4. La citoyenneté.

Citoyen, civique, citoyenneté, des mots si souvent repris par les autorités, par les acteurs de terrain, échos des médias, regrets d’un âge d’or plus ou moins mythique, appels incantatoires, appuis sur une conception ferme, civiliser les barbares ou les sauvageons, restaurer le lien social, refonder le politique, réinclure les exclus, lutter contre la violence, prendre en compte la diversité culturelle, éduquer, former, instruire, enseigner, convaincre, argumenter, construire une personne autonome, développer des compétences sociales, enseigner des attitudes et des comportements, apprendre ses droits, ses devoirs, ses obligations, respecter les autres, soi-même, réciprocité, rappeler la loi, la règle, l’autorité et la politesse, et les valeurs, et la morale, et la culture démocratique, participer, être responsable, république, démocratie, collectivité, communauté, nationalité, identité collective mais aussi identité plurielle, appartenance, allégeance, égalité, liberté, solidarité, fraternité, intérêt général, bien public, discrimination, inégalités, violence, exclusion, racisme, pauvreté, exploitation, citoyenneté nationale, citoyenneté de proximité, citoyenneté européenne, politique, sociale, culturelle, police, justice, école, santé, familles, associations, partis, mais aussi entreprise et nouvelles formes de citoyenneté...

La citoyenneté se glisse partout. Tout acte a une dimension sociale et donc civique: jeter ses papiers gras par terre, mettre ses pieds sur les banquettes des trains, respecter les limitations de vitesse, payer ses impôts, ne pas se croire au-dessus de la loi, voter et affirmer ses choix, participer à la vie et aux débats publics, exercer ses droits et ses libertés, respecter ses obligations... 93

Citoyenneté : Terme polysémique s’il en est, l’objet est vaste, les choix sont nombreux. La citoyenneté déborde de partout, école citoyenne, entreprise citoyenne, enfant citoyen... au-delà d’une mode ce terme recouvre diverses réalités. La définition du terme citoyenneté relève de diverses approches : sociologiques, politiques, historiques... Ce concept flou de citoyenneté, comme la plupart des concepts de sciences sociales mérite un ancrage sur quelques fondations solides.

François AUDIGIER 94 aborde une conception large de la citoyenneté souvent exprimée pour désigner les droits et obligations dont une personne dispose à l’intérieur de la société. Cela amène à définir une citoyenneté sociale, à la fois complémentaire et différente de la citoyenneté politique. Cette dénomination qui est aussi élargissement, est commode pour désigner l’exercice de nombreux droits, en particulier économiques et sociaux, dont la jouissance n’est pas liée à la nationalité. Mais, certains spécialistes contestent cette dénomination, considérant que si elle n’est que sociale, la citoyenneté est alors un mot impropre pour qualifier la situation de personnes qui ont des droits sans avoir le pouvoir d’intervenir dans la définition de ces droits. Quoi qu’il en soit d’un débat qui n’a pas lieu d’être étendu plus loin ici, l’éducation civique implique de prendre en charge aussi cette dimension sociale et exige donc de n’être pas limitée au seul univers du politique.

Un modèle pour la citoyenneté.

Nous allons, pour notre définition de la citoyenneté, nous appuyer sur un modèle, celui de François AUDIGIER qui voit quatre étages pour la citoyenneté : la citoyenneté civile, politique, sociale, culturelle.

La citoyenneté civile, les droits civils. Entendons par là les libertés attachées à la personne : liberté de pensée, d’information, de communication, voire de réunion, etc… Si la première ne dépend que de soi, les autres impliquent d’autres personnes et revêtent donc un aspect collectif. La limite de ces libertés est évidemment la liberté des autres. Elle est aussi posée par la notion d’ordre public, notion à géométrie variable, oh combien ! Historiquement, la conquête des droits civils s’est faite le plus souvent contre les pouvoirs établis. Suspendons un instant la suite des droits pour esquisser une comparaison entre deux modèles, l’un qui serait plutôt celui de l’Angleterre et l’autre plutôt celui de la France. Pour l’Angleterre la conquête des droits, depuis l’Habeas Corpus, s’est faite par limitation des pouvoirs des gouvernants, de l’État. Pour la France, la Révolution nous inscrit dans un schéma inverse ; certes, tout au long des siècles qui précèdent la chute de la monarchie absolue, il y appel et conquête de libertés en s’opposant à cette monarchie ou en la sollicitant pour qu’elle consente à conserver des libertés antérieurement acquises par tel ou tel groupe, voire à en affirmer de nouvelles. Mais les États généraux, en se déclarant Assemblée nationale, se proclament le centre à partir duquel sont définis les droits et libertés. Le Gouvernement, l’État en sont donc les sources et les garants. Deux extrêmes, trop vite exposés mais qui ont leur pertinence pour lire un certain nombre de débats et d’oppositions aujourd’hui, des droits qui sont à protéger contre des pouvoirs a priori suspects, des droits qui appellent la protection par les pouvoirs. ‘«’ ‘ Nous pourrions aussi reprendre l’opposition établie par Benjamin CONSTANT entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes : la première invite au débat public politique puis à la soumission de la personne aux règles collectives selon le rôle que chacun joue dans la société, la seconde demande que le pouvoir n’ait rien à voir dans le maximum d’actions pour garantir la liberté la plus grande à chaque personne ’ ‘»’ ‘.’Laissons à chacun le soin de se servir de ces « modèles » pour analyser certains débats contemporains en France, en Europe et dans le Monde.

La citoyenneté politique. Elle fut l’objet du premier développement, aussi n’apportons nous ici que deux remarques complémentaires :

- le politique renvoie prioritairement à l’État et au Gouvernement de l’État. La question posée par la démocratie et donc à chaque citoyen est : comment sont définies et mises en œuvre les règles d’attribution, de désignation, d’exercice et de contrôle des pouvoirs ? Le niveau national est essentiel, mais nous assistons, à la fois, à la multiplication des niveaux plus petits par l’affirmation croissante de collectivités territoriales plus restreintes et à l’émergence de niveaux supra-étatiques. Il existe donc bien d’autres pouvoirs politiques que les seuls nationaux, mais jusqu’à présent, ils en découlent pour l’essentiel,

- tous les nationaux n’ont pas la totalité des droits politiques : les femmes jusqu’en 1944, les mineurs et certains condamnés aujourd’hui.

La citoyenneté sociale. Le terme est parfois contesté, notamment par ceux pour qui la citoyenneté politique est la figure centrale et qui craignent que la citoyenneté sociale ne fasse le lit d’un déclin de la citoyenneté politique. Ajoutons pour accentuer cette réserve, que bénéficier des droits que confère la citoyenneté sociale sans ceux de la citoyenneté politique, c’est être privé du droit essentiel de participer, dans l’espace politique, à la définition de ces droits économiques et sociaux. Cependant, nous retenons le terme comme particulièrement fonctionnel pour désigner les droits économiques et sociaux dont l’attribution et la jouissance ne sont pas liées à la nationalité. Ainsi, sauf éléments particuliers relevant du statut personnel et concernant le mariage et l’héritage, les étrangers résidant en France sont soumis aux mêmes lois que les nationaux, aux lois de la République française. Il y a eu et il y a encore des limites, comme par exemple la publication de journaux et la liberté d’association, cette dernière jusqu’en 1981, ou encore le droit d’exercer certains métiers. Nous verrons plus loin que l’Europe dessine sur nombre de ces matières un espace particulier. Ces restrictions apportées, il y a de très nombreux droits qui ne sont pas liés à des conditions de nationalité : les prestations sociales, également des participations nombreuses telles que les élections syndicales, prud’homales, à la Sécurité sociale, etc.., ou encore plus près de nos préoccupations, les élections des délégués de parents et des délégués d’élèves dans nos institutions scolaires. Ceci est évidemment possible parce que ces diverses institutions ne sont pas dans l’ordre du politique (voir à ce sujet les réticences sur le droit de vote des Européens aux élections locales, compte-tenu du lien entre celles-ci et les élections sénatoriales). Mais sont-elles si éloignées du politique ?

La citoyenneté culturelle. C’est avec encore plus de précautions que ce terme est introduit ici ; il recouvre la recherche par un certain nombre de personnes de la définition de droits culturels. Derrière cette recherche, comme derrière les critiques et les refus dont elle est l’objet, est en question la manière de prendre en compte la diversité culturelle croissante de nos sociétés, diversité due aussi bien à l’ouverture des autres cultures qu’aux courants migratoires et à la mobilité croissante. Chercher des droits culturels n’implique pas nécessairement la reconnaissance de communautés culturelles, voire du communautarisme tout court, terme qui fait frémir les fibres républicaines. De tels droits peuvent être attachés aux personnes, étant entendu que toute personne est toujours libre de ne pas adhérer et de changer ses formes d’appartenance. La question n’est travaillée que depuis quelques années et recouvre des débats très complexes et souvent très chauds, tels ceux liés aux droits de minorités. Parmi ces débats citons rapidement celui qui porte sur la compatibilité des cultures avec la culture démocratique et citoyenne. Celle-ci, fondée sur les droits de l’homme, a par bien des aspects une dimension anthropologique, en ce qu’elle implique une certaine conception de la personne humaine, son égale dignité, l’affirmation de l’égalité juridique contre toute discrimination par exemple. La vie politique et sociale communes supposent un minimum de valeurs partagées.

Citoyenneté, civilités. La différence entre ces deux termes mérite une clarification. Le dernier terme renvoie aux idées de bienséance, de conformité dans les codes de comportements, d’acceptation de considérer l’autre dans ses manières de parler et d’agir. Les incivilités nous choquent : elles désignent les désordres quotidiens, tout ce qui est vécu par tel ou tel comme une menace à travers la transgression des codes et des rites sociaux : du bruit et de l’impolitesse jusqu’à la drogue, tout un ensemble de comportements mal supportés dans la famille, dans la rue, dans les entreprises... Ces incivilités sont en nombre infini. Leur appréhension et leur appréciation varient selon les personnes et les lieux : incivilités des jeunes très largement décrite, incivilités des pouvoirs, tels le tutoiement du policier ou du juge, incivilités des nantis tels la fraude fiscale ou l’excès de vitesse, etc... Lorsque les incivilités basculent dans le comportement hors-la-loi, leur traitement institutionnel est possible ; lorsque ce n’est pas le cas, c’est difficile voire impossible, même si cela met en cause des conceptions différentes des valeurs et de la morale. Pour qu’un acte considéré comme immoral soit condamnable, il faut qu’il devienne illégal, autrement nous restons dans le domaine des conflits de valeurs. Les exemples sont aussi nombreux que les frontières sont ténues.

Muni de cette distinction entre civisme et civilités, nous considérons dans leur spécificité les demandes qui concernent les règles de vie, l’assurance d’un minimum de conformité dans les comportements. Distinguer cela n’est pas le considérer inutile ou méprisable, personne ne peut vivre de façon satisfaisante dans une tension permanente entre son monde, ses gestes et ses attitudes et ceux des autres ; distinguer, c’est nous inviter à ne pas tout confondre, à ne pas baptiser du nom de civisme ce qui laisse échapper l’essentiel de ce que ce terme induit. Plus encore, cela nous invite à tisser des liens entre civilités et citoyenneté et à faire place à ce qu’appelle la référence à la citoyenneté dans les définitions pratiques et théoriques de la civilité.

Citoyenneté : droits et pouvoirs. Rappelons deux composantes essentielles : la place du droit et la place du pouvoir. Le mot pouvoir renvoie volontairement à quelque chose de fort, voire de troublant. Des mots plus neutres ou plus nobles, tel que responsabilité sont souvent utilisés. Rappelons qu’un citoyen responsable est un citoyen conscient des conséquences de ses actes. En utilisant le mot pouvoir, nous signalons que le citoyen vit au risque de la liberté, capable d’intervenir comme un sujet autonome, capable d’exercer des droits, d’avoir des droits garantis.

Alain MOUGNIOTTE 95 parle du citoyen, législateur et sujet. Il doit recevoir une éducation qui l’initie non seulement à chacun de ces deux rôles, singulièrement considérés, mais aussi aux modalités de leur articulation. Mais lequel privilégier ? Au titre du premier, on insistera sur sa liberté de jugement, sa fonction critique ; au titre du second, on valorisera sa soumission à la loi, son respect de la majorité. Il y a là deux orientations qui ne sont pas faciles à concilier. Comment éviter de vanter ou bien le conformisme, ou bien la contestation ? Pour lui, il s’agit de comprendre que l’éducation des citoyens ne vise nullement à suggérer des solutions techniques (ce serait un endoctrinement) mais à induire, à promouvoir des valeurs. L’homme a « choisi » d’habiter la cité. Il lui faut en apprendre le code et, pour cela, d’abord, consentir à l’idée qu’il y a nécessairement un code, ne serait-ce que celui de la « civilité ». L’éducation des citoyens, c’est donc leur sensibilisation aux valeurs requises pour la vie commune.

Notes
93.

AUDIGIER (F.), Education et citoyenneté, « Educations », Revue de diffusion des savoirs en éducation n° 16, 1998, p.2.

94.

AUDIGIER (F.), Impossible et nécessaire éducation civique, communication à la troisième Biennale de l’éducation et de la formation, 1998.

95.

MOUGNIOTTE (A.), Eduquer à la démocratie, Les Editions du Cerf, 1994, p. 52.