2-3 Transmission par un don psychique

2-3-1 Terminologie lexicale des termes

2-3-1-1 Don et transmission

Transmettre dans le sens premier, c’est recevoir et redonner. Ce mouvement perpétuel du don et du reçu construit l’histoire de tout sujet en l’inscrivant comme un des maillons d’une chaîne familiale.

‘« Chaque élément de la chaîne possède sa propre identité et c’est celle-ci qu’il cherche à retransmettre. » 1 12

De ce fait, que le don soit organique ou psychique, la connotation est toujours symbolique car le sujet est porteur du sens ce qui ne signifie pas qu’il en a connaissance. Donner, c’est transmettre mais aussi défier et se défiler de la mort. Donner la vie à un enfant, c’est prolonger soi et les autres qui ont constitué cette branche familiale. La transplantation d’un enfant par cette représentation d’un don réparateur est une métaphore prométhéenne d’un don détenteur de tous les pouvoirs.

Cette rupture, du lien transmis par le don de la vie, est vécue par les parents comme une blessure narcissique. Ce lien indéfectible entre parents/enfant par ce don de la vie laisse aux donneurs et receveurs une unité inaltérable avec le temps créateur de sens sur l’histoire passée, présente et à venir. Ce don défaillant de la vie sera réparé par un don organique, le foie, mais à un niveau psychique se ré-élabore symboliquement.

Eric Toubiana distingue dans ses travaux sur «  transmission , donation , séduction  », la donation de l’héritage.

‘« Par définition, l’homme n’hérite que des morts… qu’il y ait donation implique que le donateur soit encore vivant. » 1 13 ’

En transplantation, pour le don intrafamilial, le donneur est effectivement vivant ; il peut espérer en post-transplantation se «  rendre spectateur des effets de son geste  » 1 14

Quant au don extrafamilial, donation ou non ? Nous pouvons considérer que le sujet est, malgré tout, vivant symboliquement au moment de son don et de plus, que les membres de sa famille autorisant le prélèvement d’organe réalisent l’émanation, le prolongement du sujet potentiel donneur. Il ne peut s’agir d’héritage car le receveur n’est pas en lien générationnel avec le donneur.

Comme le rappelle Marcel Mauss, dans son célèbre ouvrage «  Essai sur le Don  » de 1924, le don accompagne une ritualisation sociale, économique, religieuse, morale et politique.

Une transplantation et l’offrande de ce don ne sont pas sans lien et sans conséquence avec ces domaines, cités par M. Mauss, qui régissent le fonctionnement d’un sujet inscrit dans une vie sociale. Il insiste sur le fait social où le don implique en retour un autre don. Ce lien entre don et échange est primordial à toute conception du don.

A l’inverse, Malinowski, dans «  Sexualité et sa répression dans la société  », fait l’hypothèse de l’existence d’un «  don désintéressé  ». Toubiana et Mauss désapprouvent ce positionnement. A notre avis, tout don inclut nécessairement une raison consciente ou inconsciente pour motiver un don. Il n’est pas gratuit. Le don s’offre dans l’espérance d’apaiser une dette ou un profit.

En ce qui concerne notre sujet d’étude, le don revêt une tentative de réparation en intrafamilial dans un mouvement d’acquittement de dettes ou/et de culpabilités. Quant au don extrafamilial, le don est plus complexe, il induit un réseau de sujets, donc d’inter-relations aux motivations multiples à la fois portées par le donneur et le receveur et leurs familles respectives.

‘« Le donataire, en acceptant le don, se met dans la dépendance du donateur […] le don crée entre le donateur et le donataire une circulation de la dette impliquant donc l’attente d’un retour. » 1 15

Mais aussi comme l’exprime Mauss :

‘«’ ‘ Le don est donc à la fois ce qu’il faut faire, ce qu’il faut recevoir et ce qui est cependant dangereux à prendre.’   » 1 16 . C’est ainsi que Mauss définit sa maxime de la triple obligation induite dans le don : ‘«’ ‘ Donner, Recevoir, et Rendre’   » .

Ces recherches auprès de populations hindouistes et germaniques l’ont amené à constater que l’objet donné conserve quelque chose de la personnalité du donateur.

Qu’en est-il pour les transplantés ? C’est en cela que nous avons été amenés à utiliser le terme don en l’associant à celui de transmission psychique. Le « don-organe » n’est pas seulement un objet physique détaché de toute représentation psychique. Ce don va vivre aussi une vie psychique, porteur à la fois pour le receveur, mais aussi pour ses parents, de caractéristiques du donateur dans son individualité. Mais nous rajouterons par rapport à M. Mauss qu’il s’inscrit tout de même dans une représentation plus groupale. Il prend forme selon une «  image collective  » de projection, d’incorporation selon les termes de M. Torok et N. Abraham, qui donnera à ce don transmis un rôle dans la transmission générationnelle influençant et réinterrogeant l’individuel et la groupalité dans l’histoire de l’unité, enfant transplanté/ parents.

Le don s’oppose de fait au prêt ou au contrat ; il s’élabore dans un «  esprit de désintéressement  » mais en comportant chez l’une des parties un sacrifice, c’est-à-dire un avantage sans rien recevoir en retour. Remo Guidieri reproche à M. Mauss d’avoir conceptualisé le terme don, quand pour lui, il ne s’agit tout simplement que de prêt. Il affirme que tout doit être rendu mais pas sous la même forme et le rendu est fonction du receveur et de ce qu’il a fait du don.

Le transplanté a reçu un don organique qui ne peut être prêté physiologiquement. Quant à un niveau psychique, il a été donné à un moment déterminé et ne peut être prêté, puisque ce qui est de l’ordre de la représentation psychique d’un acte, d’un don ne peut nullement être provisoirement confié. Il est donné à un moment déterminé. Le sens qui lui est attribué est dépendant du transmetteur et du récepteur de l’analyse et du traitement qu’en effectueront l’un et l’autre des protagonistes, et aussi, le réseau environnant spectateur et acteur indirect.

Une coutume intéressante est à relever, elle s’organise autour d’un don : le potlatch. Ce terme est emprunté au Chinook, il signifie «  action de donner  ». Ce sont des fêtes religieuses des Indiens d’Amérique qui consiste en échanges de dons. Ils visent à un cérémonial commémorant des événements marquants 1 18 de la vie de l’individu ou du numaym (unité familiale ou résidentielle) auquel il appartient. Chaque unité familiale est détentrice de prérogatives et d’insignes. L’intérêt de cette coutume réside dans la transmission de ces acquis qui s’établit de façon héréditaire patrilinéaire ou matrilinéaire où chacun accède à un statut, une place tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe.

Nous venons d’étudier l’importance du don qui préexistait dans la structure du groupe comme mode organisationnel des relations et des échanges.

‘« Le lien importe plus que le bien, voilà ce qu’affirme le don, mais « antiutilitaire » ne signifie nullement anutilitaire, inutile gratuit (au sens de sans motif), sans raison d’être. Bien au contraire, rien n’est plus précieux que l’alliance scellée par le don puisque c’est elle qui permet le passage, toujours révocable. » 1 19

Toute la complexité réside dans la révocabilité du don. M. Mauss établissait le fait que le don est à la fois «  libre et obligé  ».

Pour un parent donneur, une famille donnant son accord pour un prélèvement ou un parent acceptant le don pour son enfant, le don est plus ou moins contraint par la létalité de l’enfant. Cette contrainte est aussi sur le registre de l’obligation. Cet accord pour un don est de plus institutionnalisé dans notre société ; son refus serait une mise en culpabilité par la société. Le paradoxe de ce don est dans l’obligation qui est obligation, mais aussi obligation d’accéder à une spontanéité de décision dont les parents ou l’enfant pourraient témoigner de leur liberté de consentement. Le sujet inscrit alors ce don dans un mouvement interne de création personnelle et groupale.

Toutefois, il ne faudrait pas « oublier » (dans le sens de scotomiser) une partie du don qui est incontournable : le sacrifice. Ce terme, lexicalement, comprend deux entités, l’une, « l’offre » et l’autre, « la privation ». Les parents donneurs vivants sont l’archétype de ce don sacrificiel que nous avons nommé d’autopunitif. Ils viennent donner en sacrifice dans leur propre chair afin de réparer un dysfonctionnement qui au demeurant ne semble qu’organique. Ce sacrifice peut aller jusqu’au paroxysme, la perte de leur propre vie. Ce sacrifice, mis en jeu dans tout don, est aussi une forme de «  don-cadeau  » comme le définissait B. Duez . 1 20

L’enfant transplanté se retrouve au croisement de ces chemins, entre reçu et don.

Notes
1.

12 Levy J-B. (2000), " La transmission", p 190.

1.

13 Toubiana E. (1988), "Transmission, donation, séduction – Le roi Lear".

1.

14 Ibis

1.

15 Ibis, p 144.

1.

16 Mauss M. (1923-1924), "Essai sur le don : forme et raison de l'échange dan les sociétés archaïques".

1.

18 Funérailles, accompagner l’installation de l’héritier, changement de nom, puberté, mariage….

1.

19 Caillé A. (2000), "Anthropologie du don – Le tiers paradigme, sociologie économiques", p 9-10.

1.

20 Duez B. (1990), “Vole-moi un cadeau : le cadeau entre fantasme, mensonge et vol“, P 24-31.