3.3. L’effet-tuteur.

Certaines formes de guidage-tutelle sont fondées sur l’activité imitative, sur ‘«’ ‘ l’utilisation intentionnelle de l’activité observée d’autrui en tant que source d’information en vue d’atteindre son propre but’ ‘ 89 ’ ‘ ’ ‘»’. Pour elle l’imitation n’est pas simplement reproductrice ; elle est un processus actif de pose et de traitement de l’information. La forme d’imitation qui lui paraît avoir une place importante dans des situations de guidage-tutelle, où il y a un expert et un novice, est l’imitation-modélisation, imitation quand l’accent est mis sur celui qui observe, modélisation quand l’accent est mis sur le modèle. Elle se manifeste quand ‘«’ ‘ le sujet, modifiant ses conduites en fonction de celles du modèle, provoque chez ce dernier une inflexion des siennes, à partir d’une prise en considération des transformations comportementales qu’il a induites chez l’observateur ’ ‘»’. Que l’imitation permette des acquisitions laisse supposer qu’il y a une activité cognitive pouvant conduire à la production d’une réponse élaborée à partir du traitement des informations tirées de l’observation de l’activité modèle.

Les effets bénéfiques du tutorat sur ceux qui reçoivent l’aide sont relativement bien connus, en revanche, le bénéfice personnel retiré par ceux qui apportent une aide l’est beaucoup moins. Dans son ouvrage ‘«’ ‘ Le tutorat dans l’enseignement et la formation ’ ‘»’, Gérard BARNIER parle de l’effet-tuteur. Pour lui, les relations interactives d’instruction constituent un dispositif médiateur du développement de la capacité à apprendre des tuteurs en sollicitant leur capacité à enseigner, à expliquer.

Sollicitation métacognitive.

Le tuteur est engagé dans une activité sociale à caractère dialogique. Si, comme c’est le cas dans bon nombre de dispositifs, il intervient par rapport à une tâche afin d’aider l’autre à réduire l’écart entre ce qu’il a fait et ce qu’il aurait dû faire, il lui faut prendre en compte deux formes de rationalité : l’une, instrumentale, liée aux exigences de réalisation de la tâche et aux caractéristiques de l’objet ; l’autre, communicationnelle, liée à la production d’un discours argumentatif, orientée vers le tutoré et sa difficulté à réaliser la tâche. La conjonction de ces deux exigences conduit le tuteur à œuvrer à l’établissement d’un consensus « représentationnel » entre lui et le tutoré, à propos de la tâche. Si l’on considère comme relevant du domaine métacognitif la connaissance qu’un individu a de ses propres capacités cognitives, ainsi que le contrôle de soi et la régulation de ses activités de résolution 90 on comprend ce que la fonction tutorale peut apporter, en particulier au tuteur, s’il parvient à réinvestir pour son propre compte tout ou partie des processus d’évaluation, de contrôle et de régulation qui furent activés lors du guidage. Ces aspects trouvent dans le tutorat un lieu privilégié d’élaboration à travers l’accompagnement régulant de l’activité du tutoré.

Interactive, perçue comme une activité de médiation sémiotique de représentation, la réflexion métacognitive est à la fois tournée vers ce que fait le tutoré et vers les exigences propres à la réalisation de la tâche. Le tuteur est à même de tirer personnellement profit du guidage qu’il met en place dans la mesure où il est amené à développer une réflexion sur quelque chose qu’il est potentiellement capable de réaliser, à repenser une tâche par rapport aux moyens à mettre en œuvre pour qu’un autre y parvienne, à observer ce que fait l’autre afin de pouvoir apporter l’aide qu’il faut au moment opportun. C’est ce rôle charnière de la réflexion métacognitive qui nous conduit à voir l’effet-tuteur comme le produit d’une interactivité marquée par l’émergence de processus propices au développement de la réflexion sur l’action.

Favoriser l’abstraction réfléchie.

Inviter un tuteur à fonctionner au niveau de la représentation, le solliciter pour produire une aide, constituent autant d’aspects qui mobilisent sa capacité à abstraire. Il y a mise en situation d’abstraction car le tuteur, distancié par rapport à l’action directe, opère au niveau de la représentation, met en mots son savoir-faire. Cette activité symbolique de la valorisation de la réflexion sur l’action peut le rendre davantage capable d’agir intentionnellement. PIAGET 91 a souligné la fécondité de l’abstraction réfléchissante en tant que l’un des moteurs du développement cognitif. Les interactions de guidage, à travers la manière dont le tuteur est sollicité, mettent en évidence un fonctionnement socio-réfléchissant. Tout ce que le tuteur est amené à expliciter, à verbaliser, à analyser, l’aide à conscientiser, favorise l’abstraction réfléchie.

Savoir expliquer à l’autre.

Le tutorat est de nature transactionnelle : son efficacité dépend de ce qui se négocie entre les enfants, de la manière dont le tuteur perçoit la difficulté de son camarade et l’aide à la surmonter. Le tutoré a besoin d’aide : seul face à la tâche, il ne parviendrait pas à la réaliser correctement, mais avec l’aide du tuteur, à condition que celui-ci sache s’y prendre, il peut réussir. Il est clair que les bénéfices retirés par le tutoré (meilleure intelligibilité de la tâche, réponse mieux ajustée, élaboration d’une stratégie, etc...) dépendent largement de la qualité et de la pertinence des explications produites par le tuteur. Cet effort pour rendre la tâche davantage compréhensible pourrait s’avérer doublement bénéfique. Pour le tutoré, parce qu’il lui apporte des éléments qui l’aident à mieux comprendre le problème auquel il est confronté et qui facilitent la production d’une réponse plus pertinente. Pour le tuteur, parce qu’il le pousse à expliciter les exigences résolutoires à la tâche, à prendre du recul par rapport à l’action directe, à prendre conscience de ce qu’il est nécessaire de faire pour mener la tâche à bien. Gérard BARNIER affirme qu’en schématisant un peu, nous sommes passés d’une conception transmissive des savoirs et des savoir-faire à une conception constructive. Le statut et la fonction des experts (enseignants et formateurs) change. Il s’agit moins de faire partager des connaissances par tout un travail d’exposition que d’exercer une fonction d’étayage au sens où BRUNER l’entend 92 . Ce qui positionne davantage l’expert en médiateur dans un rapport au savoir où les interactions et les activités de co-élaboration de ceux qui apprennent sont davantage sollicitées. C’est dans le cadre général de cette perspective dialogique que le tutorat, sous ses multiples formes, trouve place.

Pratiques de tutorat bénéfiques aux tuteurs.

Faire l’expérience qu’on peut être utile à d’autres, qu’on sait des choses qui peuvent servir à d’autres enclenche parfois un processus de revalorisation de soi. Celui-ci ne tient pas seulement au rôle joué ; il renvoie aussi à la responsabilité qu’exerce le tuteur et à l’expérience qu’il fait d’aider l’autre à partir de ce que lui-même sait ; il en résulte un développement du respect de soi, une valorisation de son ego qui rejaillit sur la manière d’entrer en relation, de communiquer, d’interagir avec les autres. Ceci peut se traduire par moins d’agressivité, davantage d’écoute de l’autre, plus de présence de soi dans les discussions, etc... A travers l’exercice du tutorat, la valorisation d’une aide regardée comme positive par le tuteur peut l’amener à prendre conscience de l’existence d’autres moyens que la force pour influencer l’autre. L’effort fait pour se mettre davantage à la place de l’autre, la rencontre de l’autre dans sa difficulté, avec le sentiment qu’on est soi-même passé par là, favorise l’attitude de compréhension à l’égard de l’autre. Les tuteurs prennent confiance en eux, ce sentent plus assurés quant à leurs propres possibilités. Sollicités pour tenir des rôles différents de ceux auxquels ils sont habitués, les tuteurs entrent dans une dynamique de responsabilisation qui les pousse vers plus de maturité et davantage de crédibilité à l’égard d’eux-mêmes. L’hypothèse est faite d’un effet en boule-de-neige, entre d’une part la prise de confiance en soi et d’autre part l’épanouissement des facultés intellectuelles : on constate un effet dynamisant des composantes socio-affectives sur le fonctionnement cognitif : ‘«’ ‘ L’acquisition du savoir augmente la confiance en soi et à son tour celle-ci stimule l’acquisition de nouvelles connaissances ’ ‘»’.

Importance de la réciprocité des échanges.

La réciprocité des échanges constitue un principe de base, d’abord sur un plan éthique car il marque l’égalité entre les humains et fonde chaque personne à la fois comme ressource pour elle-même et pour les autres. Sans être une structure de réinsertion, un réseau la favorise néanmoins dans la mesure où la réciprocité des échanges aide à reprendre parole, à amorcer un travail sur soi-même. Ce double positionnement, en tant que personne qui demande et qui offre du savoir, pousse à sortir de l’enfermement dans ses propres manques en cherchant à y répondre de façon positive. Le réseau permet de vivre une interdépendance constructive entre l’individu et le social. Pédagogiquement, il y a l’idée de la réciprocité dans la formation, de se rendre mutuellement compétent.

Pour des gens dont le rapport au savoir, dans le passé, n’a pas été très positif, l’expérience du réseau apporte une nécessaire médiation. Elle a pour effet de les sortir de l’immobilisme de repli dans lequel un ou des échecs les avaient confinés, tout en réveillant un désir d’apprendre que le mode de fonctionnement du réseau aide à concrétiser. La médiation dont il est ici question joue probablement à plusieurs niveaux : l’expérience de la relation d’échange dans une structure à caractère communautaire, la valorisation de l’individualité dans la coopération et l’accès désiré, voulu, à des savoir. Accès facilité par une réduction de la distance des individus aux savoirs. Vu le mode d’identification à partir des besoins des gens, il s’agit ici de savoirs socialement utiles, davantage concrétisables que ceux qui sont à l’œuvre dans le champ scolaire.

Notes
89.

WINNYKAMEN (F.), Apprendre en imitant, P.U.F., 1990, p. 105.

90.

FLAVELL (J.H.), Développement métacognitif, in J. BIDEAU & M. RICHELLE (eds), Psychologie développementale : Problèmes et réalités, Ed. Mardaga, 1985, p. 29-41.

91.

PIAGET (J.), Recherches sur l’abstraction réfléchissante, P.U.F., 1977.

92.

BRUNER (J.S.), Car la culture donne forme à l’esprit, Ed. Eshel, 1991.