La conduite automobile, comme beaucoup d’activités en temps réel, se déroule à un rythme partiellement imposé. Le conducteur peut faire varier sa vitesse à l’intérieur de certaines limites, mais il est soumis aux lois de la cinématique, qui lui interdisent de stopper son véhicule où et quand il veut instantanément, et aux lois du trafic, qui impliquent qu’il n’est qu’un élément interagissant d’un système de circulation complexe, et qu’il n’a qu’une influence limitée sur les autres éléments de ce système. La conduite repose sur un certain nombre de prévisions faites en fonction des règles existantes, de l’expérience acquise, du contexte, et des indices prélevés sur le terrain. Ces prévisions ne donnent jamais lieu à des certitudes parce que le comportement des autres conducteurs n’est pas déterminé par des règles absolues, et parce que la saisie de l’information est soumise à des limitations multiples dues à la visibilité, à la charge mentale, au temps disponible. Mais seules ces prévisions et à un autre niveau les anticipations, permettent au conducteur d’inscrire son activité dans le tissu temporel qui le caractérise.
La vitesse, variable partiellement réglante.
Il faut souligner le rôle particulier que joue la vitesse. Pour une part, c’est une variable réglante de la difficulté de la tâche et du niveau de risque accepté, lui-même dépendant des motivations. Plus on roule vite, plus l’information doit être traitée rapidement et plus certaines actions sont difficiles à réaliser. D’autre part, c’est la résultante d’un certain nombre de règles et d’usages, et aussi d’influences exercées par les autres véhicules.
Les marges de sécurité : un crédit espace/temps.
Conduire n’est en fait possible que grâce à une somme de compromis. En théorie, on ne devrait jamais rouler à une vitesse telle que l’on ne puisse pas stopper son véhicule en cas de survenue d’un obstacle. C’est ce que le code de la route appelle être maître de son véhicule. Physiquement, c’est comme si on projetait en permanence devant soi une zone de sécurité correspondant à la distance d’arrêt ou d’évitement de la voiture augmentée de son propre temps de réaction. La dimension de cette zone est proportionnelle au carré de la vitesse.
Conduire suppose des compromis.
Les compromis adoptés, s’ils permettent de circuler, peuvent donc être parfois à l’origine d’accidents, et la fiabilité d’un conducteur dépendra surtout de son aptitude à discriminer les bons indices lui permettant, grâce à l’expérience, de catégoriser correctement les situations qu’il rencontre et à faire les bonnes hypothèses. Sa zone de sécurité, c’est-à-dire son crédit espace/temps, doit être adaptée en conséquence afin de toujours permettre l’absorption des événements imprévus ou incidents. Les problèmes peuvent survenir quand cette zone est trop réduite par rapport à la capacité du conducteur (prise de risque), ce qui augmente la probabilité qu’elle soit dépassée, et d’une manière plus générale à chaque fois qu’une interférence imprévue se produit dans la séquence des tâches à réaliser. On se trouve alors en situation d’urgence, et le conducteur doit puiser dans ses ultimes réserves d’espace/temps pour tenter de réduire l’incident. Par rapport à d’autres types de tâches, on se trouve ici dans des gammes de temps extrêmement faibles, de l’ordre de la demi-seconde à quelques secondes.
Cas où on ne peut parler de prise de décision.
Le problème qui est posé dans les situations d’urgence est de savoir quels types d’activité le conducteur met en jeu. Il semble que le terme de prise de décision ne puisse s’appliquer ici au sens strict, dans la mesure où l’on ne peut identifier toutes les étapes qui concourent normalement à cette activité. Pour Gilles MALATERRE 55 , le conducteur ne procède certainement pas à une analyse complète de l’information. Il est obligé de simplifier sa tâche, de manière à agir dans les délais impartis. Il est en particulier peu vraisemblable qu’il examine chaque possibilité en lui attribuant une probabilité de succès et d’échec, pondérée par une utilité propre au résultat escompté en fonction de critères personnels, comme le voudraient les travaux classiques portant sur la prise de décision et la prise de risque. Une convergence de résultats laisse plutôt supposer qu’il met en œuvre des procédures « heuristiques », permettant à partir de quelques éléments seulement de déclencher une séquence d’action raisonnablement adaptée. Ces éléments peuvent être quelques indices parmi les plus pertinents, ou bien le résultat d’une activité plus globale de catégorisation de la situation dans son ensemble.
L’étude détaillée d’accident permet de préciser comment joue la contrainte de temps et de déterminer l’importance de l’enjeu constitué par la situation d’urgence. Parmi les méthodes utilisées en sécurité routière, celle réalisée à SALON-DE-PROVENCE par l’ONSER puis par l’INRETS ont permis de montrer que les situations où la contrainte de temps joue un rôle primordial sont d’une part la situation dite d’accident, phase au cours de laquelle se produit une rupture dans la situation de conduite de l’usager, et surtout la situation d’urgence, où au moins un usager prend généralement conscience du problème et réalise une manœuvre d’urgence, afin de tenter de revenir vers une situation normale. Parmi les accidents étudiés, les problèmes de contrainte de temps ont pu être identifiés dans deux cas sur trois, ce qui représente quarante-trois pour cent des situations individuelles. Dans la majorité des cas, il s’agissait d’une manœuvre d’urgence faisant suite à un incident provoqué par un autre usager. Les reconstitutions montrent que dans trente-cinq pour cent de ces cas la bonne manœuvre, correctement réalisée, aurait permis d’éviter l’accident.
Pour Gilles MALATERRE, l’opérateur fonctionne d’une manière particulière quand le stress s’ajoute à la nécessité immédiate d’action. Il semble bien que ce soient les phases d’analyse de l’information, et en particulier de celle qui concerne les mouvements complexes, qui soient en priorité économisées, au profit de l’information la plus prégnante et la plus immédiate. Tout se passe comme si le conducteur réagissait en fonction d’une scène visuelle à un moment donné, sans prendre en compte les évolutions prévisibles. La focalisation de l’attention sur l’objet critique paraît incoercible, et se traduit par un blocage des autres activités, en particulier perceptives. Ceci a d’ailleurs été constaté dans d’autres domaines, en particulier l’aviation, et rend le problème des alarmes difficile à traiter, car en conditions d’urgence ou de stress elles sont souvent ignorées quelle que soit leur intensité.
Néanmoins, dans des cas moins critiques, ou se situant légèrement en amont de la situation d’urgence proprement dite, il arrive que ce soit la prise d’information qui semble bloquer l’action. Lorsque la situation est ambiguë, il n’est pas rare que le conducteur fixe toute son attention sur l’autre usager sans comprendre son intention, mais sans adopter le comportement de précaution anticipé qui lui aurait permis d’éviter facilement toute complication ultérieure. Il diffère son action jusqu’à ce que la situation soit claire pour lui, même si en l’occurrence clarté signifie risque très élevé d’accident. Les aides à la conduite 56 et plus généralement l’électronique embarquée vont fortement contribuer à l’évolution de l’automobile dans les prochaines années. Il faut avant tout être clairs sur les objectifs que l’on poursuit, la sécurité collective et les intérêts immédiats des usagers ne coïncidant pas nécessairement.
Certains auteurs 57 pensent qu’il existe des mécanismes régulateurs des risques encourus. Tout individu accepterait un certain niveau de risque (psychologiquement considéré comme minime), et si les conditions objectives de sécurité se modifient, dans un sens ou dans l’autre, les comportements se modifient également (par exemple en roulant plus ou moins vite), jusqu’à ce que le seuil de risque accepté soit à nouveau atteint. Ce mécanisme d’adaptation expliquerait que les objectifs prévus en termes de sécurité lorsqu’une mesure est prise ne soient que rarement complètement atteints 58 . Cela par exemple expliquerait pourquoi les freins anti-bloquants n’ont pas pour l’instant l’efficacité escomptée 59 . On peut craindre également des effets de calibration, certains conducteurs prenant systématiquement des risques (vitesse trop élevée par rapport aux distances de visibilité ou le tracé) et se reposant sur l’attente d’une intervention éventuelle du « co-pilote intelligent ».
MALATERRE (G.), Que peut faire un conducteur en situation d’urgence ? Revue Recherche Transports Sécurité (R.T.S.), n° 32, 1989, p. 35-42.
MALATERRE (G.), SAAD (F.), Les aides à la conduite, définitions et évaluation. Exemple du radar anti-collision, Le Travail Humain, Tome 49, n° 4, 1986, p. 333-346.
WILDE (G.S.J.), Véhicule informatisé et sécurité routière, Revue RTS, n° 26, 1990, p. 29-36.
OCDE, Adaptation du comportement aux changements dans le système de transports routiers, Rapport réalisé par un groupe d’experts scientifiques de l’OCDE, Paris, 1990.
BIEHL (B.), ASCHENBRENNER (K.), WURM (G.), Einfluss der Riskokompensation auf die Wirkung von Verkehrssicherheitsmassnahmen am Beispiel ABS, in Schriftenreihe Unfall und Sicherheitsforschung Strassenverkehr, Heft, n° 63, 1988, p 65-70, Bergisch Gladbach.