CONCLUSION GENERALE

Le comportement au volant n’est que la traduction de la façon dont chaque utilisateur de la route considère son rapport avec l’espace public. La route est à tout le monde, elle est investie par tous les usagers et en particulier l’automobiliste, protégé dans sa voiture (espace privé) qui n’accepte par l’autre, concurrent, rival qui investit lui aussi ce même espace perçu non pas comme un lieu collectif, mais comme un prolongement de l’espace privé (la voiture) objet de sacrifices, de visibilité sociale, et d’affirmation de soi.

Un tel comportement culturel et social n’est pas sans poser problème et interpeller sur sa signification. En effet, une politique de sécurité routière devrait s’organiser autour d’un apprentissage de la vie collective, une acceptation de l’autre à tous les âges et dans toutes les activités humaines. A une époque où chacun revendique le respect de son domaine privé, la responsabilité des politiques publiques est recherchée systématiquement en cas d’accident. Or, rapporter l’accident de la route à un facteur humain, à un comportement inadapté est une contradiction. Les règles existent qui permettent de distinguer l’espace privé de l’espace public, pourquoi ne sont-elles pas respectées ? Si les usagers ne se respectent pas entre eux dans cet espace commun qu’est la route, c’est qu’il y a une dissolution du lien social, un rejet des règles entre les individus et la société. Ceci se retrouve également dans le domaine de la santé publique ou de l’activité sportive, sur la route on est dans le domaine de la délinquance.

D’autres pays, comme la Suède, ont su habilement concilier prévention et répression. Et les résultats parlent d’eux-mêmes. Proportionnellement au nombre de véhicules et au nombre de kilomètres parcourus, la Suède enregistre trois fois moins de morts sur les routes qu’en France. Dès les années 60, la vitesse a été limitée à 110 km sur les autoroutes. Mais les interdits, aussi rigoureux soient-ils, ne sont pas suffisants pour modifier le comportement au volant. Encore faut-il que les mesures soient respectées. La loi est une chose, son observation en est un autre. Le respect de la réglementation collective doit d’abord s’inscrire dans les mœurs pour déboucher sur des résultats tangibles dans la réalité de la vie sociale. La prise en considération du Code de la route comme une forme de respect d’autrui est avant tout une preuve de civisme. Le Code de la route bien compris s’impose avant tout comme le respect d’un code moral. Celui-ci doit être respecté non pas seulement par peur du gendarme mais par acquiescement à un code de vivre ensemble fondé sur la considération réciproque. Une forme de civisme bien compris, en quelque sorte.

Les accidents ne sont pas le fait du hasard ou du destin ; ils sont produits par des individus responsables. Le politique a tout essayé : rendre les équipements plus sûrs, mettre en place des règles d’utilisation et les faire respecter, informer et former, rien ne pourra être efficace si l’on ne parvient pas par une pensée globale à modifier la relation à l’autre. L’incivilité traduit un manque de respect de l’autre et de prise de conscience de l’espace public : l’éducation ne modifiera pas le rapport à l’autre si l’on ne s’approprie pas les règles.

C’est au politique de redonner à chacun le sentiment qu’il participe à la démocratie et qu’il joue un rôle dans la société ; ainsi on n’aura plus à utiliser son agressivité pour se prouver que l’on existe. Les Pouvoirs Publics semblent actuellement déterminés à faire respecter la loi sur les routes. Ce premier cap franchi, l’éducation et la formation du conducteur seront des vecteurs privilégiés pour redonner ce sentiment aux conducteurs. L’Apprentissage Anticipé de la Conduite peut y contribuer.

De nombreuses recherches dans le domaine de la sécurité routière ont fait l’objet de publications. Une seule concerne le cursus de formation de conducteur objet de notre recherche. L’étude de Françoise CHATENET se voulait une vérification du bien-fondé des prémices scientifiques. Est-ce que les concepts de formation en alternance, de progressivité d’accès à la difficulté restent opératoires, restent opérationnels au niveau de ce qu’en pensent les chercheurs ? La réponse est : oui. De plus, derrière tout cela on reste dans l’échelle des motivations les plus intéressantes pour la conduite elle-même et pour la formation des conducteurs. L’A.A.C. constitue un outil. Le schéma reste directeur dans les conceptions qui sont derrière la stratégie de la formation des conducteurs, c’est de tirer l’ensemble des conducteurs vers une meilleure connaissance d’eux-mêmes, et notamment de leurs motivations, des stratégies de vie... En fait, dans les strates inférieures de la conduite il y a la formation initiale de base, et puis il y a une meilleure connaissance des stratégies de survie, donc l’A.A.C. reste, très probablement un des outils de formation. Pour les dirigeants de la DSCR ça reste néanmoins un concept opérationnel politique intéressant. Ca demeure quand même un des seuls points sur lequel il y a un cahier des charges autre, que la seule obtention du permis de conduire.

Notre recherche se voulait une étude clinique visant à constater comment se comportent au volant les jeunes qui ont suivi l’Apprentissage Anticipé de la Conduite. Nous avons tenté de démontrer qu’ils développaient des opérations mentales différentes des jeunes ayant suivi une formation traditionnelle. Leur prise d’informations est effectivement différente, plus diversifiée, plus pertinente. De leur analyse des situations de conduite découle rapidement une décision appropriée. Les études de cas nous ont montré qu’ils comprenaient ce qui se passe réellement, qu’ils étaient capables, dans une situation bien précise, de détecter immédiatement le risque. Ceux qui avaient bénéficié d’un accompagnement du type « prise de conscience » portaient un regard plus précis sur l’enchaînement des facteurs d’accident et faisaient ressortir l’élément, parfois infime, qui constituait le premier indice annonciateur d’une situation d’accident.

Nous ne pouvons pas pronostiquer si ces jeunes A.A.C. seront plus ou moins impliqués dans des accidents que ceux qui ont suivi une formation traditionnelle. Les chiffres font cruellement défaut, et ce n’était pas l’objet de notre travail. Par contre, nous avons constaté qu’ils abordent la circulation routière avec ce sentiment d’appartenance nécessaire pour prendre une part active à un système de déplacement sûr. Ils font preuve de moins d’incivilité, sont capables de faciliter la circulation de tous, nous constatons en somme une conduite apaisée. L’expérience acquise pendant deux ans avec un conducteur expérimenté et les connaissances acquises dans le domaine de la sécurité routière permettent de qualifier ces jeunes de ‘«’ ‘ conducteurs citoyens ’» au sens où nous l’avons défini.

L’impulsion donnée par les pouvoirs publics en 2003 pour un respect scrupuleux de la loi sur la route constitue une étape importante et nécessaire vers une prise de conscience collective du risque sur la route. Si cette volonté persiste et si l’Etat se donne les moyens pour atteindre cet objectif ambitieux, le nombre de victimes devrait chuter spectaculairement. Les premiers chiffres sont réellement encourageants. Pour obtenir un changement des comportements, on « contraint », ou on « aide ».

Le respect du Code de la route, participe a faire évoluer les mentalités. Les contrôles, les sanctions sont importants, mais les explications sont nécessaires pour obtenir l’adhésion au changement de comportements. Plusieurs étapes sont nécessaires pour parvenir à un comportement citoyen. Le premier élément est le l’observation des règlements : les gens respectent. Après le respect scrupuleux de la loi sur les routes, des actions de sensibilisation, d’information permettent aux conducteurs d’être d’accord : c’est le civisme. Pour passer du civisme bien compris à la citoyenneté : il faut être d’accord et s’impliquer. Comportement civique : je respecte. Comportement citoyen : je m’implique.

Dans le cadre de l’Apprentissage Anticipé de la Conduite, accompagner, c’est une manière particulière de s’impliquer, de s’engager. Notre recherche nous a éclairé sur ce que devrait être un accompagnement le plus profitable possible au jeune, qui le conduise efficacement vers l’autonomie. Notre intention n’était pas la généralisation. Elle nous a permis de dégager quelques pistes, quelques orientations, quelques façons de faire.

Pour améliorer le système de l’éducation et de la formation à la sécurité routière, nous avons formulé quelques propositions issues des enseignements des concepts théoriques énoncés et des recueils de données empiriques. L’ensemble vise principalement l’ouverture d’esprit de l’usager de la route, sa capacité à prendre les autres en compte par une attention permanente à la tâche de conduite.

La mise en place du continuum éducatif constitue un élément essentiel du dispositif de lutte contre les accidents. Les jeunes qui s’engagent dans le cursus de la conduite accompagnée manquent cruellement de culture en matière de sécurité routière. L’apprentissage dès le plus jeune âge et l’étalement des acquisitions dans le temps devraient permettre à ces futurs conducteurs d’aborder la route avec un état d’esprit leur conférant rapidement la qualification de « conducteur citoyen ».

Nous recommandons, à travers ce que nous nommons « les fondamentaux », une posture particulière. Il s’agit, dans toute action de formation, d’éducation et de sensibilisation à la sécurité routière, de généraliser des contenus et des méthodes visant à faire évoluer l’état d’esprit, la mentalité des participants. Il est possible de réveiller la conscience du futur conducteur face au risque en le sensibilisant à la nécessité d’être capable de détecter le premier indice annonciateur d’un changement dans une situation de conduite normale. Une école de la route met déjà ces principes en œuvre. Le « gentleman driver » ou « conducteur citoyen » adopte une conduite apaisée, une attention permanente.

Il est nécessaire de former les accompagnateurs. Les acteurs étaient demandeurs de connaissances, d’aide, d’outils, de guide pour accomplir leur tâche. Les référents théoriques sélectionnés détaillent les opérations mentales mises en œuvre par le conducteur et montrent l’intérêt d’une démarche métacognitive. Nous avons en conséquence proposé un module de formation incluant des contenus en matière de sécurité routière et des conseils de techniques d’accompagnement qui se rapprochent du type que nous avons appelé « prise de conscience ». Nous recommandons en outre l’utilisation de la conduite commentée comme outil à la disposition de l’accompagnateur pour rendre « l’accompagné » capable de détecter les risques par une attention permanente à la tâche de conduite.

Cette recherche nous a transformé en nous conférant une plus grande distanciation par rapport aux questions de formation et plus particulièrement d’accompagnement. Nous avons pris conscience qu’arrivé au mitan de notre vie, les techniques d’apprentissage avaient une grande importance. ‘«’ ‘ Une andragogie de la personne offre au sujet la possibilité de travailler l’épaisseur de son expérience vécue pour qu’il y découvre, en la transformant en son histoire dans l’acte d’écriture qui ne peut s’effectuer qu’après coup, les lignes de sens de l’essentiel : la réciprocité qui le lie aux autres sujets de sa propre histoire et qui l’a incorporé à l’histoire des autres dont il est comme un relais et, en ce sens, un témoin. Une andragogie collégiale, fondée sur les relations existentielles des personnes entre elles, permet à l’adulte de prendre conscience de la réciprocité dont il tient la trame de sa vie, qui est sa perspective autant que sa sagesse ’ ‘ 115 ’ ‘»’ ‘.’

Néanmoins, nous nous apercevons qu’en définitive, on rejette sur les parents un certain nombre de comportements qui pourraient être celui de ceux qui éduquent. C’est comme si dans le système scolaire on disait : on a qu’à faire en sorte que les parents s’occupent mieux de leurs enfants afin de conférer à l’école un rôle d’enseignement et non d’éducation. C’est sur eux que rejaillit la conduite accompagnée. Leur tâche est intéressante, mais difficile.

Nous avons nuancé notre position sur ce sujet, nous pensions que dans le domaine de l’éducation et la formation, l’accompagnement constituait une formule très efficace. Elle l’est, mais il convient néanmoins de placer cette pratique dans un contexte sociétal plus large.

Une politique de sécurité routière efficace doit veiller au juste équilibre entre le contrôle-sanction et l’éducation, la formation des usagers. Comme le rappelle Paul RICOEUR, ‘«’ ‘ entre la fuite devant la responsabilité des conséquences et l’inflation d’une responsabilité infinie, il faut trouver la juste mesure ’ ‘»’ . Cette justesse replace le citoyen au cours du débat. Si le risque zéro n’existe pas, la véritable question sociale consiste à décider quels risques nous sommes prêts à accepter. Or définir le risque acceptable doit en dernier lieu rester la tâche des citoyens et des responsables politiques. Le savant ou l’expert n'est pas en ce domaine plus compétents qu’un autre. Leur avis aide à mesurer l’ampleur possible des risques, il ne dit pas quel risque doit être choisi. Dans cette relation nouvelle entre expertise et décision, la démocratie doit y gagner, car il est moins que jamais possible de remplacer le gouvernement des personnes par l’administration des choses. ‘«’ ‘ La diffusion d’une meilleure information sur les risques encourus est une nécessité, non seulement pour le respect de la dignité des personnes mais pour que les citoyens deviennent coresponsables d’un risque non plus subi mais accepté et choisi ’ ‘ 116 ’ ‘. ’ ‘»’

L’ensemble, ou la majorité des usagers doit respecter la règle, la loi , et des actions comme celles que nous avons proposées doivent être menées pour aider le public à intégrer cette règle, la faire sienne. Le respect des règlements sera alors perçu comme une protection et la transgression assimilée au risque.

Pour mieux éclairer notre sujet d’autres recherches sont encore nécessaires dans le domaine de l’Apprentissage Anticipé de la Conduite automobile. Une étude longitudinale sur des cohortes de jeunes A.A.C. permettrait de constater des comportements ancrés durablement. Nous recommandons la poursuite d’approches cliniques et l’observation de situations concrètes. Une approche quantitative est aussi nécessaire pour disposer enfin de chiffres et savoir ce que représente réellement ce phénomène.

Notes
115.

LABELLE (J-M.), op. cit., p. 189.

116.
THOMASSET (A.), Réflexions pour conclure de la juste mesure, Revue Projet, numéro 261, Risque et précaution, mars 2000, p.109.