3-2-2 « Rencontre » semi-directive avec Mme ou « l’interview » 

Mme arrive très dynamique, me jette un coup d’œil furtif sans me dire bonjour (en m'ayant clairement reconnue). Je n’ai pas le temps de réagir qu’elle a déjà disparu, tonnant aux infirmières, avant de s’enfuir, son intention « d’aller voir où sont ses filles  » .

Nous pouvons nous interroger sur le destinataire réel de ce monologue. Etait-il adressé aux infirmières ? A la psychologue avec qui elle avait un rendez-vous établi et auquel elle ne s’est pas rendue dans le temps imparti ? Ainsi, annonce-t-elle sa présence qui justifie son retour.

Elle vient à ma rencontre en ces termes :

Mme : « Je suis prête.  »

A un niveau contre transférentiel, je ressens une attitude en elle plaçant cette rencontre dans un statut particulier, comme si elle était prête à une interview et non à une rencontre clinique. Mais au-delà, une question m’est venue : « prête à quoi ? » Qui était en filigrane durant le début de l’entretien ? Prête comme pour affronter la T.H ?

A l'évocation du vécu de transplantation, elle commence immédiatement par la date de transplantation en précisant, le jour, le mois, l’année, puis l’âge de l’enfant. Elle poursuit de manière logorrhéique à énumérer tous les événements en fonction des dates avec une précision obsessionnelle : «  C’était tellement dur  » dira-t-elle à ma remarque.

Le discours est normalisé, sans affect, dans l’autocontrôle. Elle est centrée sur une description événementielle pour mettre à distance une potentielle culpabilité qu’elle refoule, en compensant par une rigidité et une rationalisation des faits.

Mme : «  Nous avons appris qu’Alice avait un problème à 3 jours. Elle était très jaune. (…) C’est moi qui me suis aperçue que ma fille était malade (…) Elle était anormalement jaune. A l’hôpital, on me disait que je m'inquiétais trop (…) mais vous savez, une mère… elle sait ce genre de chose. Au 3 ème jour, le médecin a dit : c'est vrai votre fille est anormalement jaune. Il m'avait dit que la jaunisse n'arrivait qu'au bout de 3 jours, avant, ce n’est pas possible de la diagnostiquer.  »

L’enfant n’est pas victime d’une défaillance d’une transmission organique provenant d’elle-même puisque c’est elle, la mère, qui a sauvé en diagnostiquant une pathologie non repérée et repérable avant un délai de trois jours par le corps médical. Cette absence d’historicité dans son discours laisse apparaître dans son histoire des faits fixés dans le temps sans lien de continuité (contiguïté selon Duez), dans un discours où les événements sont transformés en simples dates qui anesthésient la douleur et l’affect. Ce processus masque l’imaginaire et la fantasmatique.

Mme a pu gérer la situation traumatique par son accroche (ancrage) dans la réalité. Elle se situe dans un conflit de type topique où le conscient domine et où une censure de l’appareil psychique au niveau préconscient/conscient ne laisse pas émerger d’affect.

La question de l'allaitement est traitée selon le même processus psychique que la découverte de la jaunisse.

Mme : «  Chez les prématurés, j'allais la voir une fois par jour car je l'allaitais. Et le reste du temps je pressais mon lait qui lui était amené.  »

Son lait étant, comme elle l’affirme, « meilleur ». Cette hypothèse rejoint celle évoquée précédemment où la mère est la seule à avoir perçu des signes avant coureurs d’une jaunisse.

Le sein maternel étant le bon sein (cf. klein et Guérin). Elle se place dans une position de « bonne mère » qui voit tout. Ce clivage en bonne et mauvaise mère ne lui permet pas d’accéder à l’ambivalence laissant à la mère la possibilité de commettre une erreur et de vaciller entre les deux tendances (ou de pouvoir tout simplement faillir).

Encore une fois, elle utilise le même processus de clivage entre le bon foie, le sien, et le mauvais foie, celui des autres.

Le choix de se porter donneur et de réparer en faisant renaître sa fille par une transplantation en « redonnant la vie » est complètement scotomisée du discours de Mme. Elle avance une explication stéréotypée :

«  (Rire) parce qu'il (sous-entendu son mari) amenait la soupe à la maison, donc il valait mieux que ce soit moi. S'il m'arrivait quelque chose, mon mari était toujours là.  »

La jaunisse, l'allaitement, la position d'être donneur pour sa fille sont autant de signes qui laissent apparaître des difficultés pour Mme d'affronter cette réalité létale même si elle a devancé l'annonce de la maladie.

Ce mode de sur-adaptation, de contrôle (ou tentative) constant, des événements et de la réalité, est un fonctionnement d'inacceptation de tout élément sortant du cadre. De ce fait, la naissance d'Alice ne rentrant pas dans ce « moule » de normalité a amené «  une désidéalisation brutale de l'enfant merveilleux  » que Mme tente de masquer par une surcompensation et une réadaptation constante de son discours et de ses actes.

Le fait de redonner, au moyen d’une partie de son foie, est un processus mis en place pour réparer psychiquement cette faille du manque transmis.

On perçoit en analysant le discours, l’insistance de Mme à affirmer avoir « tout » tenté pour éviter cette transplantation afin de revenir à une situation « normale ». Elle a dû se confronter à la réalité du corporel (cf. en se référant aux étapes du processus de psychisation) pour concéder à la transplantation.

Mme : «  On a fait tous les cas possibles, puis ici, on lui a mis un KASAÏ, mais ça ne servait à rien il faudrait la transplanter un jour.  »

A partir de là, elle a pu penser la transplantation, cet impensable. Mais pour trouver un lien dans ce qu'elle pouvait transmettre en tant que mère, il lui fallait à nouveau pouvoir « maîtriser », selon son mode de fonctionnement, la situation actuelle dont elle devenait le vassal. C'est ainsi que la lecture des raisons qui l'ont amenée à proposer avec son mari une transplantation par donneur intrafamilial s'historise dans une « réalité » masquée, tronquée.

Mme : «  Au moment où on était dans le service de pédiatrie pour les bilans, il y avait d’autres enfants, qui eux, devaient être transplantés. De voir les parents, donner, souffrir, avoir peur et les enfants, d’être si mal, on a voulu donner.  »

Si nous reprenons le registre des présences du service de pédiatrie à cette époque, le modèle auquel elle fait référence est un enfant transplanté par don intrafamilial et décédé après transplantation. Ceci pose question surtout quand elle poursuit par une justification comme :

Mme : «  On a préféré à cause du greffon ; on ne sait pas sur qui on prend le foie et on ne sait pas la maladie que... et puis s'il fallait recommencer après ? Non il valait mieux que ce soit notre foie.  »

Le fonctionnement du couple, au-delà familial dans les rôles et places accordés à chacun, est stéréotypé, et d’un conformiste assez rigide.

Ce premier sacrifice de réparer en transmettant un don organique, mais surtout psychique, se prolonge par un don d'elle-même. Elle nie son existence propre par sacrifice, don psychique d'une bonne mère transmettant présence et contenant maternant :

Mme : «  Durant un an je suis restée à l’hôpital avec ma fille, je retournais de temps en temps chez moi. "

De même, les renvois indirects et inconscients d'une éventuelle incidence par la belle-famille en raison de leurs actes sont vécus par Mme sur un mode de révolte.

«   Emilie était chez mes beaux-parents (...) (râle). Non, ce n'est jamais comme si c'était vos parents parce qu'ils n'ont pas la même façon d'élever. Ils l'ont gardée une année. Elle est allée à l'école là-bas. Mon mari ne pouvait s'en occuper. Il travaillait. Il se partageait entre nous deux. De plus, chez mes beaux-parents on faisait venir les cousins et cousines pour jouer avec elle (…) Comme si c'était une bête de cirque... je n'étais pas d'accord.

De plus, ma belle-mère me téléphonait tous les jours, je ne vois pas l'intérêt de téléphoner, donc Emilie m’appelait tous les jours. Moi, je ne les élève pas comme ça. On n'a pas besoin de parler tous les jours et au lieu de le dire à Emilie, elle favorisait ça. »

Le fonctionnement de Mme est assez rigide basé sur la pensée unique fondatrice de la « bonne solution ». Elle est dans le refus de la relation à l’autre, niant la relation d’Emilie avec ses cousins ou les appels téléphoniques de sa fille. Elle répète le même processus psychique afin d’échapper à l’introspection par un discours secondarisé sur autrui, comme pour justifier de son choix en tant que donneur vivant.

Les liens familiaux semblent distants. Cela évoque la structure familiale conformiste avec des rôles et des fonctions déterminés et inchangeables, sans la possibilité d’une flexibilité relative, permettant à Mme d’entendre que sa fille avait besoin d’elle, de l’appeler tous les jours. Ce manque d’écoute a une incidence sur l’écoute maternante et contenante. Ceci fait référence à l’entretien des enfants (cf. annexe 4) où Alice se situe dans une absence de verbalisation et Emilie met en jeu sa souffrance par une verbalisation masquée.

Mme n'a pas parlé de ses parents au moment où nous avons abordé le sujet. Elle a dévié la conversation et a continué à « pester » contre ses beaux-parents. Mais, si nous nous fions à son mode de fonctionnement, ses beaux-parents ne masquaient-ils pas ses reproches à ses propres parents ?

Reprenons le discours de Mme : « Je suis partie une semaine en vacances avec Emilie : " Avant la transplantation, je ne savais pas si j'allais y reste ". Je voulais... Je voulais passer du temps avec Emilie, un moment privilégié entre elle et moi ».

Elle sous-entend, voir sa fille une dernière fois, au cas où elle décéderait après l’intervention chirurgicale. Le terme mourir n'a pas été énoncé.

Au moment où elle arrive à exprimer le lien maternant, la menace d’effondrement est si prégnante qu’elle change de registre pour évoquer l’allaitement d’Alice et s'oriente vers un discours médical de la même manière qu'elle l’avait fait précédemment.

Mme abordera son vécu de la transplantation par :

« Le plus difficile a été le premier réveil, d'avoir cette sonde dans le nez. (…) C’était insupportable d’avoir ce tuyau qui vous relie à une machine (…) autrement, ça s’est bien passé, alors c’est vrai que nous ne pouvons nous plaindre quand nous nous comparons avec les autres. Alice n’a pas eu de complications très importantes. »

(…)

Nous pouvons nous interroger sur cette sonde, symbole ombilical que Mme rejette puisqu’elle même n’a pu créer un lien avec son enfant et qu’à présent seul un cordon téléphonique entre Emilie et elle peut encore les lier. Nous pouvons trouver une hypothèse du côté de sa relation à sa propre mère qui ne lui apporte aucune sécurité, selon ses dires, ayant demandé à cette dernière de ne plus l’appeler au téléphone.

A notre interpellation sur l’ici et maintenant du vécu de transplantation pour Alice, Mme répond : « elle (Alice) ne sait pas qu'elle a été transplantée. Elle s'en fiche de sa cicatrice. Elle nous a montré son ventre et nous a montré un petit quelque chose sur son ventre. Elle n'a pas parlé de sa cicatrice. On a bien ri qu'elle ne s'en occupe pas.  »

Je lui renvoie que, même si Alice a 3 ans, elle peut entendre et il est important pour son développement de donner du sens à ce vécu même si elle n’avait que trois mois au moment des faits. Peut-être qu’Alice leur a montré (sous-entendu les parents) « un petit quelque chose sur le ventre  », mais c’est la cicatrice qui l’interpellait. Inconsciemment, elle sait la persistance d'un non-dit et par ce geste attendait peut-être une mise en mots de cette cicatrice qui marque son ventre de part en part.

J’évoque ce non-dit en faisant lien avec les secrets de famille et l’importance de la communication familiale. Le fait de pointer les non-dits m’a fait penser à la relation, qui s’était établie avec Alice, dans l’espace de jeux avec le puzzle, dépourvue de toute parole comme si le silence était une stratégie familiale pour gérer la souffrance (cf. annexe).

(…)

Mme reprend son histoire : «  Je ne supporte pas le regard des autres sur sa cicatrice. L’autre fois, on était à la piscine et tout le monde l’a regardée, je n'ai pas supporté ce regard, pour elle, quand elle sera plus grande.  »

Psy : «  et vous, ça vous gêne ?  »

Mme : «  Non, pas du tout.  »

Psy : «  Et lorsque vous allez à la plage ?  »

Mme : «  J'ai toujours mis des maillots une pièce mais cette année et bien je mettrai des maillots deux pièces pour bien montrer ma cicatrice et je m'en fiche de ce que vont penser les gens. C'est pour ma fille que je le fais.  »

Psy : «  Vous pensez lui parler un jour de sa maladie.  »

Mme : «   Si elle le demande. Autrement, non, je ne vois pas pourquoi puisque pour elle, elle va bien.  »

Maintien du non-dit comme mode de fonctionnement.

Je reformule ce non-sens « aller bien physiquement  » ne signifie pas ne pas se poser des questions. Je lui renvoie l’importance de la parole afin d’exprimer des inquiétudes, des angoisses internes. Il s’en est suivi un échange sur la nécessité d’élaborer par la parole le vécu de la transplantation auprès de son enfant.

(…)

Un moment de silence s’ensuit, elle réfléchit. Un instant d’introspection me donne l’opportunité de poursuivre sur le vécu de transplantation mère/fille (Alice) par son autre fille, Emilie.

Mme : «  C'est là le problème.  »

Psy : «   le sait-elle ?  »

Mme : « Je ne sais pas ce qu'elle sait (…) Ce serait bien que vous la voyiez parce que c'est elle qui a le plus souffert de tout ça. Je ne l'ai pratiquement pas vue pendant un an. (…) Alice, elle va très bien, tout va bien pour elle. Mais Emilie, elle est fragile. Je voudrais savoir ce qu'elle a compris de tout ça.  »

Psy : «  avez-vous essayé d'aborder ce sujet avec Emilie pour repérer ce qu’elle a compris du sens de la maladie de sa sœur ?  » .

Elle réfléchit et reste pensive à ma remarque.

Elle ne pouvait que re-contrôler la situation en concluant par :

Mme : «  vous savez tout ce que vous voulez savoir ?  »

En conclusion

Nous utilisons, à titre exceptionnel, le terme d’entretien car dans ce temps de parole, nous ne pouvons écrire qu’une rencontre a eu lieu. L’entretien se termine sur le même mode qu’au commencement, en considérant cette rencontre comme une interview sur la transplantation. Cette mise à distance de la parole lui a permis d’aborder son vécu de transplantation. La mise en « mots de ses maux » a été pour Mme une expérience complexe où la situation d’entretien mobilisait un travail psychique touchant au processus défensif en raison d’une confrontation à «  la désidéalisation brutale de l’enfant merveilleux  ». Ses défenses psychiques laissent apparaître sa conflictualité intrapsychique réactivée par la situation traumatique de transplantation.

Nous pouvons nous arrêter quelques instants sur la place de chercheur clinicien dans l’enjeu du transfert et contre transfert à l’œuvre tout au long de cette rencontre.

D’un point de vue transférentiel : elle m’a mise dans une position de chercheur intrusif.

D’un point de vue contre transférentiel : à partir de mon expérience des prises en charge dans un domaine médical au pied du lit du malade, il m’a semblé nécessaire de respecter ce premier mouvement de discours secondarisé et passer par les plaintes corporelles et les rétrospectives événementielles pour pouvoir ensuite, dans un second temps, laisser place à sa subjectivité. En respectant sa demande implicite, cela a permis d’établir une relation et le début d’un processus d’élaboration sur les enjeux de la transplantation et de la relation mère-enfant.

Par la suite, elle ne m’a jamais interpellée pour rencontrer sa fille, Emilie.