3. Une sortie possible : l’éducation.

Depuis deux décennies, de nombreuses mesures ont été prises pour tenter de réduire l’insécurité sur nos routes : principalement des actions sur l’infrastructure et sur les véhicules. Les Pouvoirs Publics tentent actuellement de changer le comportement du conducteur. En un an, le nombre de victimes de la route a baissé de vingt pour cent (chiffres 2003 non encore édités : 5732 tués). Les mesures réglementaires et les contrôles renforcés ont porté leurs fruits. Néanmoins, pour changer durablement et en profondeur les attitudes sur la route, l’éducation nous paraît un vecteur essentiel . Selon nous, elle est indispensable pour faire adhérer l’usager à l’idée de sécurité, de respect de la règle et des autres. Nous allons parler ici d’une forme particulière d’éducation du conducteur : la conduite accompagnée. Une fonction a vu le jour récemment : celle d’accompagnateur dans le cadre de l’Apprentissage Anticipé de la Conduite automobile (A.A.C.). Tout jeune a la possibilité, à seize ans, d’apprendre à conduire, pendant deux ans, sous la surveillance d’un conducteur expérimenté.

La conduite accompagnée est un enjeu, une question importante pour la société. Elle pose la question de la solidarité intergénérations 11 . L’implication des jeunes dans les accidents de la route est dramatique. Il serait tout à fait amoral que nous acceptions de perdre une partie de nos forces vives dans les déplacements automobiles. Le premier devoir d’une génération d’adultes est bien d’assurer la sécurité des générations montantes, des adultes de demain. Cela passe nécessairement par l’impérieuse nécessité d’offrir à nos enfants un système de circulation routière le plus sûr possible. Faire en sorte que tout le monde, et notamment les plus jeunes, puissent se déplacer sans risquer d’être impliqués dans un accident, ou tout au moins réduire ce risque, constitue un challenge pour la collectivité. De plus, ces enfants seront les acteurs de la société de demain, nous devons forger des mentalités qui les amèneront à considérer comme inacceptable, intolérable de perdre la vie ou être blessé sur la route.

Notre parcours.

Après de courtes études, je suis entré dans la vie active au sein de l’exploitation forestière familiale. A l’occasion de mes nombreux déplacements à bord de tout type de véhicule, j’ai découvert la circulation routière des années soixante-dix. Par goût du contact humain et de la mécanique, je décide cinq ans plus tard d’ouvrir à mon compte une auto-école. Je passe, sans préparation aucune, le Certificat d’Aptitude Professionnelle et Pédagogique pour l’enseignement de la conduite automobile et exploite un établissement pendant plusieurs années. Je reconnais qu’au départ, les préoccupations d’ordre pédagogiques ne me tourmentaient pas outre mesure. Pour moi, l’intérêt de cette profession consistait à entretenir de bonnes relations avec les gens, principalement des jeunes, et à leur faire obtenir le fameux permis de conduire. Néanmoins, peu à peu, je commence à faire des liens entre les accidents de la circulation et la formation des conducteurs, et je m’interroge sur l’efficacité de la formation initiale des automobilistes. Je me rends compte que la préparation que je n’ai pas eue en entrant dans ce métier me fait cruellement défaut. Commence alors pour moi une période de lectures : ouvrages de psychologie, de physiologie, de pédagogie, de mécanique. Je m’intéresse aussi à l’évolution du nombre et de la gravité des accidents ; nous ne développerons pas ici toute la formation du conducteur, mais je suis persuadé qu’un formateur convaincu est beaucoup plus efficace. Je m’aperçois que je parle beaucoup plus souvent de sécurité à mes élèves, je deviens en quelque sorte un militant.

Après dix ans d’exercice, je décide de me lancer dans la formation des moniteurs, Je suis divers stages et effectue de nombreuses lectures. J’obtiens le B.A.F.M. (Brevet d’Aptitude à la Formation de Moniteurs). J’assure alors la formation de formateurs, d’animateurs de sécurité routière dans un établissement privé.

Soucieux de prolonger ma réflexion sur l’apprentissage, la pédagogie, la sécurité routière, je passe cinq ans plus tard le concours d’Inspecteur des Permis de Conduire. Après une année de formation, je suis affecté au Ministère des Transports, Direction de la Sécurité et de la Circulation Routière, bureau de la Pédagogie de la conduite automobile. Mon rôle principal est d’assurer l’animation de sessions de formation destinées aux Inspecteurs du Permis de Conduire, dans leur mission de « Conseillers Pédagogiques des Enseignants ». Ces agents de l’Etat ont deux rôles bien distincts : faire passer des examens, et s’assurer de la qualité de l’enseignement au sein des auto-écoles. Ces activités me conviennent, je me réalise dans mon travail et je continue à me former en lisant, en échangeant avec mes collègues, en réfléchissant sur mon action et sur les possibilités de l’améliorer. Je suis en fait entré dans un processus « d’éducation tout au long de la vie ».

En 1992, je décide de suivre un cursus universitaire pour acquérir de nouvelles connaissances, d’autres compétences, et valider le parcours de formation déjà effectué. La seule voie qui s’ouvre à moi, à la seule fin de me former, est de solliciter une mise en disponibilité. Je l’obtiens, prêt à de grands sacrifices : pendant six ans, le salaire n’est plus assuré, la logistique de l’administration centrale n’est plus à ma disposition. Cette démarche s’inscrit dans les moyens que je mets en œuvre pour comprendre la formation du conducteur.

Dès 1994, je suis une formation en 18 mois à l’Université de Franche-Comté à Besançon et j’obtiens le Diplôme Universitaire de Formateur d’Adultes (DUFA), option ingénierie de la formation. J’enchaîne en m’inscrivant à l’Université Robert SCHUMANN à Strasbourg au Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées (DESS) Responsable en Formation d’Adultes. Pendant dix-huit mois, à raison d’une semaine par mois, je peux dire que j’ai « dévoré »  les cours et les livres avec une grande avidité. Le groupe « Andragogie », composé de huit personnes m’a permis de me réaliser en travaillant sans compter. Je me souviens que, hospitalisé pendant deux jours, mes camarades de cours faisaient le lien entre l’université et ma chambre d’hôpital. J’ai même préparé un exposé qu’un de mes amis s’est chargé de présenter à ma place au reste du groupe. Il est des moments qui restent gravés dans la mémoire pour toujours. En juin 1996, je suis reçu avec la mention très bien. Ayant l’intention de m’engager dans une recherche, je prépare en un an le Diplôme d’Etudes Approfondies (DEA) à l’Université Lumière Lyon 2. En juin 1997, muni d’une formation méthodologique, j’obtiens le DEA avec la mention bien. Au mois d’octobre de la même année, je m’engage dans cette thèse. Mon travail s’étalera sur six années. On peut considérer que c’est long, mais je dois dire que j’ai toujours mené les études tout en gardant une activité professionnelle. Je n’ai jamais sollicité d’aide financière, de prise en charge quelconque ni demandé à être déchargé de ma mission. J’ai en permanence assuré la part de service public qui m’incombait.

Formateur dans le domaine de la Sécurité Routière depuis vingt ans, nos activités actuelles consistent à assurer, dans le secteur privé, la formation initiale et continue des Enseignants de la Conduite Automobile et de la Sécurité Routière. Nous menons aussi des actions dans les entreprises, de transport notamment, nous effectuons la coordination pédagogique de l’examen d’Enseignant de la Conduite sur le centre de Dijon qui regroupe huit départements. Nous participons enfin, dans le cadre de la Loi sur le Permis à Points, à l’animation de stages de sensibilisation aux causes et conséquences des accidents de la route, destinés aux conducteurs ayant perdu des points sur leur permis de conduire, qui veulent en récupérer une partie.

La pratique et l’expérience nous posent le problème du sens de notre action. Le point de départ de la formation d’adultes est souvent constitué de présupposés ; la pédagogie procède fréquemment de l’implicite, du non théorisé. Nos interrogations concernent les référents théoriques qui sous-tendent nos activités. Le questionnement est encore plus aigu lorsqu’on forme des formateurs : qu’est-ce qu’apprendre, enseigner, former, aider ? Qu’est-ce que conduire, apprendre à conduire, former un conducteur ? Notre préoccupation aujourd’hui est éthico-politique, éthico-philosophique. Afin d’éviter une imbrication non contrôlée, nous resterons vigilants et la prendrons en compte. Cette recherche devrait nous fournir un éclairage, à un moment donné et nous permettre de nous alerter sur ce que nous sommes en train de faire. Nous avons suivi régulièrement des formations et nous nous employons actuellement à cultiver notre raison, ‘«’ ‘ en déracinant de notre esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant.’ ‘ 12 ’ ‘»’  

Notre implication dans le processus A.A.C. se traduit par une mission de formation des formateurs qui dispenseront les cours à ces jeunes. Le principal souci qui nous anime réside dans le fait que pour sensibiliser un jeune à la sécurité, le formateur doit être particulièrement convaincu et compétent. Les maîtres mots sont : information, sensibilisation, éducation, formation. Nous nous intéressons individuellement à cette question par souci professionnel, mais aussi parce qu’elle est au centre de nos préoccupations, de notre réflexion. Nous nous reconnaissons personnellement lorsque Jean-Marie LABELLE affirme : ‘«’ ‘ L’une des caractéristiques de l’adulte par rapport à l’enfant est d’avoir beaucoup vécu. Ce n’est pas une question de quantité, mais de densité et de qualité de la réflexion qui promeut ce qui est vécu en expérience et signification. L’on voit qu’en ce sens être adulte n’est pas qu’une question d’âge. Il reste que la vie est ambivalente : quelqu’un a d’autant plus d’expérience qu’il a éprouvé la séparation ou l’inadéquation de sa condition par rapport à son idéal. Plus l’épaisseur de la séparation est grande, plus il y a lieu de travailler sur l’expérience vécue afin de devenir soi, de poursuivre son éducation ’ ‘»’ 13 . Ces phrases évoquent d’une part l’attention que nous portons à la démarche d’accompagnement, notamment dans ce cursus d’Apprentissage Anticipé de la Conduite automobile et d’autre part une motivation jusque là cachée à poursuivre cette recherche.

L’homme de quarante ans, arrivé au mitan de sa vie, soucieux de laisser une trace, se préoccupe des générations montantes, c’est le principe de générativité développé par Erik ERIKSON. 14 Tout au long de notre jeunesse, nous parlons au futur : je ferai des études, je voudrais exercer telle ou telle profession, je vais me marier, nous aurons deux enfants... A l’âge adulte, nous nous exprimons au présent. Mais en même temps, la notion de déclin apparaît. A quarante ans, le temps de la vie est rompu en deux : le temps vécu jusqu’à maintenant et celui qui reste à vivre. ‘«’ ‘ Un sentiment d’urgence temporelle s’installe, un peu comme si le temps qui reste à vivre devenait une denrée précieuse, rationnée. ’ ‘»’ Le mitan est considéré comme une troisième naissance, la première étant la naissance biologique, la seconde, l’adolescence. C’est l’occasion de faire le point, il devient moins important de réussir dans la vie, et plus important de réussir sa vie, nous constatons un mouvement vers une intériorité croissante. Accompagner un adolescent, c’est une occasion unique, pour l’adulte d’âge mûr, de mettre à profit ses expériences et ses compétences pour sa satisfaction personnelle et pour le bénéfice des autres.

La conduite accompagnée suscite de nombreuses interrogations, centrées sur son utilité, son efficacité. Que peut-elle apporter de plus, de différent à un jeune, par rapport à une formation traditionnelle basée sur des connaissances et des contenus ? Nous faisons l’hypothèse que l’Apprentissage Anticipé de la Conduite développe des compétences non seulement d’ordre technique, mais d’ordre éthique ; il s’agit d’une compétence citoyenne, attentive à autrui.

Notes
11.

CHICH (Y.), Analyse d’un conflit de valeurs : la vitesse et la sécurité, journée d’étude INRETS : « la vitesse entre technique et culture. », 1989.

12.

DESCARTES (R.), Discours de la méthode, Paris, Booking International, 1995, p. 43.

13.

LABELLE (J-M.), La réciprocité éducative, collection Pédagogie d’aujourd’hui, 1996, p.188.

14.

HOUDE (R.), Le mentor : transmettre un savoir-être, Hommes et perspectives, 1996, pp. 75-82.