1-2-1 « Processus de psychisation » du côté des parents

1-2-1-1 Rencontre semi-directive avec Mme
ou « de la pensée magique à la réalité de T.H »

Lors de cette rencontre, Jérôme effectue un bilan de contrôle routinier. Aucune complication particulière menaçant sa vie n’est observable à ce jour. Jérôme ne souhaitera pas être présent durant l’évocation, par sa mère, de ces 11 années de combat pour la vie. Cependant, il fera des apparitions furtives dans l’entrebâillement de la porte par des allers et retours entre la salle de jeux et la chambre, sans pouvoir rester malgré mes invitations.

A la présentation de ma démarche s’inscrivant dans le cadre d’une recherche en transplantation hépatique, Mme laisse apparaître un soulagement par un mouvement corporel et en exprimant l’importance que le psychique puisse être entendu dans ce lieu de l’organique.

Mme «  Nous, on a dû se débrouiller tout seuls, personne ne s’occupait de nous(…) Il fallait tout faire, s'occuper de Jérôme, le rassurer, mais personne n'était là pour nous réconforter, nous expliquer, nous écouter dans nos questionnements. Nous avons pris les risques de la transplantation. »

« Être tout seuls » est un paradoxe dans un cadre hospitalier où justement l’enfant et les parents se voient pris en charge par une multiplicité de partenaires aux compétences hyper spécialisées. «  Ce processus de psychisation   » rencontre des difficultés à trouver un lieu d’expression face à un univers où le corporel est privilégié. De plus, l’implication des équipes dans le traitement de l’organique, situation traumatique, a une incidence, un effet anxiogène sur « ce corps » psychique. Ceci se confirme lorsque le corps médical, en réponse à la souffrance de Jérôme, de ses parents et de leurs propres angoisses de soignants, leur proposera de les aider dans leur souffrance en répondant par un diagnostic médical. Cette vision psychiatrique du trauma ne fera que renforcer une position défensive parentale. L’unité familiale se sentira à nouveau attaquée dans son soubassement fonctionnel déjà mis à mal par l’annonce de la transplantation. C’est en ce sens que le « traitement » de la souffrance psychique au sein de l’hospitalier doit être en marge du champ corporel.

Cet excès de corporalité inévitable, par la létalité et l’acte réparateur s’origine dans de l’organique et a un effet anesthésiant sur toute élaboration psychique. Les termes de Mme : «  nous avons pris les risques tout seuls  » , dénotent la difficulté rencontrée dans ces lieux hyper médicalisés à penser le psychique seul, pour obtenir «  un processus de psychisation   », structurant et construit autour de repères permettant d’affronter la post-transplantation. 

Mme retrace le déroulement de l'attente de transplantation en ces termes :

Mme : « On nous a annoncé qu'il était malade, Jérôme avait 4 ans. D'abord, je ne comprenais pas ce qu'ils (les médecins) me disaient : une transplantation. (…) C'est peut-être bête, mais il y a 11 ans on ne savait pas ce que c'était une transplantation par donneur anonyme, même une transplantation tout simplement. Qu'une personne en train de mourir pouvait donner un de ses organes, ça me faisait peur. (…) A ce moment-là, on n'avait pas le choix. C'était normal de prendre la décision de transplanter Jérôme. Il commençait à aller si mal ! Il devenait de plus en plus jaune et ne s'alimentait presque plus. On ne vivait plus. […] Les nuits, il était dans notre chambre pour le surveiller. J'avais toujours peur, qu'il lui arrive quelque chose la nuit, qu'avec sa nourriture antérale qu’il y ait une fausse route. C'était lourd. (…) La transplantation, on en avait peur. »

Le lien étroit entre « aller si mal » et la décision de transplantation est évoqué comme justificatif à cet acte amenant en post-transplantation l’intégration de l’opération chirurgicale qui justifie l’élaboration « du processus de psychisation   ». Les signes physiques d’une défaillance organique ont été des éléments importants dans la décision de transplantation et dans cette élaboration de ce travail psychique d’une réalité mortelle.

La position d’écoute bienveillante du psychologue favorise l’expression de la conflictualité intrapsychique centrée sur l’historicité de la transplantation et de ses difficultés.

Lors de l'évocation du vécu de transplantation, Mme s’exprime ainsi :

« Mon mari était très présent au début de la transplantation ; mais avec les années, il n'en peut plus, ça ne finit jamais . (…) Au début, on refuse la transplantation car cette annonce de la maladie ça tombe comme ça. Pourquoi notre enfant est malade ? Il va si bien ; puis les signes apparaissent, et là, on sait qu'on doit décider d'une transplantation. (…)   »

«  Le processus de psychisation   » a pu s’élaborer progressivement d’abord par une négation de tout atteinte pathologique puisque l’enfant vivait jusqu’à ses trois ans sans signe extérieur d’un éventuel dysfonctionnement organique. Mme n’abordera jamais, au cours des rencontres que nous avons pu avoir, une rébellion contre la situation ou une recherche d’explication sur le sens de la maladie de son fils. Cette famille aux origines modestes affronte cette situation avec fatalité. Le couple est dans un processus de soumission aux événements extérieurs (nous pourrons le constater au cours des rencontres exposées). C’est en ce sens que la phase du «  processus de psychisation  » qui tente de repérer un coupable trouve une expression particulière, la fatalité comme modèle de structuration sous la forme simplifiée de : ce qui fut, ce qui est, ou devrait être.

Mme exprime leurs ressentis parentaux ainsi: « Alors là, on se dit c'est merveilleux, remplacer un organe malade et le réparer par un autre organe sain. Cette réparation , comme la mécanique d'une voiture, c'est magique et ça va repartir immédiatement. (…) Je ne sais pas si c'est notre faute ou celle des médecins, mais j'aimerais tellement qu'on passe plus de temps à expliquer, répéter que ça n'a rien de magique. Mon mari et moi, on était trop positifs. Notre enfant allait être sauvé par la transplantation. On ne réfléchissait pas plus. C'était tellement évident que tout serait merveilleux après. On n'a pas réfléchi plus, on voulait tellement y croire. On vit, pendant ce temps, hors réalité, on ne peut envisager que ça peut aller mal après. (…)  »

Nous percevons la nécessité, pour le couple, d’élaborer du psychique pour accepter cette opération chirurgicale relevant plus du magique que de la guérison médicale et rationnelle. La conflictualité dans laquelle ils se trouvent les mobilise dans l’amorce d’une élaboration psychique et intersubjective confrontant alors l’entité familiale à «  la métaphore prométhéenne   ».

Par cette expression, nous entendons, de manière métaphorique, le foie de Prométhée était réparé sans cesse annihilant toute possibilité de mort. Avec cette transplantation, dont le geste fascine, remplacer une partie du corps humain par un autre organe, dit « sain », nous amène à nous interroger sur les limites du penser la mort. En faisant espérer aux parents cette réparation de l’organique, le geste en devient magique, et comme toute magie, merveilleux. Seulement les parents oublient, pendant le temps de transplantation, que le terme magie, comprend la notion d’illusion.

Le principe de réalité est provisoirement occulté pour le principe de plaisir. Les parents fonctionnent sur un mode fantasmatique d’une réparation sans fin de leur enfant, scotomisant la réalité où dans tout don de vie préexiste la mort. Le principe de plaisir fait fi de toute castration et perte symbolique mais ce mode du magique, de l’éphémère leur permet de résoudre la conflictualité dans l’instant présent de cette «  métaphore prométhéenne   », le temps de la décision d’accepter la transplantation de Jérôme. De même, l’enfant en âge de comprendre les enjeux d’une transplantation s’identifie à la représentation que veulent bien en donner les parents. Cette réalité est donc scotomisée. Par la suite, Jérôme nous expliquera qu’il pensait normal de vivre certaines activités en fonction de ses taux physiologiques puisqu’il n’avait connu que ce modèle parental.

Mme : « On a tellement peur avant, qu'on se raccroche à l'idée que tout ira bien après. On a peur du moment de la transplantation. (…) Je pense qu'il serait bien si on nous maintenait beaucoup plus face à la réalité que l’on veut oublier. Elle est tellement effroyable, et insoutenable. Pour moi, c'est ça le plus difficile. Il nous a fallu un certain temps avant d'accepter la transplantation. (…) On avait peur que ça n'arrive pas à temps, et puis, le jour est arrivé. Jérôme était hospitalisé, il allait de plus en plus mal. (…)   »

Elle reprend : « C'était horrible, on espérait que quelqu'un meure pour sauver notre enfant. On regardait même dans le journal pour voir s'il y avait des accidents de la route. (…) Vous vous rendez compte ! ! ! On priait pour que quelqu'un veuille bien donner à notre fils, une partie de lui, que quelqu'un meure ! (…) C'était horrible, (…silence) avoir cette pensée désirer la mort d’autrui pour sauver notre fils. (…silence) Cette culpabilité , je la porte en moi depuis des années. (…) .   »

En l’incitant à exprimer son vécu de transplantation, Mme développe ce qu’elle nomme «  sa culpabilité   ».

Mme poursuit :« Ces jours où Jérôme allait si mal on ne savait pas s'il pourrait attendre la transplantation. Je parcourais le journal, cela me rassurait d’y lire les accidents de la route pour sauver très bientôt mon fils. C'était une période où durant deux semaines, il y a eu très peu de dons en France, et de plus, les donneurs potentiels n'étaient pas adaptés pour Jérôme. A cette époque, il n'y avait pas de transplantation par bipartition permettant à un don adulte d’être divisé. Il fallait un foie entier d'un donneur jeune, de poids et taille adaptés à Jérôme. Penser que d'autres parents souffraient de la mort de leur enfant ! Pour sauver notre enfant, nous nous refusions d'y penser à cette époque, autrement on n'aurait pas pu. On se fixait Jérôme, sans plus réfléchir, simplement prier que… bientôt… un don allait arriver pour le sauver. (…)

Jérôme était au plus mal. Un jour, un don est arrivé. Il a été décidé de tenter le tout pour le tout. (…)C'est affreux de regarder son enfant, jour après jour, diminuer et ne rien pouvoir faire. (….silence). Ce don, quand il est arrivé, c'était une bénédiction du ciel. Pendant toute l'opération, on est seul, on attend. On a l'habitude en transplantation (rire de Mme).

Regardez ! 10 ans après, on attend encore, sauf qu'à l'époque, je croyais attendre pour la dernière fois. Avoir peur pour la dernière fois. (…)

Quand il est sorti du bloc, et que je l'ai regardé, je me suis dit, c'est magique. Il est sauvé. Alors j'ai pu penser…, penser à ces parents qui pleuraient la mort de leur enfant  ».

Psy : «  Que savez-vous du donneur »

Mme : « Que c'était un garçon et qu'il avait la trentaine et qu'il est mort d'un accident de voiture et que c'est un don multiple : cœur/rein/foie. Là, j'ai culpabilisé d'avoir fait ce que j'ai fait (…) regarder le journal. Maintenant, chaque année, j'ai une pensée pour ce jeune qui est mort et je prie pour qu'il repose en paix, et, souvent, je pense à ses parents qui ont été courageux de penser à sauver d'autres vies, pendant qu'ils étaient en deuil. (…) »

La duplication de la réalité et la transposition des angoisses de mort sur un tiers, le donneur anonyme, permettent aux parents une mise à distance de la problématique (accident de la route fantasmé et la réalité, moyen de sortir de la culpabilité).

Mme :« C’est ça qui me fait tenir toutes ces épreuves. Je me dis que c'est important, que je dois être courageuse, car pour moi, Jérôme est encore là, et qu'il faut que je me batte. C'est ce que j'ai fait tout le temps, après la transplantation.  »

(…)

Mme : « Jérôme n'a eu que des complications après la transplantation…. De nombreuses reprises au bloc. Ca on ne l'imagine même pas. On croit qu'il va être transplanté, que c'est le moment le plus important et qu'après, comme par enchantement, notre enfant sera guéri. (…)

Mais on n'est jamais guéri d'une transplantation et toute la famille va devoir vivre avec ça. Même pour le frère de Jérôme, c’était difficile pour lui, car j'étais souvent absente de la maison pour suivre Jérôme à l'hôpital. Mon mari s'occupait de son frère et tous les deux faisaient l'aller et retour une fois par semaine pour venir nous voir à l'hôpital. Moi, je faisais l'aller et retour pendant ce temps, un week-end sur deux !! pour partir de cet enfer, quand mon mari pouvait me remplacer, autrement je serais devenue folle à rester à l'hôpital. Je vivais, dormais, mangeais à l'hôpital.   »

Psy : « Vous ne pouviez vous faire remplacer ? »

Mme : « C'était pire. Dans ces moments là, les gens ont peur. Ca effrayait, une transplantation. Certains nous ont dit qu'il valait mieux le laisser mourir, qu'il ne fallait pas aller contre la nature ».

Psy : « Des gens proches ? »

Mme : « Les parents de mon mari. Pour eux, nous faisions quelque chose contre nature. Ils ont rejeté Jérôme, même les frères et sœurs de mon mari. On ne fêtait plus l'anniversaire de Jérôme, on lui envoyait son colis. Pour Noël, ils (les deux enfants) venaient chercher leurs cadeaux, mais nous n'étions pas invités aux fêtes de Noël, comme si Jérôme était porteur d'une maladie transmissible. Les années ont passé. Nous avons traversé des moments difficiles, mais on n'a jamais compté sur qui que ce soit. Du moment où Jérôme est tombé malade, on a été les pestiférés. »

Psy : « Pensez-vous que la maladie est la seule raison ? »

Mme : « Non, il y a toujours eu des difficultés avec ma belle-famille. J'en ai souffert, mais j'ai supporté par amour pour mon mari. Mes parents sont tellement différents que je ne pouvais me permettre de juger.

Mon mari m'a dit, que, dans sa jeunesse, la relation avec ses parents était difficile et inexistante. Il a été rejeté et ses parents ne s'occupaient pas de lui. Ils ne l'ont pas désiré. Sa mère ne vit que pour sa fille aînée. »

Mme poursuivra la rencontre sur les difficultés familiales du côté de son mari, ce qui a permis au couple d’être plus uni, contre ce qu’elle nommera, « l’adversité » familiale en l’associant à la maladie de leur fils.

En conclusion des données présentées, nous pouvons dresser une définition générale du « processus de psychisation ». Ce processus est avant tout un processus intrapsychique consistant pour un sujet donné, enfant transplanté ou parents, à intérioriser une réalité psychique, un acte, un événement non acceptable et assumable spontanément dans la réalité matérielle. Le sujet construit une représentation ou une proto représentation permettant de maintenir la structure intrapsychique – intersubjective face à la situation traumatique qui vient faire effraction brutalement et violemment dans l’histoire du sujet et dans celle de son entourage. Le « processus de psychisation » est le moyen mis en œuvre par le sujet, face à cette décision de transplantation, d’accepter la nécessité de pratiquer cet acte chirurgical. Nous avions vu précédemment que bien entendu cette décision ne revêt pas une liberté de choix total puisqu’elle s’annonce comme une obligation 1 22 pour éviter une létalité incontournable. Le fait de transplanter un enfant doit être pour ce dernier, mais aussi pour ses parents, absorbé, intégré, digéré pour être assumé à minima dans une réalité matérielle et psychique en post-transplantation.

« Le processus de psychisation » s’organise autour des trois pôles d’élaboration énoncés précédemment : une phase de négation, une phase de tentative d'identification d'un coupable et une phase de conflictualité. La négation de la potentielle mortalité de l’enfant est maintenue provisoire dans le discours parental en espérant une absence de maladie, la constatation effective d’une pathologie par une trace corporelle visible, l’apparition de ces signes évidents du dysfonctionnement hépatique amène les parents vers une demande de transplantation. Jérôme présentait certains signes : prise de nourriture difficile, fatigabilité en raison de la présence d’ascite dans le ventre. L’identification de la maladie en a facilité la reconnaissance. La conflictualité s’est jouée tout au long de l’attente du don potentiel faisant resurgir dette et culpabilité (l’attente d’un potentiel décès pour sauver Jérôme…).

Nous voudrions revenir sur un des aspects redondants en transplantation pédiatrique au niveau des parents. Le vocabulaire usité dans ce lieu hospitalier est spécifique. Il sert de modèle unificateur entre les protagonistes comme langage commun, source de partage et d’échange. Chacun s’approprie un sens selon sa fonction afin de pouvoir communiquer. Les parents nous ont étonnés ; ils acquièrent avec aisance et rapidité un langage médicalisé, digne d’étudiant en médecine. Ils essaient de faire leur ce langage afin de maintenir une maîtrise en tant que parents vis à vis de leur enfant qui leur échappe. Ils s’approprient un « savoir » par le langage. Le pouvoir détenu jusqu’alors par le seul représentant du corps médical est détourné par les parents en se réappropriant fantasmatiquement les concepts dans le but de re-maîtriser ce qui va advenir dans le corps familial en raison de la transplantation de leur enfant. « Ce savoir – préalable » (R. Gori, 1976) semble le pré-requis qui idéalise, l’acte chirurgical comme un acte magique. Le processus régissant le mode d’élaboration, se structure sur une base narcissique de toute puissance ou d’impuissance.

Notes
1.

22 Kaës R. (1989), dans « Le pacte dénégatif dans les ensembles transsubjectifs in « Le négatif, figures et modalités », qualifie l’obligation comme résultante d’une contrainte et d’une liaison entre les éléments expulsés, niés et ceux qui sont préservés.