1-2-2 « Processus de psychisation » du côté de l’enfant transplanté

1-2-2-1 Rencontre avec Jérôme ou « l’expérience de la mort »

Au préalable, Mme s’était proposée d’annoncer à Jérôme que je passerais afin d’aborder la situation qui l’a mené à cette hospitalisation.

Jérôme est un préadolescent, attachant, toujours souriant, qui m’accueille de manière enjouée, dans ses moments les plus douloureux, tant sur le plan physique que psychique.

Lors d’une rencontre précédente, Jérôme avait exposé ses projets futurs : devenir médecin. Je l’avais interpellé en lui renvoyant avec une pointe d’humour pour détendre l’atmosphère pesante, «   pour réparer à ton tour ? » . Il s’était mis à rire de ma remarque en acquiesçant.

Deux jours plus tard….

A nouveau, il me soumet son projet professionnel en expliquant qu’il l’avait abandonné, sachant qu’au niveau des études, il ne pourrait jamais accéder à cette profession compte tenu du retard dans son cursus scolaire. Mais devenir infirmier serait son rêve. En précisant, sur le ton de la plaisanterie : «  j’ai la pratique ! ! !  » .

Ce changement de professions, médecin/infirmier, ne serait-il pas lié, dans le subconscient de Jérôme, à une réduction du temps d’études et une interrogation sur sa propre durée de vie ?

[…]

Il explique qu’il «  s’ennuie ici ».

Jérôme : « Je vais encore louper des cours et je ne finirai pas mon trimestre cette année. Je fais des efforts pour suivre, mais j’ai été pratiquement hospitalisé toute l’année scolaire. »

Le motif de notre rencontre sur ses angoisses de mort, reste au début de l'échange implicite et non formulé. Par évitement, il reprend son discours sur le scolaire, davantage dans une projection sur un potentiel avenir professionnel que dans «  l’ici et maintenant  » dont la situation est bloquée, sans solution, pouvant modifier l’avenir. Cette entrave est déterminante dans son impossibilité à se projeter. En faisant une analyse sémantique de la dernière phrase de Jérôme, on peut repérer, le « je ne finirai pas » qui peut renvoyer à la finitude de sa vie, et, « pour suivre », peut-être, veut-il exprimer « poursuivre » sa vie ?

Il évoque sa solitude. Ici, à l’hôpital, les gens ne restent pas longtemps. Dès qu’il se fait un copain, ce dernier repart à son domicile et lui reste là. L’instituteur passe de temps en temps.

Jérôme : « En réalité, c’est ma mère qui me fait l’école, car autrement, je ne pourrais pas suivre en classe. Même à l’école, je n’ai pas d’amis. A la rentrée, j’ai débuté le premier jour et à la fin de la semaine j’étais hospitalisé pour deux semaines ; alors, les amis… on ne peut pas s’en faire. Ils vous disent de venir avec eux, mais comment faire ? Eux font du sport et moi non. Quand ils vont jouer ou quand ils partent l’été en camp, je ne peux pas les suivre pour être près de l’hôpital. Alors ce n’est pas simple. De plus, j’ai deux ans de retard au niveau de l’école et je suis un programme allégé pour certaines matières où je ne peux assister que rarement et en plus j’ai des séances d’orthophonie pour récupérer mon retard scolaire. Tout ça ne me permet pas de retrouver une place dans un groupe en étant absent tout le temps.  »

Au-delà, nous essayons de construire un cadre et non des morceaux de prise en charge. Jérôme évoque sa relation avec son frère. Tous deux partagent des activités de leur âge. Jérôme reconnaît qu’il reproche à sa mère d’être toujours derrière lui, tout en constatant lui-même son incapacité à se prendre en charge. De même, à l’hôpital, sa mère est toujours présente. Il fait souffrir sa mère comme lui-même souffre dans son corps. Il pense qu’elle est la seule à pouvoir porter le poids de sa souffrance qu’il n’arrive pas à contenir et à extérioriser verbalement. D’où « l’explosion » corporelle, par une hyper agitation.

Nous pouvons faire l’hypothèse que Jérôme punit et fait souffrir sa mère en paiement de la faute de lui avoir transmis cette maladie. Dans un deuxième temps, il la culpabilise de la décision prise de le transplanter et de ne pas l’avoir laissé mourir.

Je l’interpelle sur le mode de sa souffrance qui le pousse dans ce comportement vis à vis de sa mère.

Jérôme : «  je veux mourir, j’aimerais en finir.  »

Psy : « c’est pour cela que tu n’as plus pris tes médicaments ? »

Jérôme : « oui… »

Je lui demande si un événement particulier avait motivé cette décision.

Jérôme : «  Avant, je ne pensais qu’à me battre pour vivre. Je ne connaissais que la maladie, la souffrance et l’hôpital (…) C’était normal, je voyais parfois mes parents inquiets. Oui, ils avaient peur pour moi. C’était normal, depuis toujours je les ai vus inquiets. (…) On partait en vacances, si mes taux étaient bons. Si mes taux étaient mauvais, on partait à l’hôpital, parfois pour y rester quelques jours. Je pouvais faire telle chose, si mes taux étaient bons, comme si je dépendais uniquement de ce taux de ciclosporine.  »

Sa vie s’organisait entre l’hôpital, la maison de ses parents et ses vacances chez ses grands-parents maternels. Là-bas, à la campagne, il était heureux. Il pouvait oublier qu’il était malade.

Jérôme : « C’était mes moments merveilleux, puis cette année, mon grand-père est mort . (…) (Long silence de recueillement)…

Là, j’ai compris quelque chose de bête, que je ne reverrai plus mon grand-père, que l’on pouvait mourir et ne plus revenir, et que moi…. (Silence, il ne peut plus parler au bout d’un certain temps)…. »

Psy : « Et que toi…. »

Jérôme : « Et que moi, je pouvais mourir, que ma maladie c’était la mort , au bout si la transplantation ne fonctionnait pas…. Tu te rends compte, je réalisais pour la première fois que je pouvais mourir. Cette angoisse était si forte. Il s’est passé des choses bizarres dont je n’ai jamais parlé avec mes parents ou mon frère. J’avais peur d’être pris pour un fou. »

Il faudra instaurer un climat de confiance pour qu’il puisse se livrer en considérant que les mots, au-delà, ont un sens. Pouvoir les verbaliser permet de donner du sens à ses souvenirs effrayants.

Il évoquera la dernière nuit passée dans la maison de son grand-père après sa mort. Il se réveillait la nuit, c’était insupportable ; son grand-père était toujours là, à côté de lui, il se met à pleurer.

Il peut ainsi élaborer sur le refus de cette mort, mort qui lui prend une des seules personnes qui le considérait comme un être à part entière, en dehors de ses parents, et avec qui, il avait établi des liens basés sur une relation affective en dehors de toute considération sur son état physique. Cette mort, c’est un peu sa propre mort et son refus de la situation dans laquelle il est.

A la fois, il se situe dans un paradoxe, le refus de la mort de son grand-père avec un maintien de l’image de celui-ci chaque nuit, et son désir de partir le rejoindre. Il parvient à exprimer son ressenti d'abandon. Son grand-père maternel était un des seuls liens l’inscrivant dans une temporalité d’une transmission transgénérationnelle. Ceci l’a mené à vouloir expérimenter la mort en cherchant dans le suicide le moyen le plus simple pour le rejoindre, l’arrêt de la ciclosporine, signant de plein fait son arrêt de mort.

Cette annonce du décès de son grand-père le met dans un clivage intergénérationnel. Du côté de la lignée paternelle, ses grands-parents ne lui donnent pas d’existence et de place dans la chaîne générationnelle, et du côté de la lignée maternelle, son grand-père était le représentant de l’amour filial l’inscrivant dans l’histoire familiale. Le décès du grand-père maternel le laisse alors perdu puisque, par son décès, son grand-père ouvre la porte d’une réalité, la mort.

Nous avons travaillé trois séances supplémentaires, avant son retour au domicile familial, sur la mort de son grand-père et son rapport à sa propre mort par un travail de deuil sur l’ancêtre familial et les moyens psychiques mis en œuvre pour enterrer symboliquement son grand-père afin qu’il n’erre plus la nuit, lors de ses visites dans la maison maternelle, tout en maintenant pour Jérôme, une inscription dans l’histoire familiale.

En conclusion 

Cette situation clinique n’éclaire pas au mieux «  le processus de psychisation   » du côté de l’enfant. Cependant, Jérôme nous fait percevoir comment «  la transmission par un don psychique  » est mise en jeu auprès de lui. Jérôme, en l’absence de verbalisation de ses parents, quant au propre vécu de Monsieur J, dans sa relation à ses propres parents, a reçu symboliquement ce rejet de la lignée paternelle qu’à son tour il traduira par le rejet effectif de sa transplantation au-delà de son greffon. Ce don organique d’une vie l’inscrivant dans une historicité familiale s’est rompu par le refus des grands-parents d’avoir un enfant malade.

La mort de son grand-père maternel est l’activateur du non-dit familial sur l’inacceptation de la situation de Jérôme en tant qu’enfant malade. Quand nous postulons l’existence d’une «  transmission par un don psychique  » comme processus élaboratif en transplantation, dans cette situation clinique, le désir paternel, de donner la vie à la fois corporellement et psychiquement à Jérôme, fait lien entre père et fils dans une construction d’une transmission avenir. Monsieur J par sa position, en opposition à ses parents, se réinscrit lui-même au travers de Jérôme dans une chaîne de filiation et d’affiliation. C’est en ce sens que la transplantation favorise une transmission générationnelle structurée autour d’un don psychique. Pour Jérôme, ce don psychique se situe dans la lignée paternelle et se répare par l’intervention et/ou de l’appui maternel.

Dans cette situation familiale, l’omnipotence, l’omniprésence du maternel se rejoue par la présence et l’action continue de Mme dans une réparation sans fin pour son enfant. Nous avons trop peu d’éléments pour aller plus avant dans notre interprétation. Cependant, cette position constante du maternel (père-mère de Mme) dans une réparation répétitive intergénérationnelle interpelle. Il aurait été intéressant de pouvoir explorer plus avant les processus, alliances et pactes, qui régissent le mode de relation familial du côté maternel. Cependant, le lieu et l’intervention du chercheur ne permettent pas cette approche au risque de faire resurgir une problématique, dans laquelle Mme ne pouvait psychiquement pas affronter, au vu de la situation anxiogène récurrente de Jérôme.