etoile en arabe 15% Centre-ville 13%
Place de l’Etoile 5% Balad en arabe 5% Solidere 10%   Balad 13% Balad 8% Balad 13%
Autre 5%   Place de l’Etoile en arabe 10%       Place de l’Etoile 4%
Source : Joseph Salamon, 2003, 2004.

En effet, les enquêtes faites dans les autres parties de la ville et de l’aglomération beyrouthine appuient les réponses des usagers questionnés in situ et nous donnent des éléments approfondis sur la sémiotique des mots :

A l’échelle des quartiers avoisinant la place, on sent une grande différence dans la nomenclature sonnée à cette dernière :

  • Dans les quartiers Est, à majorité chrétiens ( Achrafieh, Sodeco), 70% des usagers de cette place la nomme par le terme « centre-ville », et ceci en langue française. Ensuite 15% la nomme Solidere ; enfin viennent les nomenclatures qui existaient avant la guerre, exprimée en langue arabe : place de l’Etoile (10%) et balad (5%). Cette place, et selon les nomenclatures données, représente pour ce type d’usagers, un contexte urbain original en cours d’aménagement.
  • Quant aux quartiers Sud et Ouest avoisinant la place, à majorité musulmans, 40% des usagers de la place la nomme comme le « balad » en langue arabe. Ce qui signifie le pays, ou plus la centralité et les années « glorieuses » du centre-ville. ( 1940,50,60). Ensuite, 25% nomment la place en anglais « down town » pour désigner, et selon eux, la reconstruction ; 15% la nomme en français « le centre-ville » et 10% la nomme « Solidere ». Enfin, 10% la nomme en arabe « place de l’Etoile ». Cette dernière nomenclature est devenue plutôt une nomenclature officielle, utilisée dans la presse locale pour désigner plutôt le pouvoir politique que la place elle-même.

Quant à l’échelle de la ville, quelques nuances dans la nomenclature diffèrent entre la zone Est et la zone Ouest de la ville :

  • Dans la zone Est, 66% des usagers de la place la nomme en français comme le « centre-ville » ; 18% la nomme « Solidere » et seuls 16% la nomme en arabe « balad ». La nomenclature en arabe « place de l’Etoile » est quasiment absente.
  • Dans la zone Ouest de la ville, l’intitulé « Solidere » est largement évoqué (33%) pour désigner la place : influencée plutôt par la référence Sunnite représentée par le premier ministre qui tient le projet politiquement, cette nomenclature est souvent utilisée dans cette zone de la ville. Ensuite, 33% la désigner en anglais « the down town » : une nomenclature rarement utilisée dans les zones Est. Et enfin, 13% la nomme en arabe « balad » et 13% la nomme « place de l’Etoile ».

Enfin, et à l’échelle de l’agglomération, quelques différences de nomenclatures ressortent encore de notre enquête :

  • Dans les zones Est et Nord, 52% nomment la place en français comme le « centre-ville » : cette nomenclature représente pour eux, et selon nos enquêtes, un lieux original et un cadre urbain assez estimé. Ensuite, 25% la nomme par « Solidere » pour symboliser la reconstruction. Et enfin, 15% la nomme en arabe comme « place de l’Etoile » et 8% la nomme en arabe comme le « balad ».
  • Quant à la zone Sud, 40% des usagers de la place la nomment en anglais par le terme « down town » pour représenter, et selon eux, la modernisation. 13% la nomment en français comme le « centre-ville », et 30% la nomment comme « Solidere ». Enfin, 13% la nomment en arabe « le balad » pour représenter les anciennes pratiques du centre-ville et 4% la nomment en arabe comme la « place de l’Etoile ».

Ces différentes nomenclatures sont encore connues par les chauffeurs de taxi ( même les illettrés) qui conservent toujours sa nomenclature arabe « balad » ou « place de l’Etoile ». Cependant, presque 18 chauffeurs sur 20 questionnés connaissent les 4 ou 5 autres nomenclatures.