1. L’activité cognitive.

En général, le conducteur pense que conduire ne nécessite pas de compétence particulière. Néanmoins, des études et recherches, notamment celles de l’INRETS, ont mis en évidence que pour circuler, on utilise en permanence une activité cognitive complexe.

1.1. L’action de conduite.

La Métis.

Métis désigne cette capacité de l’intelligence qui correspond, non pas à l’abstraction, mais à l’efficacité pratique, au domaine de l’action, à tous ces savoir-faire utiles, à l’habileté de l’artisan dans son métier, à son « coup de main », aux tours magiques, aux ruses de guerre, aux tromperies, esquives et débrouillardises en tout genre. Aristote cite une qualité de la métis, à savoir mettre en relation la mobilité de l’intelligence et la rapidité d’action : c’est la finesse d’esprit, la vivacité, l’acuité 45 . Aristote donne l’exemple de la sage-femme sectionnant le cordon ombilical du nouveau-né. Il s’agit, dit-il, de la justesse du coup d’œil, «  qui ne se trompe pas sur le but à atteindre  » .

Pour s’orienter dans un monde de symptômes mouvants, il faut une intelligence fluide 46 . Le médecin est comme le pilote tenant le gouvernail : il lui faut deviner sa route en s’aidant de tous les signes qu’il peut reconnaître et utiliser au mieux. La connaissance conjecturale, c’est celle qui procède par le détour d’une comparaison qui permet de comprendre un événement inconnu à l’aide d’une ressemblance avec un événement familier.

Nous pouvons considérer que dans un certain sens, l’activité de conduite relève de la métis, que bien souvent le conducteur ne réfléchit pas de façon analytique à l’ensemble des décisions qu’il prend, mais au contraire adopte un comportement heuristique qui se révèle très souvent adapté à la situation.

Le modèle INRETS.

Néanmoins, si l’on essaie de réfléchir sur l’activité du conducteur, nous constatons que la conduite elle-même est constituée par une suite ininterrompue de comportements d’adaptation immédiate à des situations en évolution continuelle. Pour mieux comprendre, il convient de détailler ce qui se passe chez le conducteur.

On découvre une action complexe qui peut se décomposer en quatre phases : percevoir, analyser, décider, agir 47 . Pour une meilleure compréhension, nous allons présenter ces différents temps de la conduite de façon linéaire. Néanmoins, il convient d’être conscient que nous ne fonctionnons pas ainsi, pas systématiquement dans cet ordre.

Percevoir. Le conducteur reçoit les informations utiles à sa conduite à travers ses sens. La vue est très largement sollicitée pour observer la route, la signalisation, les autres usagers... L’ouïe permet de prélever certains indices : klaxon, bruits de moteurs, motos... L’odorat intervient peu, mais dans certains cas peut jouer un rôle : odeurs d’huile, d’essence, de plaquettes de frein... Enfin les stimuli proprioceptifs sont ceux qui nous renseignent sur les mouvements, la position et les déplacements de notre corps. Philippe MEIRIEU 48 cite deux réalités incontournables : d’une part, la prise d’information n’est pas une opération de simple réception, c’est encore, et à nouveau une histoire complexe où le sujet assimile l’inconnu de manière active et rarement spontané ; d’autre part, l’appropriation ne peut être renvoyée à la simple répétition, même intensive et répétée, de la prise d’information : elle requiert des opérations mentales qui sont, elles aussi, rarement spontanées.

Analyser. Après avoir prélevé les informations utiles, le conducteur les analyse, c’est-à-dire prend en compte tout ce qu’il a perçu et répond à la question : dans cette situation, quel est le risque ? Il imagine aussi l’évolution, les divers scénarios possibles à mesure qu’il approche.

Décider. Conduire, c’est sans cesse prendre des décisions, faire des choix. Cette phase repose sur les résultats des deux premières, les connaissances acquises, les expériences vécues dans des situations comparables, l’évaluation de ses propres capacités, de celles du véhicule, la réglementation...

Agir. C’est l’action observable, la mise en œuvre de la décision, qui dépend de la qualité des phases précédentes, de l’état du conducteur, de la fiabilité du véhicule, de la maîtrise technique du véhicule par le conducteur...

L’inhibition.

« L’attention c’est la prise en compte par l’esprit, sous une forme claire et précise, d’un seul objet ou d’une seule suite d’idées parmi plusieurs possible (…) Cette faculté nécessite que l’on renonce à certaines choses pour s’occuper efficacement des autres. »

Pour C. BOUJON et K. LEMOINE 49 ‘«’ ‘ L’inhibition intervient dans tout contexte ou situation nouvelle qui nécessite de l’attention. Comme l’attention, elle est plus lente à se mettre en place que les automatismes et la récupération des connaissances mémorisées ’ ‘»’. Elle permet avant tout de ne pas tenir compte, momentanément, d’éléments de la situation qui ne sont pas nécessaires pour réaliser une action, un comportement. Les deux chercheurs soulignent que ‘«’ ‘ ce mécanisme est utile dans le sens où il permet de rendre disponibles et efficaces les processus d’analyse et de réponse des éléments pertinents ’ ‘»’. En bref, l’inhibition permet d’ignorer les informations parasites et de se centrer sur celles qui sont nécessaires pour agir, penser, etc… Elle agit comme un filtre, par exemple lors de la conduite automobile : lorsque je conduis, je ne peux prêter attention à tout ce qui m’entoure, comme le bruit des klaxons, ou la devanture d’un magasin devant lequel je passe ; le processus d’inhibition va me permettre de me concentrer sur ce qui est réellement nécessaire, comme la vitesse des autres voitures, les panneaux de signalisation, etc.. ; Des recherches récentes se centrent sur l’hypothèse de la présence de deux systèmes inhibiteurs, l’un dévolu à l’identité de l’information (qu’est-ce ?), l’autre à sa localisation (où est-ce ?).

Dans un chapitre intitulé ‘«’ ‘ Je pense donc j’inhibe ’ ‘»’ , Alain BERTHOZ 50 (qui dirige le laboratoire de physiologie de la perception et de l’action au CNRS (Collège de France) expose le rapport qui existe entre la décision et l’inhibition. Car décider, c’est aussi décider de ne pas faire : ‘«’ ‘ Nous disposons d’un répertoire d’actions constitué à la fois par le bagage génétique de notre espèce et par les apprentissages acquis au cours de notre vie. Déclencher une action, c’est donc en inhiber beaucoup d’autres. C’est aussi toujours faire un choix entre une action et son contraire ’ ‘»’ . Il rappelle également que l’homme, naturellement, serait sans cesse à la recherche de nouveauté. Une structure cérébrale, l’hippocampe, serait un «  détecteur de nouveauté  » . Mais lorsque l’individu est en train de prendre une décision, l’apparition d’un événement nouveau peut le distraire, et donc parasiter le processus de décision. Il est donc nécessaire d’inhiber la réaction d’orientation vers le nouveau stimulus, quel qu’il soit (personne, objet ou pensée) pour pouvoir décider.

Quelles procédures mentales utilise-t-on pour faire un diagnostic médical, par exemple ? Ces heuristiques (c’est-à-dire ces procédures de résolution de problèmes) sous forme de séries d’instructions simples : comparaison entre symptômes et liste de maladies, par exemple. On aurait pu alors créer des systèmes experts (en intelligence artificielle) qui auraient assisté, voire remplacé, le travail des humains. Or, on s’est aperçu que le diagnostic ne se résumait nullement à une procédure simple et linéaire. L’observation des symptômes dépend beaucoup des coups d’œil de médecin (et ce coup d’œil s’acquiert avec l’expérience) 51 , le diagnostic dépend d’un ensemble d’informations liées au contexte, à la connaissance des antécédents du malade, à sa situation actuelle, l’interaction qui se noue avec le patient… L’expertise ne se borne pas à appliquer une heuristique simple. Et la mise à jour des mécanismes mentaux sous-jacents aux savoirs d’action reste largement à faire.

C’est bien notre intention d’agir qui oriente et sélectionne nos perceptions ; nos analyses sont guidées par nos visées. Nous avons représenté en annexe 12 , page 163, l’action de conduite sous la forme d’une boucle cybernétique dans laquelle les quatre composantes interagissent en permanence.

Selon Paul RICOEUR 52 , la décision n’est jamais dans la rationalité, elle est dans les convictions bien pesées, elle procède de la justesse, son efficience réside dans l’ajustement. La raison est un outil régulateur de la conviction, elle permet d’introduire de la distance par rapport à l’action. En présence d’une même situation, tous les conducteurs n’auront pas le même comportement. Les différences inter-individuelles sont fonction des qualités physiques, du comportement personnel, du caractère, de la personnalité, des connaissances, de la culture, des acquis antérieurs, de l’expérience.

Pour Michel ROCHE 53 ., les personne auront des réactions différentes au volant, selon leurs qualités physiques, leurs pulsions, leur personnalité, leur caractère, leurs connaissances, leur expérience, leur culture, leurs motivations...

Tout commence par la sensation, le travail des sens. Puis par la perception qui est le résultat de nos sensations revues et corrigées par notre cerveau selon l’expérience qu’il a du monde, ou encore la réactivation d’un élément précédemment mémorisé. Sensation et perception font naître émotions et imagerie cognitive, qui peuvent se présenter différemment pour chacun : en images de type visuel, en mots, en impressions... Elles vont réveiller la mémoire.

Selon nos intentions, nous allons faire en sorte que tout cela se rencontre, s’organise pour trouver un sens et élaborer du neuf en réponse aux informations premières, pour pouvoir réagir à la situation qui nous les a envoyées. Pour ce faire, nous avons à notre disposition ce qu’on peut appeler des « outils cognitifs », en particulier les opérations mentales, éléments de base de notre intelligence, quand des dysfonctionnements divers ne viennent pas contrecarrer leurs possibilités.

PIAGET 54 définit les opérations mentales comme ‘«’ ‘ des actions intériorisées ou intériorisables, réversibles et coordonnées en structures totales ’ ‘»’. Le terme d’« action » choisi pour les définir est important : même non physique, il s’agit bien d’une activité, mais d’une activité intériorisée. Ne pas être dans le réel concret, par définition, ne se substituant donc pas aux lois de la matière, leur donne des possibilités autres, comme la réversibilité (elles peuvent se faire et se défaire, aller dans un sens et son contraire). Enfin, elles sont rarement seules, mais en séquences organisées et structurées. Par définition, pour qu’elles soient reconnues comme des opérations, toutes ces actions intériorisées doivent être organisées entre elles, réponses mentales à une situation de problème réel, de façon structurée.

Conduire un véhicule implique l’utilisation d’opérations mentales dont les composantes sont la perception, l’analyse, la décision et l’action. Ce découpage est artificiel, nous en sommes conscients. Mais, par expérience, cette distinction facilite le travail de repérage des difficultés d’un conducteur devant une situation de problème qui ne lui est pas familière et qu’il ne peut résoudre qu’avec sa réflexion. Nous sommes conscients d’une difficulté majeure : le conducteur expérimenté a automatisé plus ou moins ses actions, c’est-à-dire que dans une situation donnée il fait appel à des situations vécues, les compare, les oppose, son imagerie mentale lui permet de fournir une réponse rapide et adaptée. Introduire de la rationalité dans la prise de décision consisterait à mettre à jour des opérations mentales en transformant cette conduite automatisée en une conduite à « cerveau ouvert ».

Apprendre à conduire, c’est apprendre à adopter un comportement dans une situation donnée et s’entraîner à utiliser des opérations mentales pour avoir une réponse adaptée. Il est nécessaire que l’apprenant connaisse les composantes de l’action de conduite et ses stratégies d’apprentissage.

Notes
45.

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Éditions VRIN, 1990.

46.

DETIENNE (M.) et VERNANT (J-P.), Les ruses de l’intelligence. La métis des Grecs, Flammarion, « Champs », 1974, rééd. 1992.

47.

BLANCHARD (C.), Manuel de pédagogie de la circulation automobile, Editions Seca-Codes Rousseau, 1980, p.13. Chargé de recherches à l’O.N.S.E.R. (Organisme National de Sécurité Routière), devenu I.N.R.E.T.S. (Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité), a élaboré un modèle d’opération mentale où le conducteur, en un instant, perçoit, prévoit, décide et agit.

48.

MEIRIEU (Ph.), Apprendre... oui, mais comment, E.S.F, 1992, p. 54.

49.

BOURJON (C.) dir., L’Inhibition. Au carrefour des neurosciences et des sciences de la cognition, Editions SOLAL, « Neurosciences cognitives », 2002.

50.

BERTHOZ (A.), La Décision, Odile Jacob, 2003.

51.

BARBIER (J-M.), Savoirs théoriques et savoir d’action, PUF, 1996.

52.

RICOEUR (P.), La critique et la conviction, Calmann-Lévy, 1995, p. 196.

53.

ROCHE (M.), La conduite des automobiles, P.U.F., Collection « Que Sais-je ? », 1980, p. 118.

54.

PIAGET (J.), INHELDER (B.), La psychologie de l’enfant, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.