3. Une approche homéos.tasique

Pour Michel ROCHE, 27 l’accident n’arrive ni parce que les « exigences » de l’environnement sont élevées, ni parce que les « capacités » des conducteurs sont basses. Il arrive quand les capacités sont inférieures aux exigences. C’est seulement le risque d’accident qui croît quand les exigences augmentent ou quand les capacités diminuent. L’accident peut se produire, et il se produit souvent en réalité, à des endroits « faciles » parce que les conducteurs sont incités par cette apparente facilité à laisser diminuer le niveau de leur vigilance. Au contraire, les accidents peuvent être rares à des endroits qui semblent dangereux à cause des difficultés qu’ils présentent, des routes de montagne par exemple, parce que les conducteurs y sont vigilants.

On pourrait dire qu’apprendre à conduire, c’est apprendre à ajuster les capacités aux exigences. C’est aussi apprendre à ajuster les exigences aux capacités parce que le conducteur peut faire varier les exigences de l’environnement : il lui suffit de modifier sa vitesse. En ralentissant, il diminue les exigences. Malheureusement, il ne peut pas faire varier instantanément sa vitesse à cause du temps de réaction et de l’inertie du véhicule. Il faut donc qu’il sache reconnaître les indices qui lui permettent de prévoir comment la situation va évoluer.

Certaines mesures de prévention visent à diminuer les exigences de l’environnement, en améliorant les routes par exemple, et à augmenter certaines capacités du conducteur, en améliorant les véhicules par exemple. Cependant, on peut seulement ainsi faciliter l’ajustement des capacités aux exigences. C’est en tout état de cause, au conducteur qu’il appartiendra finalement de réaliser constamment cet ajustement. Pour qu’il le fasse correctement, il est nécessaire qu’il ait appris à le faire.

Il en résulte que des mesures de prévention qui concerneraient seulement les routes et les véhicules n’auraient que des effets médiocres et peu durables si elles n’étaient pas accompagnées de mesures visant l’amélioration des conducteurs, c’est-à-dire essentiellement la pédagogie de la conduite. Cette pédagogie de la conduite doit d’ailleurs, pour être efficace, influencer de deux façons le futur conducteur. D’une part, le conducteur doit connaître ses capacités et leur importance et savoir reconnaître les indices qui l’informent sur les exigences de situations. Mais d’autre part, il doit modifier son attitude générale à l’égard du risque : il faut le préparer à accepter moins de risques. En effet, si sa vigilance diminue et/ou s’il augmente sa vitesse quand la conduite lui semble facile, la probabilité de l’accident reste la même.

La théorie de l’homéostasie du risque.

G.J.S. WILDE 28 souligne la nécessité de baser l’action préventive sur un modèle théorique du comportement du conducteur. Il énonce la « théorie de la compensation du risque » en se fondant sur la notion de constance dans les comportements des conducteurs qui correspondrait à des « traits » ou « syndromes », et propose l’hypothèse suivante : la quantité de risque externe perçu divisée par la quantité de « prudence » subjective est une constante qui est le niveau de risque accepté ou souhaité. Pour lui, toute action sur le niveau de risque accepté est efficace, toute action diminuant le niveau de risque perçu est inefficace ou nocive. Il étend son hypothèse aux réactions à moyen terme des usagers face à diverses mesures de sécurité : les comportements s’ajustent progressivement aux mesures pour revenir au niveau antérieur du taux d’accidents, ce qui correspond au niveau d’équilibre de la tolérance du risque. WILDE complète son modèle du comportement à partir de l’analyse de la tâche puis du fonctionnement homéostatique.

Cette homéostasie du risque 29 se fonde sur les propositions suivantes : à tout instant un conducteur ou un piéton perçoit un certain niveau de risque subjectif qu’il compare au niveau de risque qu’il désire accepter. Si le niveau de risque subjectif perçu est plus élevé ou moins élevé que le niveau de risque accepté, l’usager agit de façon à annuler cette différence. L’action d’ajustement comporte une certaine probabilité de risque d’accident. La somme des ajustements effectués par l’ensemble des usagers au cours d’une période donnée, par exemple un an, produit le taux de fréquence et de gravité des accidents sur la zone observée. Le produit fréquence par gravité influence le niveau de risque perçu avec un certain délai. Il apparaît donc que cette théorie suppose une boucle fermée, le niveau de risque accepté étant le seul élément extérieur, ce qui implique que la seule variable qui contrôle finalement le taux de fréquence et de gravité des accidents sur la zone observée est le niveau de risque accepté.

Trois types d’activités agissent sur le comportement du conducteur : perceptives, décisionnelles, motrices. L’amélioration du niveau de performance de ces activités n’est pas susceptible d’entraîner un effet durable sur la résultante fréquence/gravité des accidents. Ce modèle est constitué par analogie avec la régulation de la température par un thermostat dont le fonctionnement entraîne des oscillations de la température autour d’une valeur affichée mais maintient sur une période une température moyenne constante. La seule variable qui agit sur la température moyenne est la valeur affichée. L’introduction d’une nouvelle mesure de sécurité routière entraîne chez les usagers une estimation de son efficacité intrinsèque (à volume et type de mobilité constants). Les usagers adaptent leur comportement au nouveau niveau de risque subjectif. Leur estimation de l’efficacité de la mesure détermine l’amplitude de l’oscillation lors de l’adoption de la mesure puis il y a retour au niveau de risque antérieur.

WILDE cite à l’appui de sa théorie un certain nombre d’évaluations des effets de mesures nouvelles touchant au conducteur, au véhicule et à l’infrastructure. Il estime que l’introduction de telles mesures n’entraîne pas de baisse d’accidents mais une plus grande mobilité à vitesse plus élevée, ce qui expliquerait que l’on puisse enregistrer simultanément une baisse du taux d’accident par véhicule/km ; une stabilité par heure d’exposition et une hausse par habitant.

La seule intervention efficace consiste à agir sur le niveau de risque accepté. Ce niveau varie selon les individus et, chez un même individu, selon les moments. Il peut être instantané, à moyen ou long terme. Il s’ensuit quatre tactiques possibles pour une stratégie de prévention : diminuer l’utilité estimée de la prise de risque, diminuer le coût estimé de la non-prise de risque, accroître l’utilité estimée de la non-prise de risque, accroître le coût estimé de la prise de risque. En conclusion, WILDE pense qu’une théorie plus complexe et générale de la fonctionnalité de la prise de risque pourrait être développée. 30 Il souligne la nécessité de clarifier non seulement les objectifs sécuritaires mais aussi l’efficacité et l’acceptabilité des moyens adoptés.

Notes
27.

ROCHE (M.), Généralités sur la prévention des accidents, La Prévention Routière, 1995, p. 57.

28.

WILDE (G.J.S.), Campagnes de sécurité routière : calcul et évaluation, OCDE, 1971, p. 82.

29.

WILDE (C.J.S.), The theory of risk homeostasis : implications for safety an health, Risk Analysis, n° 2, 1982, p. 209-225.

30.

WILDE (G.J.S.), MURDOCH (P.A.), Incentive systems for accident-free and violation-free driving in the general population, Ergonomics, n° 25, 1982, p. 879-890.