1. Emergence et traitements de l’insécurité.

Si l’on dresse un tableau où figurent d’une part l’indice de circulation, c’est-à-dire le nombre de véhicules et les kilomètres parcourus, et d’autre part les accidents de la route, nous constatons l’évolution de l’indice de circulation. La circulation a plus que triplé en trente ans, de 1960 à 1990. Nous notons en outre le nombre de tués chaque année sur les routes. De 1960 à 1972, les deux courbes sont parallèles, ce qui signifie qu’il y a de plus en plus de voitures, mais aussi de plus en plus de tués. Cette évolution peut paraître normale, logique a priori. Le bilan de l’année 1972 s’élève à 16 600 tués. Dans cette logique, préside une explication en terme de fatalité ou de prix à payer. Cette considération fataliste induit l’inutilité d’une quelconque intervention. L’augmentation du nombre de victimes est considérée comme un fléau dont on n’envisage même pas l’enrayement. Malgré cette sinistralité record, il n’est pas encore question d’insécurité. Le recueil d’informations hors de nos frontières va faire basculer les positions explicatives. Des comparaisons internationales indiquent clairement des variations de sinistralité dans des contextes de circulation à peu près équivalents.

La corrélation fataliste n’étant plus recevable, un espace d’intervention va pouvoir se dégager. Un poste de Délégué Interministériel à la Sécurité Routière est créé en 1972. C’est la marque d’un changement radical dans la compréhension du phénomène. A l’inéluctable se substitue l’évitable. L’avènement de la notion d’insécurité routière correspond plus à la rupture d’une logique fataliste qu’à un seuil de conséquences tragiques atteint. Rétrospectivement et artificiellement, il est possible de repérer différents moments dans le traitement de l’insécurité. Ils correspondent à des séries de mesures s’harmonisant sur la capacité de changement visée. Nous en dégagerons trois : coercitif, informatif et éducatif.

L’histoire moderne.

Pendant les années 70, sont mises en place des mesures réglementaires, telles que les limitations de vitesse, le port de la ceinture de sécurité et du casque, ainsi que la possibilité de contrôler l’alcoolémie des conducteurs en dehors de la situation d’accident. Cette série de prohibitions s’articule à un contexte de rigueur lié à la première crise pétrolière en 1973. Les justifications des limitations de vitesse sont multiples : gain de consommation, réduction des différentiels (les allures homogènes limitent les occasions de dépassements) et diminution de l’incidence des chocs. Le port de la ceinture de sécurité et du casque sont des actions de sécurité passive, c’est-à-dire destinées à réduire les conséquences des chocs. Les mesures de lutte contre l’alcoolémie au volant furent plus lentes à se mettre en place. La loi de juillet 1978 qui permettait enfin des contrôles préventifs, hors de tout accident ou infraction, eut un effet réel, mais malheureusement trop court : les matériels de contrôle n’étaient pas au rendez-vous. On eut ainsi la vérification, en vraie grandeur nature, de l’inutilité de réglementations, pourtant indispensables, si elles ne pouvaient être accompagnées d’un contrôle et de sanctions.

Fin 1980, l’arsenal réglementaire était quasiment achevé. Il était globalement le même que celui des pays voisins. La France était entrée de plein pied dans le groupe des pays où la Sécurité Routière était, dans les faits, une des priorités nationales. Toutes ces actions et la prise de conscience qui s’en suivit avaient porté leurs fruits : le bilan des accidents était redescendu en 1980 à douze mille tués. Au kilomètre parcouru, le risque de se tuer ou d’être blessé avait diminué de moitié en dix ans. Néanmoins ce tableau très encourageant ne pouvait cacher deux phénomènes inquiétants : les indicateurs stagnaient, les mesures coercitives semblaient avoir atteint leurs limites. La comparaison avec les pays voisins tournait à notre très net désavantage. Il fallait faire plus et aller plus loin.

L’histoire contemporaine.

Une double orientation a été décidée en 1980. La première, maintenir l’acquis des années précédentes, en renforçant l’application des lois. La seconde, surtout ne plus considérer que la Sécurité Routière était principalement un problème pouvant être traité par des seules mesures nationales. La nouvelle orientation consiste à faire assurer une prise en compte renforcée de la lutte contre l’insécurité routière au niveau local. La Sécurité Routière devient l’affaire de tous. Les nouvelles structures se mettaient en place sous l’autorité du Délégué Interministériel à la Sécurité Routière, quand un événement tragique survint. Le 31 juillet 1982, un accident se produisit sur l’autoroute PARIS-LYON, près de BEAUNE, impliquant en particulier un transport d’enfants partant en vacances. Cinquante-trois tués, dont quarante-quatre enfants brûlés dans un autocar, c’est l’accident le plus important dans l’histoire de la Sécurité Routière en France. Une stèle en perpétue le souvenir, et surtout un monument qui se veut signe d’espoir a été élevé à cette occasion sur l’aire de repos du Curney entre BEAUNE et CHALON dans le sens nord-sud. Son ampleur, et le fait que les victimes étaient principalement des enfants, provoquèrent un choc profond dans l’opinion publique. Les pouvoirs publics renforcèrent leur détermination à relancer une politique de Sécurité Routière efficace. Suite à une telle catastrophe, il fut décidé, fait rarissime, de confier à une commission d’enquête le soin de déterminer les causes de l’accident et de faire des propositions pour qu’il ne puisse plus s’en produire de semblable.

Cette idée de commission d’enquête fit son chemin et aboutit progressivement au programme REAGIR. Chaque accident mortel fait l’objet d’une recherche. Les inspecteurs déterminent tous les facteurs ayant conduit ou ayant participé à l’accident. Ils proposent ensuite des solutions pour essayer d’éviter qu’il ne s’en reproduise de nouveaux dans les mêmes conditions. Ce plan de mobilisation sociale sur l’insécurité routière assignait plusieurs buts aux enquêtes. Lutter contre la banalisation des accidents de la route : l’obligation de réaliser une enquête technique pour tous les accidents mortels ou très graves vise à combattre le fatalisme latent. Mieux connaître le phénomène des accidents (objectif commun à toutes les enquêtes sur le terrain). Encourager les actions de prévention : à chaque facteur clairement identifié, le principe est de faire correspondre une action à mettre en œuvre localement. Il faut cependant constater qu’en pratique, les enquêtes effectuées n’ont pas toujours débouché sur des conclusions opérationnelles. Encourager et développer une véritable concertation : les équipes sont pluridisciplinaires et tous les partenaires sont concernés. Informer et sensibiliser le public : c’était le but quasiment exclusif que s’assignait le programme lors de son lancement. Il est important en effet que l’ensemble des acteurs sociaux soient informés des enseignements issus des enquêtes. La mise en place progressive de cette opération présente plusieurs avantages. Elle a permis de former des milliers de personnes-relais, les Inspecteurs Départementaux de Sécurité Routière (IDSR), plus de 6 000 à l’heure actuelle dans toute la France. Elle apporte un complément de connaissance fondamentale sur les accidents mortels, en permettant de mieux connaître les multiples facteurs intervenant dans les accidents. REAGIR est devenu aujourd’hui un outil indispensable qui participe au diagnostic de la sécurité routière. Les enquêteurs sont le plus souvent volontaires et à temps partiel. Cela leur permet de diffuser l’information Sécurité Routière et des connaissances acquises en profondeur dans leurs services respectifs. La décentralisation de la lutte contre les accidents et la mobilisation du plus grand nombre dans ces actions ont permis de réduire le nombre de tués sur la route. Mais, après quelques années de diminution importante, en 1990, le bilan stagne et les gains en nombre de victimes deviennent moindres.

Les mentalités évoluent et l’opinion publique accepte mal aujourd’hui le bilan des accidents. Huit mille morts par an : cela devient intolérable. En 2000, les pouvoirs publics ont donc décidé de déclarer la sécurité routière grande cause nationale. De nombreuses campagnes de communication sont programmées, les associations sont sollicitées, les bureaux de circulation de préfectures sont chargés de mettre en œuvre des actions concrètes sur le terrain et de les coordonner. Pour autant, le nombre d’accidents ne baisse pas, bien au contraire. En juillet et août, de véritables catastrophes se sont produites sur les routes : chocs entre voitures avec de nombreuses victimes, accidents impliquant des poids lourds et des transports en commun. Nous pointons ici le paradoxe français : d’un côté une grande activité médiatique autour de la sécurité routière et d’un comportement apaisé au volant, de l’autre, une hécatombe sur la route. Malgré les progrès réalisés au fil des ans, il faut admettre leur fragilité et affirmer que, dans ce domaine, rien n’est acquis définitivement et que les pouvoirs publics doivent redoubler de vigilance.

Des progrès considérables sont possibles.

Le problème majeur reste l’obtention de modifications de comportement des conducteurs, ou mieux encore de la société française toute entière puisque, sur 40 millions d’adultes, 35 millions sont conducteurs. Nous possédons maintenant une bonne connaissance des accidents : une vitesse inappropriée entre en jeu dans près de la moitié des accidents ; un problème d’alcool est présent dans 30% des cas ; une part non négligeable de la population ne porte pas la ceinture de sécurité. La circulation routière n’est plus l’affaire de quelques-uns qui pouvaient se considérer comme une élite un peu en marge des lois. C’est l’affaire de chacun, dans sa vie quotidienne. Dans ces conditions, on ne peut pas laisser se développer des pratiques scandaleuses. C’est une question de morale autant que d’instruction civique appliquée.

Certains travaux nous renseignent sur l’existence d’un lien direct entre le fait de commettre régulièrement des infractions et l’implication dans les accidents. 16 Les Pouvoirs Publics en déduisent que si un usager infractionniste sur deux, vis à vis des trois facteurs principaux d’accident, respectait la réglementation, près de trois mille vies seraient sauvées. Cela nous ramènerait à un niveau comparable aux pays possédant actuellement la meilleure sécurité routière. Le permis à points, entré en vigueur en 1992 vise un changement de comportement des conducteurs. Il comporte deux grands volets. L’aspect dissuasif : le conducteur sait que s’il commet une infraction, il risque de perdre des points, cela peut le faire hésiter. S’il en a déjà perdu quelques uns, il va redoubler de vigilance, sinon son permis de conduire sera annulé. L’aspect pédagogique : le conducteur qui a perdu des points peut suivre, à son initiative, un stage de sensibilisation aux causes et aux conséquences des accidents de la route. Il récupère à cette occasion quatre points. C’est la première action de formation continue, à grande échelle, des conducteurs.

Dans l’avenir, la priorité sera donnée à l’éducation et à la formation afin d’obtenir des usagers qu’ils adoptent sur nos routes une conduite souple, apaisée. L’idée développée est qu’une éducation routière tout au long de la vie peut contribuer à changer les mentalités et faire en sorte que les jeunes s’engagent dans la conduite accompagnée munis d’une véritable « culture sécurité routière ». Nous utiliserons à plusieurs reprises ce terme. Nous pouvons le définir par : un minimum de connaissances objectives sur le phénomène du déplacement routier, un état d’esprit, une ouverture capables d’accueillir favorablement la notion de sécurité et une approche qui permet au conducteur de prendre en compte le caractère collectif, social, de la conduite.

Notes
16.

BIECHLER-FRETEL (M-B.), Infractions coutumières et risque d’accidents, étude statistique de comportements d’usagers vis à vis des règles de la circulation routière, Thèse Paris V Sorbonne, 1984, 260 p.