3.2. Historique.

Dans son ouvrage « Le tutorat dans l’enseignement et la formation », Gérard BARNIER donne un aperçu des pratiques monitorales et tutorales au cours des temps.

Les pères fondateurs.

SOCRATE est l’initiation d’une pédagogie à travers laquelle il s’agit surtout de guider, d’orienter la recherche d’un élève qui doit trouver par sa propre réflexion. Sa façon de conduire le dialogue, de questionner, amène l’autre à développer sa propre pensée en prenant conscience des insuffisances de son niveau initial de réponse. La maïeutique a pour finalité de pousser les interlocuteurs à développer leur raisonnement, à expliciter ce qu’ils croient savoir. De proche en proche, à travers le questionnement de SOCRATE, un questionnement à la fois déstabilisant et de guidage, les interlocuteurs finissent par se contredire puis par reconnaître qu’ils ne savent pas. A partir de la prise de conscience de leur propre ignorance et du caractère contradictoire de leurs croyances, une phase plus constructive peut alors se déployer chez les interlocuteurs, avec mise en place d’un savoir mieux réfléchi. Le but n’est pas d’inculquer un savoir, mais d’amener les interlocuteurs à élaborer par eux-mêmes à travers la discussion ce savoir dont ils sont potentiellement porteurs : ‘«’ ‘ de moi ils n’ont jamais rien appris... c’est de leur propre fonds qu’ils ont, personnellement, fait nombre de belles découvertes, par eux-mêmes enfantées’ ‘ 84 ’ ‘ ’ ‘»’ ‘.’ Ils apprennent d’eux-mêmes sous l’impulsion de l’autre. Quelque chose d’essentiel se passe dans le dialogue et enclenche un processus de réflexion et de construction d’un savoir nouveau. Le dialogue du Ménon fournit l’illustration du rôle d’éveilleur joué par SOCRATE. Embarrassé par le questionnement de SOCRATE, Ménon le compare alors à ce poisson-torpille dont les décharges électriques engourdissent ceux qui le touchent. Ce à quoi SOCRATE répond qu’il accepte la comparaison à condition d’admettre qu’il est, lui aussi, sous l’effet de l’engourdissement. Il ne se positionne pas comme celui qui sait face à celui qui ne sait pas, mais comme quelqu’un d’également embarrassé et qui a besoin d’échanges pour développer sa propre compréhension. Conscient de son ignorance, SOCRATE recherche la mise en activation de sa propre capacité à réfléchir. Tout se passe alors comme si, sous certaines conditions dialogiques, la vérité s’avérait fille de la discussion 85 .

COMENIUS exprime l’idée que le développement de la capacité à enseigner renforce la capacité à apprendre des enfants. Parmi les règles pour apprendre et enseigner solidement, il insiste sur le fait que pour mieux comprendre ce que l’on apprend il faut qu’on le parle, qu’on le fasse, qu’on le mette en pratique. Il présuppose que ce qui est su soit communiqué aux autres afin d’en parfaire la maîtrise. Les savoirs n’ont pas en eux-mêmes leur propre finalité : ils ne prennent véritablement sens et valeur que parce qu’ils se transmettent. C’est ce qui fait leur fécondité : ‘«’ ‘ tout ce que l’on découvre doit être transmis aux autres afin que rien, dans notre savoir, ne reste stérile’ ‘ 86 ’ ‘. ’ ‘»’ Le plus important à ses yeux est l’enseignement par les élèves, en vertu de la maxime : ‘«’ ‘ qui enseigne aux autres s’instruit lui-même ’ ‘»’. Dans son esprit, cet enseignement par l’enfant ne se substitue pas à l’activité du maître, c’est une pratique qui a pour finalité de rendre l’élève plus attentif, plus actif dans la maîtrise des savoirs et qui, en lui apprenant à apprendre, lui permettra d’acquérir d’autres connaissances par lui-même.

PESTALOZZI 87 envisage l’éducation comme une pratique active, sollicitant les élèves par une pédagogie du cœur, de l’intelligence et de la main, symbolisée par les trois verbes : connaître, vouloir et pouvoir. Ce qui est essentiel, c’est de mettre les enfants en action, de solliciter leurs capacités à prendre des initiatives afin de les rendre plus autonomes. Les échanges, la communication entre les enfants sont suscités. Il encourage la coopération, la solidarité. Le savoir est un héritage qui se partage et que tous doivent s’approprier : comment chacun y parviendrait-il correctement sans l’aide des autres ? Il mettra en place des formes de tutorat entre élèves où les plus avancés viennent en aide aux plus jeunes et à ceux qui sont en difficulté.

Usages du monitorat sous l’Ancien Régime.

En France, c’est initialement du côté des Petites Ecoles de Charité créées dans le diocèse de Lyon par le prêtre Charles DEMIA (1637-1689), qu’une forme d’enseignement mutuel est mise en œuvre. Outre la leçon collective donnée par le maître, DEMIA utilise le mode mutuel d’enseignement : des élèves plus grands et plus capables font travailler les plus petits, sous la direction de l’enseignant, notamment pour la lecture et l’écriture. Cet usage de moniteurs fait partie intégrante de l’organisation de l’école. Dans chaque classe, les élèves les plus doués et les plus sérieux sont nommés officiers et assument des fonctions précises, d’un point de vue administratif (discipline, absences, entretien du matériel, etc...), ou pédagogique (faire réciter les leçons, faire faire des exercices, assister le maître, etc...). Ces officiers-moniteurs interviennent beaucoup dans les petites classes au niveau des acquisitions de base. Ils enseignent les lettres, initient, veillent à l’utilisation du matériel, et assurent le déroulement des jeux éducatifs.

Même si l’exercice du monitorat procède d’un souci d’économie, il y a également une préoccupation morale et éducative visant à distinguer les élèves les plus méritants et à les responsabiliser aux yeux de leurs camarades et des adultes.

Le moniteur est un modèle, et le devenir constitue une distinction recherchée. La fonction de moniteur rend possible un encadrement, à la fois relativement compétent et gratuit qui, sinon, ferait défaut ; elle permet d’éduquer en donnant l’image concrète de modèles accessibles, et constitue par ailleurs un réservoir et une première initiation à l’exercice d’une fonction qui va se spécialiser.

Fondateur de l’institut des Frères des Ecoles Chrétiennes, J.B. de LA SALLE s’inspira de l’organisation générale et des méthodes pratiquées par DEMIA. Des élèves regroupés par niveaux y recevaient un enseignement simultané. Dans chaque classe, les élèves formaient trois divisions : les plus faibles, les médiocres et les plus capables. Tous les élèves d’une même division recevaient ensemble la leçon du maître. Pendant ce temps, pour que les élèves des autres divisions ne restent pas sans rien faire, les plus compétents d’entre eux jouaient les répétiteurs pour leurs camarades. Qualifiés d’inspecteurs, ces répétiteurs secondaient le maître dans d’autres activités : ils apprenaient à lire aux élèves incapables d’y arriver par eux-mêmes, ils faisaient réciter les leçons, répétaient les explications du maître, vérifiaient et corrigeaient les devoirs. Outre l’apprentissage de la lecture, l’enseignement de l’arithmétique recevait le soutien actif d’élèves plus avancés. Nous trouvons également chez les Frères des Ecoles Chrétiennes des élèves - les officiers - qui ont en charge divers offices qu’ils exercent sous l’autorité du maître.

Fondatrice, en 1686, de la Maison Royale des Filles de Saint-Louis où l’on éduquait les célèbres demoiselles de Saint-Cyr, Madame de MAINTENON eut un rôle de pédagogue officielle et une réelle influence sur les mœurs de son époque.

Elle faisait pratiquer le monitorat à Saint-Cyr par souci moral et pédagogique. Dix jeunes filles, du niveau le plus élevé, servaient de monitrices dans les deux plus petites classes, tandis que vingt autres, distinguées comme meilleures élèves, honnêtes et serviables, étaient habilitées à faire fonction de monitrices au niveau de toutes les autres classes. Ces jeunes filles participaient à la direction des classes, à l’enseignement, à la surveillance et même à l’organisation de l’école.

L’instituteur HERBAULT dirigea une école de plus de trois-cents élèves vers 1747, dans l’Hospice de la Pitié à PARIS. Il avait mis au point une technique d’apprentissage de la lecture basée sur l’application du procédé inventé par le nîmois DUMAS (1676-1744) et connu sous le nom de bureau typographique, et sur l’utilisation des élèves les plus capables comme moniteurs pour l’application de cette méthode. HERBAULT enseignait aux élèves du premier niveau puis un certain nombre d’entre eux allaient enseigner aux élèves des six autres niveaux. Avant que les élèves-moniteurs rejoignent leurs groupes d’élèves, une répétition générale permettait au maître de s’assurer que chacun savait exactement ce qu’il devait faire. Cette organisation très stricte et ce fonctionnement un peu mécanique s’imposaient du fait même des conditions de classe : trois-cents élèves ou plus dans un même lieu, un seul enseignant en titre et un enseignement par niveaux.

HERBAULT est l’un des premiers à diviser l’école primaire en classes (et à l’intérieur d’une classe à constituer des groupes de niveaux) pour les besoins d’un enseignement progressif. Ceci préfigure l’organisation générale de l’école primaire du XIXe siècle.

Le compagnonnage.

La solidarité, la coopération entre gens de même métier est très ancienne. Des associations, comme les Guildes ou les Hanses existent au IXe et Xe siècles, en particulier dans l’Europe du nord. C’est de là que viennent les corporations de métiers. Aux mêmes époques, dans le Midi de la France, on trouve les Fraternités ou les Charités, qui réunissent maîtres et ouvriers et qui ont pour finalité l’entraide sociale. Cette forme de la culture ouvrière s’est attachée à transmettre des savoirs mais aussi et surtout des savoir-faire à travers la précision des gestes professionnels. On aurait cependant tort de la réduire à ce seul aspect, tant les besoins de solidarité, de fraternité, de mutualité étaient grands. Sa dimension éducatrice par rapport au monde ouvrier est essentielle ; en fait, comme on aurait tendance à le dire aujourd’hui, ce sont les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être qui sont visés. A la base du Compagnonnage, il y la pérennité de l’exercice d’un métier à travers son apprentissage et à sa transmission en replaçant la maîtrise technique requise dans la culture qui s’attache à ce métier. Le compagnonnage pratique l’accompagnement : l’apprenti ne reçoit ni un savoir ni un savoir-faire qui lui seraient transmis par des spécialistes ; il est accompagné, c’est-à-dire guidé, conseillé, soutenu dans l’exercice réel du métier. Les savoirs et les savoir-faire sont construits par l’apprenti à partir d’une pratique quotidienne au sein de relations qui s’effectuent sur le mode du guidage. C’est autour du faire et à partir de lui que des savoirs théoriques se mettent en place. Il y a là, eu égard à la notion de compétence dont on parle volontiers aujourd’hui, une modernité tout à fait intéressante : apprendre à partir de la théorie risque de laisser le futur compagnon démuni face aux situations réelles de travail car celles-ci comportent nécessairement de l’imprévu, de l’impensé par rapport à tout ce qui a été préparé. Travailler à se former à partir des situations réelles de travail entraîne davantage à faire preuve de compétence. Ce positionnement à la fois éducatif et d’enseignement, cette pédagogie du guidage sont biens résumés par B. de CASTERA 88 : ‘«’ ‘ Ici, enseigner consiste moins à apprendre à autrui ce qu’on sait, qu’à le faire entrer dans la recherche qu’on a déjà commencé d’entreprendre. Le compagnon n’enseigne pas ex cathédra, il accompagne une forme de pédagogie qui exige une intelligence vivante et engendre des intelligences vivantes. Il s’agit d’un partage fraternel qui, dans certains cas, prend la forme d’une transmission de maître à disciple, si l’un a la maturité du maître, et l’autre la réceptivité du disciple. Et c’est le secret de l’efficacité du ’ ‘«’ ‘ Compagnonnage ’ ‘»’ ‘ ’ ‘»’ ‘.’

Notes
84.

PLATON, Théétète,Gallimard, Ed. La Pléiade, 1950, 150d.

85.

BARNIER (G.), Le tutorat dans l’enseignement et la formation, Ed. L’Harmattan, 2001, p. 17.

86.

COMENIUS (J.A.), 1657/1992, La grande didactique ou l’art universel de tout enseigner à tous, Ed. Klincksieck, p. 154.

87.

PESTALOZZI (J.H.), 1799/1985, Lettre de Stans, Yverdon, Centre Pestalozzi.

88.

De CASTERA (B.), Le compagnonnage, P.U.F., 1996, p. 96.