2-1Vignette clinique de Marie ou « à la recherche de Jeannot »

Marie est une petite fille de 8 ans, transplantée à ses deux ans pour une pathologie hépatique, non identifiée clairement par un diagnostic médical et restant encore à ce jour après 6 ans, toujours empreint d’un secret éternel. C’est une enfant que j’ai été amenée à rencontrer régulièrement, au cours de ses passages dans le service de jour, lors de contrôles réguliers. Elle est accompagnée le plus souvent par sa mère, inséparable compagne. Son père est resté effacé lors de ses visites et ne liant que peu de contact avec les équipes. A la différence Mme est dans une demande d’écoute et verbalise fortement ce qui a pu se passer entre chaque hospitalisation. Marie est quant à elle une enfant à la personnalité affirmée, paradoxalement son corps reste menu à la limite d’une physiologie d’anorexique. Elle est dans une quête de reconnaissance, tout comme sa mère, par un accrochage qui se veut amical envers le personnel soignant en essayant de rompre désespérément la distance entre professionnel et familier, comme si la rupture de cette frontière pouvait les ramener du côté de la vie et effacer la maladie.

Une demande de rencontre m’est formulée d’un commun accord entre mère et fille. A cette époque, Marie est âgée d’environ 6 ans. Son développement psychomoteur est adapté, malgré une maigreur « imposante ». L’enfant ne s’alimente que très difficilement. Lors d’observations cliniques, nous avons pu étudier le temps des repas qui met en scène l’univers familial. Marie est tyrannique envers sa mère refusant la nourriture proposée, chipotant. La mère, quant à elle, se situe dans une incapacité à maintenir un cadre, des limites éducatives et structurantes par culpabilité.

Elle évoquera au cours de nos rencontres sa difficulté à ne pas céder à Marie tant son angoisse de la perdre est grande. L’enfant profite de la faiblesse de celle-ci dans son impossibilité à imposer une frustration. Son mari étant le plus souvent absent, elle ne peut affronter seule la situation et tenir à la fois sa place de mère et celle d’un Surmoi répressif et interdicteur. C’est ainsi que Marie dort dans le lit maternel en l’absence du père, se refusant à dormir seule et parvenant quelquefois lors des retours du père au même résultat. Mme est depuis deux ans en psychothérapie et sa fille est suivie par ailleurs. Sa demande de rencontre officialisée m’interpelle d’autant plus.

Mme et Marie sont reçues dans un bureau du service. Mme prend la parole 1 29 en expliquant, tout en repartant du vécu de transplantation, sa solitude durant l’attente de cette intervention chirurgicale, sa profonde détresse à affronter toute seule une situation où elle se retrouvait une nouvelle fois face à la mort. Mme a perdu brutalement son premier mari et Marie est issue d’une deuxième union. Ce deuil non achevé du premier mari, refait surface par la potentielle mort de Marie annoncée une nouvelle fois par des médecins.

Mme : «  je suis restée deux mois et demi sans laisser ma fille…. Je ne le referai pas.  »

Mme exprime qu’elle a fait «  beaucoup trop de sacrifices  » au détriment d’elle-même pensant que la transplantation allait être l’ultime étape de son combat de mère pour la vie de sa fille et puis non « ça continue, il faut venir à l’hôpital, il y a les problèmes de taux qui détermine un potentiel rejet du greffon, alors….  » .

Ces sacrifices, comme elle les nomme, n'ont pris tout leur sens que quelques années après la transplantation lorsqu’elle a fait elle-même une psychothérapie pour « sortir de cette infernale machine de transplantation où on perd son individualité ». C’est ainsi que Mme argumente d’exemples. Elle a interrompu son travail, métier dans lequel elle se réalisait pleinement par une reconnaissance salariale. Quand elle a constaté qu’elle vivait en symbiose avec Marie, au détriment de leur bien être respectif, elle a souhaité retravailler. Mais, elle n’a jamais retrouvé une place similaire et a donc pris un emploi d’ouvrière à la chaîne « pour faire quelque chose et pour la laisser s’exprimer et moi m’exprimer aussi. »

La situation traumatique de transplantation n’est que le réceptacle béant d’une première blessure dont la souffrance, non cicatrisée, a été ravivée. L’enfermement symbolique dans un hôpital, pendant 2 mois et demi, et le renoncement à sa propre existence, sont autant de faits qui évoquent Prométhée. Il tentait de sauver les Hommes en leur octroyant des dons merveilleux en réponse à une faute inconsciente dont il était le  dépositaire testamentaire. Cette enfant est le symbole du recommencement vers une nouvelle vie ; la létalité annoncée brise ce fragile équilibre retrouvé.

Puis la mère évoque les difficultés auxquelles elle a dû faire face au moment de la transplantation.

«  Marie n’était pas vraiment malade, jamais on ne s’était aperçu qu’elle était malade. Alors, la transplantation nous est tombée dessus, sans que l’on comprenne vraiment. D’autant, qu’il a fallu dire oui, rapidement, parce qu’il y avait un risque d’hémorragie. Mais, j’ai dit oui sans le croire. A part qu’elle ne mangeait pas, tout allait pour le mieux. (…)L’idée d’une transplantation était difficile, attendre avec la possibilité qu’elle meure. Qu’il faille attendre qu’un enfant meure pour sauver ma famille ! ! !  »

Que se passe-t-il ? Nous observons que «  le processus de psychisation   » ne s’est pas effectué. Mme est restée dans la «  phase de négation  » de la nécessité de transplantation puisque aucune trace ou signe n’était repérable pour identifier que le foie de son enfant dysfonctionnait. L’absence de trace visuelle et repérable est un des processus nécessaires dans «  le processus de psychisation  ». Ce réel rend « supportable » la représentation de l’acte de transplantation, acte au demeurant magique, ou tout du moins, dont le procédé reste énigmatique, mais surtout, l’acceptation de prendre le risque d’un potentiel échec mortel.

La phase suivante du «  processus de psychisation   » n’a pu s’élaborer puisque «  l’identification d’un coupable  » est impossible au vu des connaissances médicales actuelles. Marie est une des nombreuses enfants dont le destin de sa maladie ne trouve d’origine explicative. Cette absence de mise en sens, renforcée par une absence de trace, est dans le cas de Marie une double contrainte qui rend difficile l’élaboration psychique pour les parents ; l’enfant ne vivra qu’en miroir ce non-sens, de par son jeune âge (deux ans), au moment de la transplantation. Cette absence d’inscription de la transplantation par les parents, en regard de l’enfant, ne peut permettre à ce dernier d’élaborer à son tour un sens à cet acte chirurgical.

Mme parvient à exprimer l’angoisse, dans laquelle elle et son enfant se trouvent depuis quelques temps, renforcée avec l’approche du énième «  anniversaire de la transplantation de Marie  », selon les dires de Mme.

Mme : «  Je n’arrive plus aller voir le chirurgien, je le fuis. Je ne sais pas si ça vient de moi ou de Marie. Même Marie depuis la transplantation ne supporte pas que je parle avec le chirurgien. Elle me met la main sur la bouche, ou elle veut aller faire pipi. Il y a toujours quelque chose qui fait qu’on ne reste pas. Pourtant, on lui doit la vie de notre fille, c’est important. Jamais, on ne pourra l’oublier. C’est quelqu'un d’important, dans notre vie et dans celle de Marie.  »

Mme ne parvient pas à comprendre ce qui a pu se passer. Après un certain temps, elle évoque son ressentiment envers le chirurgien, le médical, qui ont décidé la transplantation de son enfant. «  Encore aujourd’hui, j’ai des doutes, je n’ai aucune preuve qu’il fallait transplanter Marie. Elle allait beaucoup mieux, maintenant elle est malade.  »

Les bénéfices octroyés par la transplantation sont inférieurs à l’état initial aux yeux de Mme. Elle n’a jamais pu amorcer une élaboration ou une amorce d’interprétation de ce qu’elle vivait, seule. Elle exprimera son besoin de reformuler avec le transplanteur les événements qui ont amené à la décision de transplantation. Qu’ «  il m’explique  » dira-t-elle. Quatre ans après la transplantation, Mme et Marie sont en recherche d’une élaboration de la conflictualité «  du processus de psychisation   ».

Quant à Marie, l’historicité n’a pu être mise en mots ni par son père, absent le plus souvent, ni par sa mère, tentant d’élaborer sur le premier choc, le décès de son premier mari. Marie demande à dessiner, elle représente une première scène avant la transplantation (cf. dessin n° 1).

Marie : «  Mais, je ne m’en souviens pas.  » précise-t-elle.

L’enfant est figuré, sur le dessin, étendue sur un lit, détournant son visage du chirurgien et l’orientant vers le lecteur en présentant un visage déformé. Elle est représentée comme prisonnière de cet homme, mais sans chercher à lui échapper, détenant tout pouvoir sur elle. Il porte un masque tel un bâillon l'empêchant de parler (étant placé sur la bouche et laissant libre le nez). La bouche de l’enfant n’est qu’une grimace affreuse servant à prolonger la construction de la partie inférieure du corps. Les jambes ne sont représentées que par un avorton d’embout ne permettant pas son utilisation pour une fuite éventuelle.

L’enfant et le chirurgien sont seuls. L’enfant est dans une demande de mise en mots, d’historisation, de reconnaissance du chirurgien. Mais est-ce bien le chirurgien ? Ne serait-ce pas la figure du père tant attendu ?

Dessin n°3 Marie
Dessin n°3 Marie

Dans son deuxième dessin Marie représente la scène post-opératoire où la petite fille du précédent dessin est seule, abandonnée de tous et surtout du chirurgien. Son coussin tombe sous sa tête, expliquera-t-elle, mais personne n’est là pour le ramasser. Pour la trace située sur le ventre, elle précise que «  c’est une croix  ». Je ne peux m’empêcher de faire une association fort simple. Cette transplantation l’amène à porter sa croix au sens propre et figuré. La croix représente sa cicatrice et la tâche noire, son nouveau foie ; ce qui n’augure pas d’une représentation positive.

L’enfant est toujours dépourvu de bras. Cette fois, elle a perdu totalement les jambes. Son visage amorce un sourire, mais ses yeux sont toujours fermés, tournés vers le lecteur dans un appel à communiquer, à agir. Ses yeux ne voient plus, l’enfant fait entendre son incapacité et son ambivalence par rapport à la transplantation.

Cette figure du chirurgien, cette agressivité, ce refus de relation entre sa mère et lui est de l’ordre de l’œdipe. Le père n’a pas tenu sa fonction protectrice et réparatrice auprès de l’enfant et de Mme. Toutes deux projettent sur le chirurgien, par identification au père et mari, leurs angoisses et leurs ressentis. Mme a un enfant de son premier mari, dont son choix sexuel, s’est orienté vers l’homosexualité 1 30. Nous pouvons nous interroger sur la fragilité et sur cette recherche familiale vers une identification paternelle structurante. La mère, elle-même en grande détresse affective ne parvient pas à assurer à ses enfants une représentation paternelle symbolique. Cette défaillance aurait été intéressante d’être étudiée à un niveau transgénérationnel.

Mme et Marie seront reçues par le chirurgien qui jouera le rôle substitutif du bon père reconnaissant l’enfant, en tant qu’enfant transplanté par lui. Il leur ré-expliquera comment et pourquoi Marie a été transplantée. Elles choisiront la date anniversaire des quatre ans de transplantation pour effectuer cette démarche auprès du chirurgien. Que de symbolique se trouve « retracée » dans ces quelques lignes pour Mme, mais aussi pour Marie !

Suite à cette rencontre mère/fille, je recevrai Marie, durant une année 1 31, à chacune de ses hospitalisations de jour pour les bilans de contrôle. Elle reproduira invariablement, au cours des séances, la mise en scène de Jeannot le lapin et d’une petite fille, Benny. Nous présenterons la première séance. Le jeu s’organise autour d’une peluche, la seule du bureau.

La peluche : «  Mon père est mort et je suis le roi.  » Tonne-t-elle. La peluche affronte alors de grandes aventures périlleuses où elle sort victorieuse des épines, des crocodiles qui la menacent et entravent son chemin. Marie se retourne vers moi : «  Elle va plus me reconnaître, elle va me relâcher.  » Marie parle d’une petite fille nommée Benny qui vit très loin en Australie et qui aurait été sauvée des années auparavant par la peluche. Marie va à l’extrémité de la salle et seule poursuit son monologue. La peluche parle à une petite fille fictive.

La peluche devient le docteur Jeannot. «  Ca va ?  » dit-il à la petite fille, « je t’ai sauvé la vie ». Un garde-à-vous fuse. Marie fait tomber le lapin, le tape contre le mur. Le jeu est très très rapide et mon intervention n’aurait pas de sens. Puis Benny, la petite fille, et Jeannot, ne font plus qu’un au niveau des personnages s’interchangeant en fonction du protagoniste ; une confusion règne. Un policier imaginaire rentre en scène. Jeannot lapin a quatre ans et demi : «  je ne sais pas quoi faire ?  » dit-il. Un combat est mimé entre la peluche et plein d’autres personnages. «  La sorcière va me lâcher  » hurle-t-elle. La peluche devenue indifféremment, Benny – Jeannot, nage et Marie dit : «  tu vas nager … tu va y arriver.  »

[…]

La scène s’apaise, elle revient vers moi.

Marie : «  Benny, la petite fille et Jeannot vont se marier.  » […] «  Ça était difficile de sauver Benny.  »

Elle explique : «   Il a été très difficile de sauver Benny.  »

Nous comprenons la scène précédente, Jeannot tire Benny pour lui éviter de se noyer.

Marie : «  Benny aime Jeannot. Il n’aime qu’elle pas les autres enfants. Je voudrais le garder que pour moi.  »

Puis décharge son agressivité sur la peluche.

[…]

Le jeu reprend.

Marie : « Benny ne voit pas Jeannot car c’est loin, il vit en Australie  »

Jeannot a ramené Benny en Australie.

Jeannot : «  On ne se reverra plus jamais.  »

Benny : «  Non, Jeannot.  »

Nous proposons que le téléphone soit un moyen pour penser l’un à l’autre sans se voir. Je fais remarquer qu’ils sont silencieux tous deux. Marie se défend de mon amorce de verbalisation sur cette intolérable : la séparation.

Marie : «  Il ne parle pas. C’est une peluche…Ils se comprennent sans se parler.  » (Joue la scène).

Le calme revient, Marie est paisible. Nous terminons la séance ainsi. Marie, à chaque passage à l’hôpital, viendra jouer avec la peluche. Les scènes d’agressivité dues à l’abandon de la figure paternelle s’espaceront. Elle finira par acheter une peluche, identique à celle du bureau, mais plus petite, qu’elle transportera à chaque venue à l’hôpital.

Notes
1.

29 Nos nombreuses rencontres, nous avaient déjà amenées à évoquer ces instants douloureux et toujours aussi vivaces pour Mme. Son travail en psychothérapie lui a permis de reprendre une activité professionnelle. Et deux ans après cette rencontre retracée, Mme parvient à poser un cadre à Marie qui dort dorénavant seule, mange régulièrement mais toujours comme « un moineau », et persiste dans une somatisation. Les taux sont variables en fonction de ses problèmes. Marie revient à l’hôpital, contenant/sécurisant, exprime ou laisse exprimer sa mère sur la problématique du jour. Elles repartent 24h plus tard, seulement, avec un bilan de contrôle à domicile qui ne révèlera plus aucune trace de dysfonctionnement. Les médicaments sont-ils pris correctement et régulièrement ? Nous pouvons formuler l’hypothèse que Marie vient déposer dans ce lieu sécurisant ses angoisses comme elle le faisait quant elle était hospitalisée. Mme, par son histoire personnelle, en lien avec ses angoisses de mort, n’est pas un pare excitation suffisamment protecteur pour répondre aux angoisses de mort de Marie. Son père est malheureusement trop absent pour remplir cette place construite autour du vide, du fantôme de la mort par une présence réelle.

1.

30 Notre interprétation est réductrice mais nous n’apportons qu’un élément interprétatif en lien avec la problématique rencontrée en T.H par la famille.

1.

31 Jusqu’à la fin de mon recueil de données.