SYNTHESE.

Nous nous sommes intéressé à l’Apprentissage Anticipé de la Conduite automobile en tant que dispositif susceptible de contribuer à l’évolution de l’état d’esprit des usagers de la route. Des textes régissent de façon formelle cette façon d’apprendre. Nous avons recueilli divers points de vue chez les personnes concernées. La confrontation de ces deux éléments nous a permis de dire ce qu’est la conduite accompagnée, autrement que de façon prescriptive. Globalement, les acteurs déclarent vouloir partager leur expérience de conduite. Les accompagnateurs tentent en priorité de se rassurer, de prendre confiance en leur enfant et diminuer leur inquiétude le jour où il part seul au volant. Le partage d’expérience se déroule de façon empirique, chaque adulte adopte la technique d’accompagnement qui lui semble la plus appropriée. Leur démarche est essentiellement guidée par l’idée qu’ils se font de la conduite, la seule référence étant leur propre comportement au volant. Tous sont demandeurs d’aide, de conseils et de formation à la fonction d’accompagnateur.

Le cursus d’apprentissage A.A.C. donne au père (car ce sont essentiellement les pères qui accompagnent) une occasion privilégiée de remplir pleinement son rôle auprès de son enfant. Il peut, au fil des kilomètres, transmettre une certaine idée de la circulation, de la vie sociale en général. Accompagner son enfant en voiture, espace confiné, intime, constitue une occasion unique de souder, reconstituer ou de renforcer un lien familial. Sur ce point, la réglementation est bien adaptée, car l’accompagnateur doit être âgé d’au moins vingt huit ans. Les jeunes ne peuvent donc pas s’accompagner entre eux, entre pairs. Les échanges entre ces derniers ne sont pas de même nature. Un groupe de pairs, de personnes du même âge partage des idées, des valeurs, mais ne peut construire cet état d’esprit de partage de l’espace public et d’attention aux autres. Une personne plus âgée, munie d’une expérience de la circulation et de la vie remplit mieux le rôle.

Le modèle théorique retenu et notre enquête de terrain nous permettent de dessiner les contours de la notion « conducteur citoyen ». Ses différentes composantes sont : le respect scrupuleux de la réglementation, le souci des autres, la tolérance. Notre définition de départ se trouve considérablement enrichie.

Le conducteur citoyen selon nous.

Pour nous, le conducteur citoyen est une personne qui se déplace sur la route, espace public avec le souci permanent des autres. Il est attentif aux erreurs des autres (et aux siennes) pouvant mettre en cause la sécurité de tous. Cette approche donne un sens à toutes les décisions qu’il sera amené à prendre. La genèse d’un tel état d’esprit passe nécessairement par une conscience collective d’appartenance à un milieu : celui des usagers de la route. Si le civisme, c’est la capacité d’un citoyen à concevoir la différence entre son intérêt particulier et celui de la communauté, un comportement civique consiste à respecter les règles et les autres.

L’idée d’appartenance nous permet d’aller plus loin, de parler d’un conducteur citoyen. Ce dernier s’engage personnellement à bien se comporter sur la route, le plus souvent, d’ailleurs, sans autre contrepartie que le plaisir (ou la nécessité) d’exercer son sens civique. L’ouverture aux autres nécessite de consacrer à la conduite toute son attention, respecter les autres, en particulier les usagers faibles, respecter les règles, mais aussi l’esprit. L’attention à soi et aux autres, dans un souci de sécurité conduira à un plaisir évident de conduite et une approche de la circulation apaisée ; donc, respect, sécurité, mais aussi attentif au bien-être de l’autre seront les indicateurs d’une conduite citoyenne.

Le conducteur citoyen respecte donc les règles, il est sensible à la sécurité, au confort des autres, il a connaissance de ce sentiment d’insécurité que lui-même ou les autres peuvent éprouver. Il abordera la route en s’interdisant toute incivilité et en adoptant en permanence un comportement qui incite les autres à en faire autant.

Nous pouvons évoquer la notion de « citoyen actif », chère à Alain MOUGNIOTTE 103 , à laquelle nous adhérons complètement. Pour nous, la conduite citoyenne renvoie d’abord à un sentiment d’appartenance à un groupe, celui des citoyens se déplaçant, comme membre parmi d’autres, égaux en droit, et aux actes personnels qui sont commandés par ce sentiment (le vote, pour prendre l’exemple le plus facile, ou l’intervention personnelle visant à faire cesser une situation inacceptable, pour en prendre un autre, sûrement plus significatif). Mais on sait que le modèle de la cité est un modèle abstrait, métaphysique 104 , qui ne rend compte qu’imparfaitement de notre société telle qu’elle est. Etre un citoyen « réel », c’est se situer aussi dans les systèmes, classes, institutions, conflits, etc.., qui comptent au moins autant que le suffrage universel ou la responsabilité morale élémentaire. C’est à la fois se situer cognitivement (savoir comment ça fonctionne et où on est placé soi-même) et se positionner activement.

Cet usager s’impliquera donc personnellement dans la construction d’un système de circulation « sûr » en ayant une parfaite connaissance du phénomène routier et en participant à des organes comme le collège technique « REAGIR ». Il développera ainsi en permanence sa « culture sécurité routière ». Circulant dans un tel état d’esprit, il portera un regard homogène et cohérent sur l’insécurité routière.

En tout point conforme à notre modèle AUDIGIER, il exerce une citoyenneté civile, des droits civils. Les libertés attachées à sa personne, notamment celles de se déplacer en sécurité sur tout le territoire dépendent de lui, mais revêtent aussi un caractère collectif. Interviennent dans ce domaine les pouvoirs publics, la réglementation, les infrastructures, et aussi les autres usagers.

Il exerce une citoyenneté politique : il se conforme à des règles dont il a participé à la production. Il est producteur de réglementation qu’il s’applique à lui-même lorsqu’il circule. En exerçant son droit de vote et en s’impliquant comme il en a la possibilité dans les instances politiques, il crée, modifie, adapte la réglementation. Cette dernière ne lui est donc pas imposée autoritairement. Sa conscience d’être producteur de règles le conduit nécessairement à leur respect.

La citoyenneté sociale : il a la possibilité de participer dans le domaine économique ou associatif à certains organismes. Citons par exemple les commissions municipales de circulation qui déterminent les plans de circulation, ou les collèges techniques REAGIR qui analysent les accidents de la route. Il peut dans ce cadre faire des propositions et participer ainsi concrètement à rendre la route plus sûre.

La citoyenneté culturelle : le réseau routier constitue l’archétype du lieu où on peut l’exercer. Nulle discrimination sur la route : personne n’est exclu, ni les étrangers, ni les minorités... Du piéton au cyclomoteur, à la voiturette ou au gigantesque poids lourd, la route est ouverte à tout le monde.

Le conducteur citoyen au sens où nous l’entendons est conscient de tout cela et participe donc activement à un système de circulation auquel il adhère, dans lequel il se reconnaît. Dans ces conditions, il ne ressentira plus l’insatisfaction de vivre dans une tension permanente entre son monde, ses gestes et ses attitudes, et ceux des autres. Il prendra plaisir à circuler et à faciliter la circulation des autres.

Les voies pour y parvenir sont de deux sortes : d’une part, un meilleur contrôle du réseau routier et des sanctions immédiates, fortes, et systématiques pour que les règles soient respectées et pour permettre aux usagers de circuler en sécurité ; d’autre part, une véritable éducation du conducteur pour parvenir à un changement des mentalités sur les routes. Les personnes interviewées étaient unanimes sur ces deux points.

Notre tentative de modélisation des techniques d’accompagnement fait apparaître trois groupes : le premier est composé de personnes soucieuses de la manipulation du véhicule et de la position sur la chaussée. Les interventions de l’accompagnateur ont lieu en temps réel, laissant peu d’initiative au jeune. Dans le second groupe, le respect des règles et la manipulation du véhicule sont privilégiés, les interventions ont lieu en fin d’action ou en fin de parcours. Le jeune a plus d’autonomie que dans le groupe précédent, l’acquisition de l’expérience est réfléchie en commun. Quelques personnes composent le troisième groupe, dans lequel sont privilégiés l’attention aux autres et l’aspect social de la route. Les interventions ont lieu en fin de parcours, le jeune accède à une autonomie complète.

Lors de la conduite des jeunes, nous avons constaté de grandes différences de comportements et de commentaires entre ceux qui avaient suivi une formation traditionnelle et ceux qui avaient bénéficié du cursus Apprentissage Anticipé de la Conduite. Les opérations mentales font apparaître pour les A.A.C. une technique de prise d’informations pertinentes et diversifiées. L’analyse qu’ils font des éléments prélevés leur permet d’identifier les risques potentiels d’une situation précise et d’adapter leur comportement en conséquence. Ceux qui ont eu un accompagnement plutôt du type « prise de conscience » font preuve d’un degré supérieur d’analyse et de compréhension du phénomène routier. Leur veille permanente leur permet de ne pas se faire surprendre. Cette conduite tient compte en permanence des aléas possibles et encourage à garder constamment des marges de temps et d’espace. Cette anticipation est continue, intégrée et réaliste.

Nous avons utilisé des dossiers d’étude de cas d’accident pour vérifier le degré de sensibilisation des conducteurs aux phénomènes de sécurité routière et la façon dont chacun perçoit de manière précise ce qui se joue réellement dans une situation de conduite singulière. Les conducteurs qui ont suivi une formation traditionnelle procèdent à une analyse simple de la situation d’accident et leur compréhension constitue une première approche, simple et incomplète. Ceux qui ont bénéficié de l’A.A.C. détectent rapidement les véritables enjeux.

Au cours de leur formation, et des rendez-vous pédagogiques ils ont acquis des connaissances en matière de sécurité routière, notamment dans la genèse d’un accident. Leur prise d’informations est guidée par ces éléments et les opérations mentales mises en place leur permettent de détecter les facteurs d’accident. Ceux qui ont bénéficié d’un accompagnement plutôt du type « prise de conscience » imaginent un scénario plus élaboré en imbriquant plus finement les facteurs d’accident. Leur approche les conduit à reconnaître rapidement la singularité de la situation et à dire de suite le comportement le plus approprié en fonction du risque encouru.

L’hypothèse de recherche était : l’Apprentissage Anticipé de la Conduite développe des compétences non seulement d’ordre technique, mais d’ordre éthique ; il s’agit d’une compétence citoyenne, attentive à autrui.

Notre recherche nous conduit à confirmer que la conduite accompagnée permet une éducation citoyenne parce qu’elle renvoie à une autre façon d’envisager le comportement au volant et débouche sur une analyse des situations de conduite en terme d’opérations cognitives particulières.

La confrontation sociale autour d’un thème de conduite et de sécurité routière renvoie à une dimension citoyenne parce qu’elle permet une prise de risque assumée. Les connaissances acquises au cours des rendez-vous pédagogiques guident en permanence la tâche de conduite et permettent une identification rapide du risque dans une situation singulière.

Les conducteurs qui ont bénéficié d’un accompagnement plutôt du type « prise de conscience » comprennent rapidement ce qui est en train de se passer dans une situation donnée. Un degré supérieur d’analyse et de compréhension du phénomène routier les conduit à proposer immédiatement le comportement le plus adapté.

Notes
103.

MOUGNIOTTE (A.), op. cit., p.118.

104.

BOLTANSKI (L.) et THEVENOT (L.), la justification, Gallimard, 1992.