2. Notre thèse.

Notre démarche dans cette recherche s’inscrit dans les propositions de Françoise CHATENET qui recommande d’aborder les comparaisons AAC / FT par des observations de comportements en situations réelles sur des fonctions particulières (anticipation, prise d’information, prise de décision). Sa particularité réside dans un travail de terrain, nous proposons de nous enquérir du fonctionnement réel de la conduite accompagnée. Notre angle est celui d’un acteur de la base, nous ne sommes investi d’aucune mission officielle, nous ne sommes ni mandaté ni rémunéré. Nous allons simplement porter un regard que nous tenterons de rendre le plus objectif possible sur une façon d’apprendre à conduire. L’objectivité repose d’une part sur cette idée que nous n’avons aucun intérêt dans cette démarche si ce n’est une curiosité professionnelle sur un sujet qui nous intéresse, et d’autre part sur les garanties méthodologiques que nous expliquerons au fur et à mesure de l’avancée des travaux. La particularité de cette thèse réside dans l’observation de comportements de conduite, non pas en situation expérimentale, mais en situation réelle.

La conduite accompagnée s’adresse à des jeunes de seize ans. A cet âge, les soucis sont différents de leurs aînés, les motivations sont différentes. Celui qui s’engage dans ce cursus de formation ne pense pas à l’examen du permis de conduire, il sait que c’est dans deux ans ; il souhaite conduire, circuler. La formation est étalée sur deux ans ; c’est ce temps de maturation, de mûrissement qui est capital et qui correspond à cette période de latence de l’adolescent : plus tout à fait enfant, mais pas encore adulte. Il s’agit certainement d’un moment privilégié pour parler de sécurité et viser des attitudes qui s’installeront durablement.

De nombreuses interrogations nous traversent actuellement : quel est le rôle de l’accompagnateur ? Qu'apporte au jeune cette phase de conduite accompagnée, quels sont les construits de la période accompagnement ? Un conducteur qui a suivi cette formation, par rapport à un autre qui opte pour la formule traditionnelle, qu’a-t-il de plus ?

L’accompagnateur n’est pas un moniteur. Le jeune a appris à conduire à l’auto école, les parents n’ont pas à donner d’indications sur le fonctionnement mécanique du véhicule, enseigner le code de la route est tout autant inutile. Est-il un tuteur, un peu comme dans l’apprentissage en alternance, où on acquiert les bases d’une profession en centre de formation, et on se « fait la main » sur le terrain, avec une personne expérimentée qui guide, surveille, corrige, conseille ? Quel est le rôle de ce formateur qui n’a pas de contenu à transmettre, mais qui doit néanmoins se préoccuper de morale, de civisme, d’éthique, sans avoir été formé ni sensibilisé ? Accompagnement renvoie à compagnonnage. Etre compagnon, c’est partager son pain. Comment peut-on tout à la fois partager son pain, et dans le même temps être quelqu’un qui est expert ?

La conduite accompagnée est un cursus de formation dans lequel interviennent plusieurs acteurs. L’assureur donne son accord (ou pas) en prenant en compte les caractéristiques du ou des véhicules et le passé des accompagnateurs. Le moniteur d’auto école délivre la formation initiale, assure la préparation et la présentation aux examens ; il anime en outre les rendez-vous pédagogiques. Les parents voyagent pendant deux ans en compagnie de leur enfant. L’inspecteur des permis de conduire effectue des contrôles pédagogiques afin de s’assurer de la conformité de l’enseignement au Programme National de Formation. Nous ne sommes plus en présence d’une formation traditionnelle, au cours de laquelle le moniteur doit seul, dans un laps de temps assez court, former un conducteur sûr. Là, il s’agit d’une préparation étalée dans le temps, et d’un travail d’équipe. Mais, dans la pratique, les rôles sont mal définis, mal connus, on ne sait pas qui fait quoi. De plus, le tout semble mal, ou pas du tout coordonné, personne ne se charge réellement de cette fonction. Les relations entre le moniteur et les parents sont-elles claires et franches pour assurer une certaine crédibilité aux yeux du jeune ?

La conduite personnelle des accompagnateurs pose-t-elle un problème ? Elle n’est certainement pas sans influence sur le futur comportement du jeune. Dans ce domaine, la circulation automobile, nous constatons souvent un mimétisme, l’enfant a tendance à reproduire ce qu’il voit faire par ses parents. D’un autre côté, nous pouvons penser qu’un adulte, en charge de l’éducation routière de son enfant, veillera à tenir compte de son rôle de modèle, notamment dans le respect de la réglementation.

Les rendez-vous pédagogiques constituent certainement un moment fort dans ce mode de formation. L’échange qui a lieu entre jeunes et accompagnateurs permet de prendre du recul par rapport à sa pratique. Les échanges d’expérience sont l’occasion de réfléchir sur les conditions d’acquisition de celle-ci. Ces réunions constituent une première dans la préparation des conducteurs ; auparavant, l’automobiliste obtenait son permis de conduire et pouvait circuler toute une vie sans se remettre en cause. Dans la vie courante, il est bien rare que nous conversions à propos de notre façon de conduire. Lorsque nous discutons « voiture », les sujets sont plutôt orientés sur les caractéristiques, le confort, les performances ; jamais un automobiliste dit : ‘«’ ‘ Tiens, là-bas, je ne sais pas comment il convient de faire, comment vous pratiquez, vous, comment voyez-vous les choses ? ’ ‘»’

Pour nous, l’approche statistique des accidents corporels de la circulation est réductrice, elle ne permet pas de comprendre la réalité. Il est nécessaire de prendre en compte le sentiment de sécurité des usagers. Les pouvoirs publics annoncent que l’insécurité baisse : moins d’actes de délinquance, moins d’agressions, moins de délits… Pourtant, lorsqu’on interroge les gens dans la rue, ils avouent ne pas se sentir en sécurité. Dans le domaine routier, les autorités annoncent une baisse du nombre de victimes de la route et du nombre d’accidents. Néanmoins, les conducteurs affirment qu’ils sont préoccupés par l’insécurité routière, qu’ils ont peur des camions, des motos, des grosses voitures rapides, bref, qu’ils ne se reconnaissent pas dans ces discours. Les usagers sont préoccupés par le comportement de leurs congénères, ils se méfient et sont inquiets. Nous sommes loin d’une conduite civilisée, apaisée. L’insécurité routière, c’est aussi cela, elle ne se résume pas à des éléments comptables. Homme de terrain, très soucieux de ces phénomènes, nous optons pour une démarche qualitative qui les prenne en compte.

Alain DESROSIERES 43 qualifie les études quantitatives d’outil politique de gestion et de pilotage et affirme que ces approches ne rendent pas compte de ce qui se passe : ‘«’ ‘ on perd une totalité : celle d’une personne, d’une situation, d’un sens, que la codification statistique mutile, tronçonne, réduit. ’ ‘»’ Les études citées tentent d’évaluer la conduite accompagnée en termes d’implication des jeunes dans les accidents, mais de quelle conduite accompagnée parle-t-on ? Nous ignorons tout des pratiques, sur le terrain. La démarche est descriptive, elle ne permet pas de comprendre la réalité.

Nous proposons, pour une bonne compréhension, une approche qualitative, conscient néanmoins que nous perdons une totalité : ‘«’ ‘ celle d’une population, dotée de limites précises, définies par une catégorie logique, un ensemble d’éléments distincts.’ ‘»’Qu’apporte cet apprentissage au jeune ? Qu’est-ce qui est derrière tout cela ? C’est peut-être penser à des apprentissages qui sont apparemment techniques (la formation du conducteur s’est longtemps limitée à la connaissance du code de la route et à la manipulation du véhicule), mais en leur donnant une dimension éthique. Finalement, pour nous, on ne forme pas des chauffeurs comme on formerait des automates. On forme des hommes avant de former des chauffeurs, on forme des hommes / chauffeurs, on forme des conducteurs / citoyens. Nous voyons bien la dimension du sujet : si on aborde la notion d’éthique, de morale, de civisme, de citoyenneté, se pose la question des apprentissages. On ne naît pas citoyen, on le devient par l’éducation, par l’école, par les relations sociales...

Notes
43.

DESROSIERES (A.), « La partie pour le tout : comment généraliser. La préhistoire de la contrainte de représentativité », in J. Mairesse, ed. Estimations et sondages. Cinq contributions à l’histoire de la statistique, Paris, Economica, 1988, pp. 97-116.