2. Les jeunes A.A.C. et la conduite.

La transcription littérale des commentaires enregistrés figure en annexe 4 , page 84. Nous constatons que les jeunes A.A.C. ont été très loquaces, chaque entretien a nécessité plusieurs pages.

La manipulation du véhicule.

‘«’ ‘ J’arrive à un rond-point, et toujours cette voiture qui me suit de très près, tout-à-l’heure, je vais donner un ’ ‘«’ ‘ coup de patin ’ ‘»’ ‘ pour qu’il s’éloigne, mais je freine faiblement par à-coups, je dois prendre la route en face, clignotant à gauche bien avant à cause de l’autre qui ’ ‘«’ ‘ colle ’ ‘»’ ‘ toujours. Je me mets sur la gauche, puis clignotant à droite pour sortir ’ ‘»’ ‘.’

‘«’ ‘ Je lui fais un signe pour lui dire merci et je m’engage. Des fois, je fais ça, on tombe sur des conducteurs qui sont assez sympas et nous laissent passer ’ ‘»’ .

Bien qu’exprimés en termes populaires, les propos de ce jeune nous montrent l’attention particulière qu’il porte au conducteur du véhicule qui le suit. Il s’aperçoit que ce dernier ne respecte pas les distances longitudinales et crée de ce fait un risque en cas de ralentissement brutal. Conscient de la faiblesse des moyens de communication entre automobilistes, son analyse est la suivante : je dois ralentir pour tourner autour du rond-point et prendre la route en face. La voiture qui me suit de trop près risque à ce moment de me heurter. Comment lui faire comprendre suffisamment tôt mon intention de freiner ? Chacun de nous, enfermé dans sa coquille, est complètement isolé. Nous ne pouvons pas nous parler et je voudrais lui conseiller d’augmenter la distance qui nous sépare pour ne pas le surprendre en arrivant au rond-point. Je peux le regarder dans le rétroviseur, lui faire des signes, mais ceux-ci sont trop polyssémiques et surtout pendant ce temps mon véhicule continue à circuler et je peux pas détourner mon attention. Je dispose d’outils comme les feux, les clignotants, les feux stop. Je décide d’utiliser ceux-ci, d’appuyer plusieurs fois sur la pédale de freins, sans trop ralentir mon véhicule, pour les faire clignoter et attirer son attention (Je vais donner un coup de patin). Cette action ne suffit pas, l’autre conducteur n’a pas compris mon intention et circule toujours très près de moi. Je décide d’anticiper mon action en actionnant mon clignotant gauche beaucoup plus tôt que d’habitude et de ralentir progressivement sans freiner brusquement pour ne pas le surprendre. Cette fois, nous nous sommes bien compris, il garde ses distances et je peux franchir le rond-point en sécurité.

La position sur la chaussée.

‘«’ ‘ A droite, on dirait une voie mais je crois que c’est le parking. Il faut que je reste dans la voie où on est. Au rond-point, on va aller tout droit. Personne nulle part, je passe. C’est un tout petit rond-point, je reste dans l’alignement ’ ‘»’ ‘.’

‘«’ ‘ On est en sens unique, en principe personne ne peut venir en face. Je circule bien à ma droite quand même ’ ‘»’ ‘.’

‘«’ ‘ Je vais m’engager dans le rond-point après cette voiture qui finit de tourner. Je vais reprendre la voie de droite, personne à ma droite, clignotant, je change de voie et je quitte le rond-point. J’accélère dans la ligne droite ’ ‘»’ ‘.’

Dans le premier cas, le Code de la route voudrait que le conducteur qui se dirige dans la rue en face prenne la voie de droite dans le rond-point et fasse bien le tour de l’anneau. La jeune fille se comporte néanmoins comme la majorité des conducteurs : elle reste dans l’alignement de la route. En observant bien autour d’elle si elle ne gêne personne. Dans ce cas, l’usage, la façon de faire des gens l’emporte sur les explications théoriques d’un règlement. Dans la mesure où la manœuvre est effectuée en sécurité, ce comportement est admis, même dans la procédure d’examen du permis de conduire. Notons que dans de nombreux cas, il est plus gênant d’appliquer le Code de la route à la lettre que d’adopter de tels comportements : très souvent, nous voyons des véhicules contourner l’anneau par la droite, voire accentuer le mouvement, il constitue une gêne à la circulation, les autres usagers sont conduits à attendre que l’apprenti fasse sa manœuvre.

La jeune fille après une période d’accompagnement, a bien saisi le sens de la situation, les enjeux et adopte un comportement facilitant la fluidité et la sécurité.

Dans le second cas, nous sommes dans rue à sens unique, le jeune circule quand même bien à droite et applique cette règle élémentaire du Code de la route. Bien qu’étant seul sur cette chaussée, il reste à sa place, c’est-à-dire qu’il a intégré un comportement de base auquel il ne déroge pas.

Dans le dernier cas, en quittant le rond-point, une double voie : le conducteur accélère franchement pour rester dans le flot de circulation et ne pas gêner les usagers qui le suivent. Ne pas constituer une gêne par une allure anormalement réduite, c’est aussi prendre en compte les autres conducteurs.

L’importance du Code de la route.

Le respect des règles est nécessaire mais pas suffisant.

‘«’ ‘ Je regarde l’autre voie, même si c’est un sens unique. Je ne vois rien, je continue ’ ‘»’ ‘.’

‘«’ ‘ Là il y a une priorité à droite, je fais attention, il n’y a pas de voiture qui arrive, je continue, pas trop vite, parce-qu’il n’y a pas une énorme visibilité avant le virage ’ ‘»’ ‘.’

‘«’ ‘ Oh le virage là ! Le vélo coupe le stop, il ne m’a même pas regardé... allez passe, passe ’ ‘»’ .

 La prise d’information va bien au-delà de la réglementation ou du Code de la route. Le seul respect des règles ne semble pas aux jeunes la condition suffisante pour conduire en sécurité. Ici, anticiper c’est regarder l’autre voie, même si, en principe personne ne peut venir, la rue étant en sens unique ; c’est prendre en compte la réalité, le système de circulation tel qu’il est, c’est-à-dire qu’un conducteur peut s’être engagé en sens interdit, soit par erreur, soit par inattention, soit volontairement. Les jeunes prennent en compte le comportement des autres, même si ce comportement n’est pas conforme aux règles. Dans ce cas, il manifeste un peu de mauvaise humeur pour s’être fait « griller » la priorité, mais ces jeunes seront en général capables d’éviter l’accident si la situation se présente, car ils auront « anticipé » en imaginant un scénario qui prévoit diverses évolutions. Ils devraient ainsi « pallier » aux erreurs des autres, avec l’idée que circuler est un acte éminemment social, qu’il convient d’une part de respecter les règles et d’autre part d’anticiper en élaborant ce que nous pouvons appeler « une veille permanente de sécurité. »( «  Qu’est-ce qu’il fait celui là ? Je fais attention  » .)

La prise de repères.

‘«’ ‘  Je fais bien attention de marquer le STOP. J’avance un petit peu pour avoir la visibilité. Je vais à gauche. Çà c’est le passage où en général je m’arrête parce-que ce côté là est dangereux ’ ‘»’ .

‘«’ ‘ Je me méfie là, parce-qu’il y a beaucoup de voitures qui coupent ’ ‘»’ .

Les kilomètres parcourus avec un conducteur expérimenté amènent le jeune à prendre des repères, à tirer des leçons des expériences vécues et à détecter les endroits pouvant comporter des risques. Dans ce cas le conducteur s’arrête une deuxième fois au stop car il n’a pas de visibilité et il sait que les véhicules arrivent vite de l’autre côté.

Différence entre la théorie et la pratique.

‘«’ ‘ Le feu est rouge, je ralentis, je m’arrête. Le feu passe au vert, je m’engage, mais faiblement car je dois laisser passer les voitures qui arrivent en face, la file est longue, et le feu de mon côté risque d’être au rouge quand je vais redémarrer. Alors je n’hésite pas à passer dès que le feu passe au rouge et que les voitures en face s’arrêtent, afin de ne pas bloquer le carrefour, ou me retrouver à attendre le prochain feu ’ ‘»’ .

Le Code de la route dit : Feu vert, autorisation de franchir l’intersection ; feu orange, je dois m’arrêter sauf si je suis si près que je ne puisse m’arrêter dans des conditions de sécurité suffisante ; feu rouge, arrêt absolu, interdiction de franchir l’intersection.

L’application stricte de cette réglementation générale permet d’éviter l’anarchie sur nos routes et de rouler en relative sécurité. Nous avons tous, dans ce cas, les mêmes références, les mêmes règles du jeu et nous nous comprenons.

La situation décrite par le jeune est bien particulière : il doit s’engager au feu vert, céder le passage aux véhicules qui viennent en face, redémarrer ensuite. Il ne peut pas attendre au niveau du feu, sans s’engager dans l’intersection, que la voie soit libre, car la circulation est dense. Il serait dans ce cas bloqué trop longtemps et les conducteurs derrière s’impatienteraient. Il doit donc s’engager dans le carrefour, s’arrêter au niveau de la voie qu’il doit prendre, et céder le passage. Il décide de démarrer assez vite dès que les voitures en face s’arrêtent afin de ne pas bloquer la circulation au moment où l’autre feu passe au vert. Il termine donc de franchir ce point difficile alors que le feu est rouge.

Ce comportement n’est pas conforme à ce qui est édicté dans le Code de la route, mais comment faire autrement ? Le jeune A.A.C. a en définitive décidé de commettre une infraction aux règlements pour assurer la fluidité et la sécurité de la circulation.

La prise en compte des autres.

‘«’ ‘ Je vois une dame âgée auprès d’un véhicule, je me méfie, ils font un écart en général ’ ‘»’ .

‘«’ ‘ Je vais à gauche, voilà une voiturette, elle ne va pas vite, mais quand même, je m’arrête ’ ‘»’ ‘.’

‘«’ ‘ Je vois dans la voiture devant une personne avec une casquette, je pense que c’est un vieux parce-qu’il ne roule pas vite, je m’en méfie. Je la suis ’ ‘»’ .

 L’expérience acquise pendant les deux années de conduite accompagnée confère aux jeunes « A.A.C » un bon discernement. L’attention particulière qu’ils portent aux autres les conduit à repérer des « types » de conducteurs. Nous sommes ici en présence de caricatures, mais il n’est pas déplacé de penser qu’il existe des stéréotypes d’automobilistes. Cette approche psycho-sociale permet d’adapter les réactions aux profils de conducteurs rencontrés. Par exemple, les personnes âgées ne sont pas des conducteurs potentiellement dangereux, mais ils peuvent surprendre par leurs réactions, l’automobiliste doit en prendre conscience pour « prévoir ».

Le prélèvement d’indices pertinents.

‘«’ ‘ Là il y a des travaux, on va essayer de faire attention. Il ne faut pas se prendre les branches qui sont par terre. On va faire attention à la voiture qui arrive en plein milieu de l’Hôpital. On va la doubler, il faut faire attention aux autres voitures ’ ‘»’ .

Dans cette situation, le conducteur prend en compte des indices qui semblent anodins au premier abord, mais qui peuvent engendrer un risque. Des branches sur la chaussée : le véhicule qui roule dessus peut continuer sa progression sans risque, c’est ce qui se produit dans la majorité des cas. Néanmoins, une branche peut se relever, être projetée sur un autre véhicule, qui suit ou qui circule sur la voie réservée à l’autre sens de circulation. Le conducteur, surpris, peut réagir violemment et perdre le contrôle de son véhicule. Le jeune anticipe en imaginant ces divers scénarios et ralentit, passe lentement sur les branches pour que celles-ci ne bougent pas, il réduit ainsi les risques d’accident.

La réaction immédiate et adaptée.

‘«’ ‘ Ah ! Il y a une voiture qui voulait se garer, pas tourner. En fait je pensais que la voiture tournait à gauche, et pas qu’elle voulait se garer ’ ‘»’ ‘.’

Ici, le conducteur suit un autre véhicule qui actionne son indicateur de changement de direction. Il pense : cette voiture va tourner à gauche à la prochaine intersection. Il ralentit et garde ses distances pour permettre à l’autre de tourner en sécurité. Soudain, le conducteur qui précède freine plus fort que prévu et s’engage sur un parking, cinquante mètres avant l’intersection. Le jeune, un peu surpris, freine et évite ainsi un accrochage. Dans ce cas, les faits ne se sont pas déroulés tout-à-fait comme prévu, le jeune avait imaginé un scénario possible (une voiture qui tourne à gauche à la prochaine intersection) et il se trouve en présence d’un véhicule qui s’engage sur un parking. Il a certainement comparé la situation à d’autres cas similaires vécus, son expérience l’aidant dans cette démarche. Son comportement (la prise de distance) a engendré la possibilité de faire face à une situation qui ne se déroule pas comme prévu.

Anticiper, c’est prévoir et identifier le risque.

‘«’ ‘ Toujours sur cette ligne droite, on dirait une voie romaine d’ailleurs, avec des creux et des bosses. Une voiture arrive en face avec son clignotant pour tourner sur sa gauche. Elle va entrer dans le creux. Peut-être y-a-t’il dans le creux sur ma droite une route que je ne vois pas ? Je ralentis beaucoup de peur de trouver après la bosse la voiture en train de me couper la route pour tourner. J’arrive au sommet, pas de route, elle a simplement oublié son clignotant ’ ‘»’ ‘.’

Le conducteur aperçoit au loin une voiture dont le clignotant gauche fonctionne. Il a bien enregistré la configuration des lieux : une route avec des creux et des bosses. Il analyse de la façon suivante : ce véhicule va tourner à gauche, à une intersection que je ne peux pas encore voir, car elle est cachée en bas d’une prochaine descente. Afin de ne pas être surpris par cette éventualité, le conducteur commence de suite à ralentir et à redoubler de vigilance. Une allure appropriée, assez faible, lui permettra d’adapter son comportement à l’évolution de la situation et de ne pas surprendre l’autre automobiliste, qui ne l’a peut-être pas vu, compte tenu de l’environnement particulier. S’il s’est rendu compte de sa présence, il pourra passer avant lui, à faible allure, s’il ne l’a pas vu, l’allure du jeune permettra à l’autre d’avoir le temps de réagir, de prendre conscience de la situation. A défaut et en dernier lieu, le jeune pourra s’arrêter et laisser passer celui qui vient en face.

Cet exemple illustre bien un comportement de sécurité : les quatre composantes de la tâche de conduite bien identifiées, bien intégrées, engendrent une prise en compte de tous les indices utiles, des différentes possibilités d’évolution d’une situation, l’identification des risques et une prise de décision ferme et bien éclairée.

L’observation critique permet de tirer des leçons.

‘«’ ‘ Un feu est annoncé un peu plus loin, il vient de devenir vert, nous allons pouvoir passer, et ralentissons à peine. Un des véhicules devant vient de freiner, puis de ’ ‘«’ ‘ piler ’ ‘»’ ‘. Que se passe-t-il ? Pas d’obstacle apparent. Le véhicule devant moi pile également de justesse, tout en donnant un coup de volant sur la droite, qui l’amène sur l’accotement qui par chance est stable. Bravo, merci pour lui, celui de devant et moi. Bien que n’étant pas tout près, aurais-je eu le réflexe suffisamment rapide pour ne pas le toucher ? Il s’est arrêté juste derrière une voiture qui était en arrêt sur l’accotement. Résultat de la curiosité d’un réflexe brusque d’un conducteur qui s’intéresse au fait qu’une voiture soit arrêtée simplement pour changer une roue. Il s’en est fallu de peu, ça calme. Nous redémarrons tous à faible vitesse ’ ‘»’ ‘.’

Le jeune voit des voitures freiner devant lui alors que le feu est vert, il s’interroge. Que se passe-t-il ? Il s’agissait en fait d’une voiture arrêtée pour changer une roue, d’un autre conducteur curieux qui a eu un réflexe brusque. Les quatre composantes de l’action de conduite (percevoir, analyser, décider, agir) ne sont pas expliquées dans l’ordre, nous assistons plutôt à une justification, à une compréhension de la situation a postériori. Nous trouvons ici une illustration de ce que Mohamed HRIMECH appelle «  la cueillette différée  » , et dont nous avons par ailleurs critiqué les risques de rationalisation dans une situation de conduite. Cela fausse l’idée générale de la conduite commentée mais permet, dans certains cas, de comprendre l’origine de certains comportements.

Le commentaire ne porte pas sur l’action du jeune, mais essentiellement sur la critique de la conduite des autres. Cette démarche ne s’inscrit pas dans la philosophie de la conduite commentée, mais nous constatons que le jeune estime que l’autre conducteur ne devrait pas être distrait par une voiture qui change une roue. Nous pouvons en déduire, sans trop interpréter, que si lui-même se trouve dans une situation semblable, il n’aura probablement pas ce « réflexe brusque ».

Cette observation critique permet en définitive de tirer des leçons des comportements des autres.