2-2-2 Nouvelles approches sur la transmission

Les processus de transmission fascinent aujourd’hui par l’étude de ce négatif, cette rupture du transmis. Missenard affirme que les raisons de cet attrait résident dans la clinique elle-même.

‘« La clinique a changé […] Le recrutement de névrosés dans la bourgeoisie viennoise n’est évidemment pas la notre. Certains patients aujourd’hui sont dans une difficulté de pensée qui n’est pas seulement de l’ordre de l’interdit ou de l’inhibition. » 9 6

Nous avons observé tout au cours de cette étude, la véracité de ce constat. La transplantation se pose en révélateur d’une mise en pensée non élaborée jusque-là. Cette activation du penser est longue et douloureuse chez des sujets qui sont confrontés à l’impensée, la mort d’un enfant et à la réparation de l’organique d’une façon quelque peu magique faisant espérer fantasmatiquement l’immortalité de l’enfant car sa mort est encore de l’ordre de l’impensable.

Cette mise en confrontation brutale avec la mort ne fait qu’activer des pathologies narcissiques. Nous nous associons à Missenard lorsqu’il affirme que la pathologie narcissique est une des formes actuelles de souffrances que nous sommes amenés à traiter. Cette pathologie organique met à mal le narcissisme individuel et groupal. La T.H d’un enfant atteint nécessairement le narcissisme parental dans ces fondements organisationnels en raison de cette effraction tant physique que psychique.

‘« La pathologie narcissique a un soubassement dépressif c’est-à-dire une organisation qu’on peut exprimer moins avec les catégories de l’avoir qu’avec celles de l’être : être / ne pas être ; exister / ne pas exister. » 9 7

La transplantation ne fait qu’accentuer cette douloureuse problématique de l’être et du non être. Elle en est la métaphore du transmis psychique défaillant par cette mise en scène réelle d’une non transmission organique.

‘« Les patients paient le prix de la transmission silencieuse de ce négatif qui chemine, de ces « fantômes » qui perdurent et reviennent » 9 8

G. Rosolato poursuivait cette définition de Misserand en traduisant l’étude du négatif dans la transmission par un manque, une interruption, une impossibilité, une perte. Le négatif, c’est ce qui ne se connaît pas, lié au travail de l’inconscient.

Le négatif est «  irréductiblement un inconnu inconnaissable. Il ne peut-être aboli et constitue la finitude en tant que limite de tout savoir, et jusque dans le champ des expériences possibles pour l’être humain. […]Et cet inconnu est au cœur de l’angoisse , de son intensité affective, et dans toute détresse. » 9 9

Qu’en est-il en transplantation de cette question où justement l’inconnu est interpellé, figuré ?

Il soulève une situation anxiogène primaire, dans le sens d’un questionnement originel sur la vie, la transmission et la mort. Il se confronte à un Savoir scientifique d’une séparation magique de type prométhéen (le foie est remplacé pour redonner la vie). Ce Savoir ne parvient pas à trouver de butée par l’interprétation de la finitude mais c’est de manière détournée que le Savoir butera par ce négatif du transmis, l’inconnu.

La transmission psychique ne s’effectue pas seulement du sujet avec lui-même et avec sa famille. Elle s’établit par ‘«’ ‘ l’existence d’un lien social comme support du fait psychique individuel ’ ‘»’ 1 00

Si nous reprenons notre étude sur Prométhée, c’est bien par son inscription dans un lien social qu’il se positionne en sujet receveur et transmetteur d’un transmis sien et non sien (familial, social…). Prométhée induit par ses actes une mise en forme de ce transmis inconscient, il n’est pas seulement le réceptacle passif. Il en est acteur même si une partie de la mise en scène de son « je », conscient, laisse transparaître son « je » inconscient, construit à partir d’un collectif d’identifications et de transmissions positives et négatives. De ce fait, l’enfant transplanté se modélise dans son histoire en fonction des interrelations mobilisées par la transplantation qui est une forme de situation énigmatique.

‘« Il n’y a jamais transmission ni réception passive d’un corps étranger venu d’une génération antérieure. La vie psychique de tout nouvel arrivant au monde se construit en effet en interrelation avec la vie psychique de ses proches, et c’est ainsi que, marquée par celle de ses parents, elle l’est aussi, à travers eux, par celle de ses ascendants. » 1 01

Tisseron préfère utiliser le terme «  influence  » à la place de celui de transmission. Nicolas Abraham quant à lui, avait évoqué le terme de «  travail du fantôme  ». Les explications des uns et des autres sont tout aussi intéressantes. Pour ma part, j’utilise le terme de «  transmission  » qui englobe une multiplicité de sens, d’interprétations qui sont en lien avec la diversité de la clinique elle-même, du patient et des familles. 

Le vocable «  transmission   » fait appel contre transférentiellement à une partition musicale volatile englobant perte et don d’un sujet à un autre. Cette mobilité, ce déplacement n’est pas assez explicite dans le terme «  influence  » . De même, avec le «  travail du fantôme  » est mis en scène une « forme », sans consistance matérielle, sans matière à symbolisation. La transmission peut-être aussi en lien avec un acte, et pas seulement avec un sujet en tant que tel. Le point d’accord avec Tisseron serait celui où les héritages «   transmettent aussi aux enfants la charge de surmonter les questions restées en souffrance dans l’inconscient de leurs géniteurs et de leurs aïeux. » 1 02

Les dernières recherches d’Albert Ciccone sur la transmission psychique l’ont amené à poser comme postulat théorique que la transmission psychique était en lien étroit avec les processus inconscients et identificatoires. Il envisage l’identification comme un processus de transmission.

A. Ciccone définit deux types d’identifications, une projection constitutive de l’identité du sujet nécessitant selon ses termes «la perte de l’illusion qu’il peut être un autre (c’est-à-dire sur le renoncement à l’identification projective) » 1 03 et l’identification introjective qui est un processus d’appropriation, de subjectivation non aliénante liée au deuil, à la perte. Elle est tributaire de la tolérance de l’affect dépressif et commence lors de l’accès, à la position dépressive. Malgré un travail théorique remarquable de thèse puis finalisé par un ouvrage « Transmission psychique inconsciente  » (1999), cette définition de la transmission psychique met à distance l’effet groupal.

La transmission ne peut à notre sens se percevoir que dans son aspect groupal inter-transgénérationnel 1 04. Cette notion du générationnel, absent de la formulation d’Albert Ciccone du fait de la place prise par l’identification, ne prend pas suffisamment en compte les figures du passé constitutives du devenir et advenir du sujet inscrit dans une lignée d’ascendants et de descendants.

Ce qui nous apparaît primordial, c'est de prendre en compte l’enfant et les parents dans la conception de la transmission générationnelle pour pouvoir accéder au transmis originel qui peut remonter aux grands-parents ou au-delà.

Comme B. Chouvier le précise : «  le psychisme de l’enfant est, pour ainsi dire, habité par la présence d’un autre qui agit en lui, malgré lui et à son insu. Tout se passe comme si l’enfant était soumis à l’enjeu qui le dépassait et dont l’origine serait située dans le psychisme des parents ou parfois remonterait aux générations antérieures.  » 1 05

B. Chouvier interpelle le lecteur dans son article «  Famille, secret et transmission   », sur la possibilité pour le ou les sujets de rester ancré dans l’envahissement du générationnel.

‘« Les parents, ou même l’enfant, peuvent s’installer dans un statut de victime désignée et préférer les bénéfices secondaires de cet état au dépassement et à l’élaboration des comportements pathologiques. » 1 06

Cette notion de «  victime désignée  » peut se retrouver mobilisée par cette situation traumatique de transplantation, et l’enkystement dans ce processus peut détruire l’équilibre psychique groupal se structurant sur un mode au fonctionnement dysharmonique.

A. Eiguer, quant à lui, définit la transmission à travers la figure de l’objet transgénérationnel comme étant la représentation d’ ‘«’ ‘ un ancêtre, un grand-parent (aïeul) ou un autre parent direct ou collatéral de générations antérieures suscitant des fantasmes et provoquant des identifications chez un ou plusieurs membres de la famille. ’ ‘»’ 1 07

Cette conception théorique objet transgénérationnel ou représentation transgénérationnelle qu’il préfère ‘«’ ‘ à cause de la proximité de cette notion avec celle de représentation inconsciente ’» 1 08, implique la capacité de « synthèse et de transformation ».

Prométhée ou Zeus, dans leurs agissements reproduisent une histoire dont ils sont les acteurs conscients ou inconscients. Zeus rentre en combat contre les titans donc contre Prométhée, tout comme son père, Kronos précédemment et son grand-père, Ouranos avant lui. Zeus et Prométhée sont inscrits dans une logique héréditaire dont ils ne peuvent donner sens.

Que se joue-t-il au niveau du généalogique chez le transplanté ? Le questionnement qui s'en suit au niveau intrapsychique peut-être le suivant : Que m’a-t-on transmis ? Quelle faille dans le transmis est à l’origine de cet état de fait ?

Nous avons observé que l’objet transgénérationnel, représentatif de l’ancêtre au sens générique du terme, est remobilisé par cette transplantation hépatique. Nous prenons appui sur notre « étude de cas » de référence, Prométhée. Son attachement indéfectible sur le rocher le met à mal de penser qu’il est porteur d’une dette familiale et que son expiation le libérera, ou tout du moins, libérera sa famille d’une faute commise précédemment.

A. Eiguer a évoqué ce fait en expliquant que la dette dont un des membres se veut porteur trouverait sa résolution par « son autopunition [qui] serait une sorte de don, voire de legs. La perte de temps, d’une partie de sa santé psychique, de ses biens, de son identité ou de son avenir servirait à honorer la dette en question. » 1 09

De même Prométhée est enchaîné pour « l’éternité » à ce rocher, il en perd l’identité qui le caractérisait, « la pensée prévoyante » ; il devient aveugle aux choses de la vie, perdant tout, matériellement et psychiquement.

C’est ainsi que nous allons nous intéresser plus spécifiquement à la transmission générationnelle lors d’une transplantation hépatique à laquelle nous avons attribué le terme de « transmission par un don psychique ».

Notes
9.

6 Missenard A. (1989), “Introduction : repérages du négatif aujourd’hui ”, P2.

9.

7Ibis.

9.

8 Ibis.

9.

9 Rosolato G. (1989), “Le négatif et son lexique ”, p 20.

1.

00Tisseron S. (1995), "le psychisme à l’épreuve des générations", p 1.

1.

01 Ibis p 2.

1.

02 Ibis.

1.

03 Ciccone A (1995), “Transmission psychique inconsciente et identification, processus, modalités, effets”, p2.

1.

04 La transmission transgénérationnelle est associée à la définition suivante : elle est liée à une transmission inconsciente de certaines caractéristiques personnelles des ascendants et projection de conflits inconscients sur les descendants. La transmission intergénérationnelle est ce qui se joue entre et à travers les générations dans un lien de linéarité entre deux générations successives.

1.

05 Chouvier B. (2000), “Famille, secret et transmission”.

1.

06Ibis.

1.

07 Eiguer A. (1989), "L’objet transgénérationnel", p108.

1.

08 Eiguer A. "Les représentations transgénéationnelles et leurs effets sur le transfert dans la thérapie familiale psychanalytique", p55 -56.

1.

09Eiguer A. (1989), “L’objet transgénérationnel”, p 111.