CONCLUSION

Revalorisés dans la plupart des pays occidentaux depuis une vingtaine d’années, les espaces publics représentent aujourd’hui un « élément-clé » dans les études et recherches urbaines d’une part, et dans les projets urbains d’autre part.

Ils suscitent depuis, une lecture multidimensionnelle touchant à la fois les pratiques sociales, les opérations de renouvellement urbain, les choix politiques et économiques d’une ville, les études archi-urbanistiques et d’autres types de lectures.

Dans les pays orientaux en général, et au Liban en particulier, les espaces publics semblent représenter une complexité assez spécifique du lieu, où les logiques et intérêts publics semblent parfois confondus avec les intérêts privés et communautaires, souvent contradictoires.

Cette ambiguïté des espaces mène la plupart des chercheurs occidentaux à affirmer l’absence totale des espaces publics dans ce type de pays où les logiques communautaires et confessionnelles semblent se projeter sur l’espace, transformant ainsi l’espace public en un espace communautaire excluant toute mixité.

Selon notre étude, les espaces publics à Beyrouth regroupent une multitude de pratiques qui reflètent plusieurs lectures de l’histoire, du présent et du futur : ces différentes lectures qui se réfèrent aux communautés confessionnelles au détriment d’une lecture « citoyenne » multiculturelle semblent affirmer à l’heure actuelle une vraie crise de citoyenneté à l’échelle de la ville, de son agglomération et même du pays.

Territorialisés confessionnellement depuis plus que cent ans, la ville de Beyrouth fut divisée complètement entre les années 1975-1990 : cette division continue toujours à exister « moralement » dans la conscience des gens et se reflète dans leurs pratiques quotidiennes de l’espace :

Dans les périphéries, chaque espace public combine des appartenances et des identités confessionnelles bien qu’il soit ouvert et accessible aujourd’hui physiquement à tout le monde ; ceci n’empêche pas que des barrières socio-politiques et culturelles continuent à exister en l’absence d’une vraie politique de réconciliation qui semble toucher quelques espaces publics centraux de la ville, tout en ignorant totalement les vrais espaces publics quotidiens, devenus avec les années des espaces communautaires autonomes.

Or loin d’affirmer la lecture historique de l’un ou de l’autre des chercheurs, et qui n’est pas visée par cette recherche, on peut soulever quelques éléments de réponses sur l’état actuel des espaces publics à Beyrouth :

A l’heure actuelle, et après plus que 10 ans de fin de guerre, les communautés confessionnelles restent toujours un écran entre l’Etat et le citoyen : les rapports sociaux sont toujours médiatisés par les communautés reflétant ainsi plusieurs types de pratiques, voire plusieurs types d’espaces publics. Pour cela, parler d’espaces publics qui pourront regrouper tout le monde en dépit des références communautaires de chacun, voire de vrais espaces de rencontre et de socialisation à Beyrouth ne peut dépasser les limites d’un discours politique approprié par tout le monde depuis la fin de la guerre. Ce discours politique qui continue à nier l’importance des espaces périphériques de la ville ne fait que privilégier le centre au détriment des autres parties de la ville. Cependant, les espaces de consommation semblent prendre le relais des espaces publics urbains en privilégiant la co-présence des communautés sans prétendre assurer la réconciliation voire la reconnaissance de l’autre comme un vrai concitoyen.

D’autre part, les responsables politiques mènent depuis plus de dix ans une politique de reconstruction et de réconciliation visant la renaissance de l’espace public beyrouthin : pour comprendre cette politique, nous avons mené des études et des analyses détaillées des différents projets, politiques et mesures d’accompagnement des nouveaux espaces publics de la capitale :

Selon ces études, la plupart des politiques, projets et mesures d’accompagnement d’aménagement d’espaces publics à Beyrouth ne visent que des espaces centraux au détriment des quartiers périphériques qui regroupent plus que le tiers du peuple libanais.

Souvent confondus par des espaces verts, ces différentes références privilégient dans leurs lectures les aspects physiques et économiques au détriment des aspects socioculturels : aménagés d’une qualité architecturale assez importante, ils présentent aujourd’hui un vrai contraste avec les espaces publics périphériques de la ville : ces derniers continuent toujours à absorber les différentes pratiques communautaires en l’absence d’une vraie politique de réconciliation et de reconstruction à l’échelle de l’agglomération.

Figure 144. Centre-ville et périphérie
Figure 144. Centre-ville et périphérie Source : Valérie KHOURY 2004

Quant aux nouveaux espaces publics centraux, ils semblent privilégier un certain type de public en relation avec l’aspect économique et international. Bien que ces espaces ont commencé à regrouper quelques pratiques sociales limitées depuis peu de temps, ils ne semblent pas répondre aux besoins et désirs des beyrouthins, premiers absents lors de leur élaboration.

Ainsi, les logiques de constitution de ces espaces regroupent plusieurs intérêts : une diversité de forme est proposée aux futurs usagers de la ville, regroupant des places publiques, des jardins publics, des centres commerciaux, des parcs urbains, des parcs archéologiques, des corniches…Cette diversité d’offre d’espaces publics se caractérise par une homogénéité de traitement de qualité. ( mobilier urbain, carrelage au sol…)

Figure 145. le jardin public Gibran Khalil Gebran : centre ville de Beyrouth Source : Valérie KHOURY 2004

Quant aux référentiels de ces espaces publics, ils mobilisent largement les mémoires de la ville, en allant jusqu’aux époques antiques : des fouilles archéologiques, des monuments historiques à caractère politique et religieux, des idéologies et hypothèses historiques toujours non retrouvées ou non validées…( l’école de droit toujours non retrouvée…). Des espaces largement riches en histoire, qui « marient » des spécificités locales avec une modernisation recherchée. Quant au choix d’intégration et de conservation des vestiges archéologiques et des monuments historiques – mobilisés pour donner sens aux nouveaux espaces publics – ils semblent susciter un débat sur la notion de patrimoine au Liban.

Surtout que les nouveaux espaces publics sont souvent demandés de retisser les différentes mémoires de la ville et ceci pour des enjeux économiques, urbanistiques et politiques servant le profit du projet avant les pratiques sociales. Ces dernières largement citées par les différentes références d’aménagement semblent être toujours secondaires après dix ans de reconstruction.

Les études menées sur la place de l’Etoile dévoilent néanmoins un début de réappropriation de l’espace par les différentes communautés : cependant, ce lieu n’a pas toujours gagné le pari social, souvent utilisé par une certaine couche plutôt moyenne et aisée. Quant à la dimension de réconciliation, elle est largement mobilisée symboliquement dans l’espace public. ( le jardin du pardon, la zone des églises) Une co-présence de la plupart des communautés libanaises est cependant remarquée dans cet espace : quant à la réconciliation elle-même, elle est toujours reliée directement aux tensions politiques et communautaires à l’échelle du pays et de la région, laissant l’espace public construire quelques éléments symboliques.

En effet, cette réalité qui se trouve ailleurs, dans les périphéries de la ville n’est visée jusqu’à l’heure actuelle par aucune vraie politique d’aménagement d’espaces publics laissant ces espaces s’accroître selon des logiques et intérêts privés et communautaires malgré les quelques mesures ponctuelles soutenues par les collectivités locales.

D’autre part, la plupart de ces références d’aménagement ont été construits par des professionnels et des techniciens avec l’appui des élus et politiciens, écartant ainsi toute vraie participation du public beyrouthin.

Selon notre étude, les politiques et projets actuels ne forment pas un vrai projet de société : chacun se réfère à ses intérêts et aux échelles qui l’intéressent, écartant ainsi une vraie vue d’ensemble où tout le monde, habitants, élus, techniciens et acteurs locaux seront mobilisés autour d’un projet fédérateur.

Ceci s’explique par une double crise de médiation, la première en relation avec un manque d’une vraie culture de démocratie locale et le deuxième en relation avec un manque d’une vraie culture urbaine participative.

Cette double crise se reflète sur le terrain par des projets ponctuels, sans aucune vue d’ensemble à l’échelle de l’agglomération : ainsi, chaque acteur, et selon ses priorités et bénéfices se projette sur l’espace public, définissant par suite son usage et ses usagers : quant aux beyrouthins, ils ont été exclus de toute participation ne représentant pour les décideurs aucune compétence, même celle de leur cadre de vie.

Ce dernier est décidé et « calculé » par les techniciens qui, comme les politiciens manquent énormément d’une vision de partage, où la médiation intellectuelle ne semble pas les intéresser.

Ainsi, le travail technique de la ville est assuré uniquement par les professionnels de l’espace ( architectes et urbanistes) qui possèdent toujours une certaine légitimité « scientifique » excluant par suite toute coopération directe dans le travail de la conception, même avec d’autres disciplines comme les sciences sociales, politiques ou économiques.

Ces constats nous mènent à rejoindre la plupart des thèses actuelles, en particulier celles de N. Beyhum, M.et M.F.Davie, selon lesquelles, les espaces publics à Beyrouth ne peuvent pas devenir un lieu de socialisation et de réconciliation tant qu’ils ne sont pas appropriés par les habitants et les autres acteurs de la ville : d’où la nécessité d’une vraie médiation du « pouvoir » et « intellectuelle » afin de « composer » un projet commun.

Ces différents constats appellent à approfondir la recherche sur les conditions qui pourront remettre en question la totalité des espaces publics de la ville et de leurs références actuelles en commençant par l’échelle de son agglomération qui s’impose aujourd’hui comme l’échelle la plus pertinente pour toute intervention ; un travail qui sera accompagné d’une recherche spécifique sur les conditions et les modalités qui pourront relancer un vrai travail de médiation au niveau des politiques et projets urbains :

Dans quelle mesure peut-on intégrer les politiques et projets actuels d’aménagement d’espaces publics dans une politique globale à l’échelle de l’agglomération ? Quels types de référentiels doit-on privilégier afin de construire de vrais espaces publics ouverts à tout le monde créant ainsi une solidarité urbaine et sociale à l’échelle de l’agglomération beyrouthine ?

Dans quelle mesure peut-on créer des méthodes et outils de médiation, afin de renforcer la démocratie locale participative à Beyrouth ? Comment peut-on favoriser la participation de tous les acteurs de la ville de Beyrouth tout en diffusant les normes d’une nouvelle culture urbaine basée sur le partage et la concertation ?

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Joseph SALAMON

Lyon 2004