« Lieu de sensibilité à l’autre », « à l’étranger », « au différent », l’espace public selon Richard Sennet est le lieu de rencontre avec l’autre : espace des frontières, espace de tout le monde, de la tolérance et du brassage social.
Selon notre étude et nos enquêtes, la place de l’Etoile ne cesse d’attirer les usagers de jour en jour : devenue l’espace de sortie le plus favorisé et le plus pratiqué chez les jeunes beyrouthins, chez les étudiants, chez les actifs beyrouthins et chez une grande partie des familles, la place de l’Etoile regroupe aujourd’hui la plupart des confessions libanaises.
Bien que les Chiites sont les moins présents sur cette place : selon nos enquêtes déroulées dans la banlieue Sud de Beyrouth, à majorité Chiite ces derniers expliquent leur absence dans le centre-ville en général, et sur la place de l’Etoile en particulier, pour deux raisons principales : la cherté du lieu et son ambiance jugée occidentale.
Sa localisation géographique au milieu de la ville, à la « frontière » entre les communautés, dans un lieu neutre semble favoriser la co-présence et la tolérance entre les différentes communautés : mais cette co-présence ne semble pas avoir dépassé le seuil de la tolérance pour arriver au brassage social : cette dimension sociale est toujours absente dans tous les espaces publics libanais en général, et beyrouthins en particulier.
En effet, la consommation semble être l’une des causes majeures qui favorise la co-présence des différentes communautés : une consommation complétée par une ambiance unique, par un cadre urbain et architectural très attirant : ces deux éléments semblent expliquer l’augmentation importante des usagers de la place plutôt que l’envie de se retrouver avec « l’autre » et de partager l’espace avec lui.
Mais ce lieu a au moins réussi à réunir une grande partie des libanais habitués depuis longtemps de vivre divisés dans des espaces communautaires.
Selon notre étude, la classe pauvre est l’absent majeur de ce lieu public : cela s’explique par la qualité et l’aménagement du lieu, son ambiance générale et sa vocation de restauration, sans oublier sa localisation géographique déconnectée à l’heure actuelle du reste de la ville.
Par ailleurs, une autre dimension sociale semble caractériser ce lieu : un espace de tourisme de premier choix largement fréquenté par les touristes et étrangers. Cette dimension qui augmente durant l’été semble laisser quand même aux beyrouthins une bonne place : il suffit de visiter ce lieu à n’importe quelle heure pour observer le « passant considérable » d’Isaac Joseph, où chacun se dévoile devant l’autre acceptant ainsi de partager avec lui le même espace public…en espérant que cela dépasse le cadre physique vers la construction d’une vraie citoyenneté…
Dans cet espace public, les libanais ne semblent pas totalement égaux : la cherté des restaurants semble hiérarchiser les usages créant ainsi une différence sociale : par contre, la reconnaissance de l’autre différent est bien assumée dans ce lieu. Un autre reconnu plutôt comme consommateur identique que comme co-citoyen. ( il suffit d’observer les différentes manifestations et les messages qu’elles portent pour réaliser l’ampleur d’une intégration toujours inachevée, pour ne pas dire absente. )
Toujours dans cette analyse des usages, le public de la place semble vivre des relations plutôt consommatrices ; bien que l’ambiance urbaine semble contribuer à construire des liens humains qui rappellent l’histoire et la mémoire du lieu : une histoire qui se dévoile et qui se réapprend de jour en jour.
Enfin, et selon nos enquêtes, la place de l’Etoile manque actuellement d’usages de proximité, largement présents dans d’autres espaces publics de la ville. ( le jardin de Sanayeh par exemple, ou la corniche de Beyrouth).Cela s’explique par la cherté du lieu et son incompatibilité avec les quartiers pauvres qui l’entourent ( Ras Nabeh, Basta…) : des quartiers qui n’ont pas été réaménagés dans le cadre du projet de reconstruction du centre-ville, qui semble ignorer leur présence. Une question largement abordée par MF Davie qui parle d’un îlot au milieu de la ville‘»’ 432, ou par N. Beyhum qui parle d’un désert au cœur de la ville.433
Toujours dans ce volet social, T. Khayat parle de filtrage culturel assuré par la présence de vigiles payés par Silodere.
‘« Les voituriers sont un premier contact avant de pénétrer dans un restaurant, et exercent de fait un rôle de filtrage »434 ’‘Or selon nos enquête menées sur la place et dans plusieurs endroits de la ville et de l’agglomération, ce rôle des vigiles ne semble pas être la première cause du filtrage de la population : la cherté et l’ambiance du lieu ressortent comme étant les causes principales du ’ ‘«’ ‘ filtrage ’ ‘»’ ‘. Très peu d’usagers ont évoqué l’influence aussi importante des vigiles sur leur accès ou non à la place et aux restaurants. ’
‘Cependant, et selon notre étude, on peut parler d’une ségrégation sociale et d’âge, loin d’une ségrégation communautaire : une hypothèse proposée par L Barakat et H. Chamussy, et validée par notre étude de terrain.’
‘« Le centre-ville pour les couches sociales favorisées, en particulier les jeunes adultes »435.’
DAVIE M., « Discontinuités imposées au cœur de la ville : le projet de reconstruction de Beyrouth », in Villes en projet(s), Actes du colloque de 1995, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Centre d’Etudes des Espaces Urbains CESURB, Talence, 1995.
BEYHUM N., « le désert au cœur de la ville, ou les nouvelles conceptions dans l’urbanisme moderne du Moyen Orient », in BEYHUM N., SALAM A., TABET J. (sous la dir.), « Beyrouth : Construire l’avenir, reconstruire le passé ? », Dossiers de « l’urban research Institute, édités avec le support de la Ford Foundation, Beyrouth, 1995, p.67.
KHAYAT T., « la rue, espace réservé : voituriers et vigiles dans les nouvelles zones de loisirs à Beyrouth », in « l’espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe », Géocarrefour, volume 77, N°3, 2002, p.283.
BARAKAT L., CHAMUSSY H., « les espaces publics à Beyrouth », in « l’espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe », Géocarrefour, volume 77, N°3, 2002, p.281.