1-1 Aspects généraux

Nous avons souvent associé «  transmission   » et «  traumatisme  » durant notre exposé. Les travaux de Freud, sur le traumatisme, faisaient état initialement à un corollaire entre «  trauma   »et «  stimulation d’ordre sexuelle  » qui expliquerait les pathologies névrotiques. Le traumatisme était perçu à l’époque comme ayant toujours un soubassement d’origine sexuel. Théorie que S. Freud laissera tomber quelques années plus tard pour «  le fantasme de séduction  » de l’enfant par l’adulte. Cette conception du traumatisme n’est pas celle rencontrée en transplantation. Le traumatisme vient de faits réels : la transplantation. Elle réveille des traumatismes inscrits dans l’histoire individuelle ou familiale des parents et de l’enfant.

Nous utiliserons préférentiellement la terminologie de «  situation traumatique   » à celle de «  crise  ». La notion de «  crise  » se réfère à un état de fait où le sujet passe d’un état d’équilibre à un état de déséquilibre dans un mouvement permanent. Platon lui-même avait déjà repéré cette forme, alternant plaisir et souffrance, qui répond comme il le démontre dans son œuvre «  Philèbe  » (429-347 Av-Jc), aux notions d’harmonie et de dissolution, de répétition et de déplétion. Platon avait parfaitement saisi un aspect fondamental de la vie affective : d’un état d’équilibre, l’être vivant passe à un certain déséquilibre, pour repasser à un nouvel équilibre. La «  crise  » , selon R. Kaës et ses collaborateurs (1979), est une étape nécessaire dans l’histoire du sujet, source de maturation et de création psychique. La transplantation se situe davantage du côté du «  trauma   » que de la crise, par la violence de l’annonce de la maladie brutale, sans concession, bouleversant l’organisation familiale et individuelle. Le trauma est d’ordre pathogène, par son processus faisant effraction dans le corps de l’enfant, mais aussi psychique, par cette effraction dans l’univers familial. Cette survenue brutale d’une réalité de transplantation, n’est pas une crise du sujet face à lui-même ou au groupe, il n’est pas non plus directement l’acteur volontaire de la situation anxiogène.

En raison de cette situation traumatique, l’enfant à transplanter et les parents vont pouvoir autoriser la transplantation, c’est en ce sens, qu’ils sont traversés par ce «  processus de psychisation   », élaboration, représentation de l’acte de transplantation d’abord à un niveau fantasmatique pour qu’il puisse se réaliser dans le réel ; pour cela, il faut du temps, période de cheminement psychique. Malheureusement ce temps de mise en travail du «  processus de psychisation  » ne peut pas toujours avoir lieu ou tenter de s’amorcer en raison d’une urgence médicale à transplanter ou d’une impossibilité psychique à penser.

«  Les moments de naissance et de mort sont également, dans toute famille, un moment privilégié par des bouleversements sociaux et psychiques dont ils s’accompagnent. Au moment d’une naissance, il peut s’opérer de véritables ouvertures psychiques qui permettent à certaines familles d’intégrer des événements jusque-là tenus à l’écart de leur vie psychique  » . 1 23

La T.H se situe au-delà d'une naissance traditionnelle d'un enfant et renforcera le travail psychique engagé pour la venue d'un enfant à la vie.

La raison d’une telle complexité de mettre en travail le «  processus de psychisation   » est à rechercher du côté de cette centration quasi obsessionnelle sur la souffrance corporelle comme défense de l’effondrement psychique. Cependant, nous pourrons observer la nécessité pour les familles de procéder à une élaboration psychique minimale de transplantation. Les raisons n’en sont pas immédiates ; mais en post-transplantation se réactivent des moments douloureux, lors de complications organiques, qui mettent à mal les motifs initiaux de transplantation si ceux-ci n’ont pas été repérés à minima avant la transplantation, allant même, jusqu’à la remettre en cause.

Vignette clinique : Karine ou l’inacceptation de la transplantation

Nous citerons la situation de Karine, petite fille de 5 ans, transplantée quelques mois après sa naissance. Les parents ne se sont pas impliqués dans la décision de transplantation. Lors des bilans de contrôle, l’enfant arrive accompagnée seulement par un ambulancier qui la «  dépose  » dans le service. La mère vient de rares fois récupérer sa fille. A l’âge de 5 ans, l’enfant présente une atonie affective globale 1 24 qui interpelle l’équipe infirmières. Karine est prostrée dans sa chambre, peu encline à participer dans des échanges avec l’adulte. Depuis deux années, elle est souvent ré-hospitalisée pour des taux qui fluctuent sans raison médicale justifiée. Après un séjour dans le service, contenue et investie par une présence rassurante, ses taux reviennent spontanément à la normale et l’inquiétude d’un potentiel rejet du greffon s’évapore sans intervention de l’équipe médicale qui ne fait que constater son impuissance. D’un point de vue clinique, nous pouvons repérer une structure inorganique dont les conséquences proviendraient de carences affectives chroniques de la petite enfance.

Malheureusement, l’enfant est rejetée par la cellule familiale 1 25depuis sa transplantation hépatique. La mère pourra exprimer sa difficulté à “concevoir” 1 26 que son enfant est transplantée. Immédiatement après l’annonce de la transplantation de Karine, le couple attendra un autre enfant, l’enfant de substitution. Les parents décident de partir en vacances avec Karine, malgré l’absence de consentement de l’équipe médicale, l’état de l’enfant étant précaire. Nous apprendrons, au détour d’un appel téléphonique par un autre hôpital, le décès de Karine. Amenée au service d’urgence par les parents dans un état très avancé, l’enfant ne pourra être rapatriée dans le service de T.H. Les équipes sont restées impuissantes. Les parents ne prendront jamais contact avec l’équipe médicale qui suivait l’enfant depuis 5 ans.

Cette vignette est heureusement une exception mais elle illustre toute la complexité, pour des parents et pour le petit transplanté, d’élaborer un «  processus de psychisation   » favorisant en post-transplantation l’accompagnement de la transplantation hépatique de celui-ci.

Nous avons dégagé des phases, dans «  le processus de psychisation   » , que nous avons repérées lors des rencontres cliniques, dans le suivi pas à pas de familles, selon les trois temps de la transplantation (pré-peri-post transplantation). Nous confirmerons, en fin d'étude, l’hypothèse clinique «  du processus de psychisation  » , par une mise en forme quantifiée des résultats obtenus auprès des 26 familles rencontrées.

«  Le processus de psychisation   » se structure autour de trois axes réflexifs :

  • une phase de négation, avant la réalisation de la transplantation, refus d’une défaillance organique, en l’absence de trace visuelle réelle ou repérable. Cette phase de négation doit nécessairement trouver appui dans le réel pour que la transplantation soit « acceptée » ou « tolérée » par les parents comme pour l’enfant en attente (si son âge est suffisamment avancé pour « exprimer » un avis). Une représentation de l’interne défaillant est primordiale. Cette défaillance organique du foie de couleur jaunâtre et la présence d’ascite dans le ventre le déformant et handicapant l’enfant dans une mobilité physique ne peut être « touchée »« perçue » que par ce corps en souffrance.
  • une phase de tentative d’identification d’un coupable pour éviter l’effondrement ou la menace de l’idéal du Moi.
  • une phase de conflictualité mettant en œuvre l’amorce d’une élaboration psychique et intersubjective de la situation traumatique confrontant alors l’entité familiale à «  la métaphore prométhéenne   » (réparation magique, fascination à l’objet).

Nous allons nous attacher à retranscrire, par l’étude du cas de Jérôme, ce combat et ce travail nécessaires pour affronter le temps de post-transplantation lorsque des complications multiples parcourent l’histoire du vécu de T.H. Nous avons intitulé cette étude de cas : «  la mort aux trousses  » . Le libellé pourrait choquer certains, cependant il exprime le combat de cet enfant et de ses parents pour courir plus vite que la mort, compagne paradoxale de leur vie individuelle et groupale. Nous avons fait le choix de retranscrire cette étude car malgré la situation anxiogène récurrente, les parents ont montré une capacité d’élaboration psychique remarquable en mettant à distance un discours centré sur du corporel.

Notes
1.

23 Tisseron S. (1995), "Le psychisme à l'épreuve des générations", p 14.

1.

24 L’enfant exprime une pauvreté dans le registre des affects, une absence d’investissement de l’activité exploratrice, une relation à soi marquée par l’absence d’investissement narcissique vis à vis de son corps et une relation à autrui préoccupante, indifférenciation des personnes, absence d’angoisse de l'étranger.

1.

25 Composée de l’entité parentale et de 4 enfants.

1.

26 Nous pouvons l’entendre dans le sens propre et figuré.