3-2-3 2ème Rencontre avec Mme et Alice ou « Paroles » de Jacques Prévert

(…) Un an plus tard

C’est Mme qui me reconnaît et m’aborde en me voyant passer devant la chambre d’Alice et m’interpelle sur la raison de ma présence dans le service.

Le ton n'est pas le même par rapport à la 1ère rencontre. Elle n'exprime aucune mise à distance. Physiquement, elle a doublé de poids. Sans questionnement de ma part, elle se présente en disant : «  tout va bien  » et m’invite indirectement à m’arrêter dans la chambre de sa fille, en train d’effectuer un bilan de transplantation annuel long et astreignant.

Alice est dans le lit, pour effectuer l'examen du bilan de transplantation, avec l'impossibilité et l'interdiction de bouger.

L'échange est cette fois spontané. Je lui demande comment a évolué la situation depuis un an sans préciser si je fais référence à la transplantation, à la famille ou à l’état d’Alice.

Mme présente Alice comme étant en « Mat sup. », rentrant au C.P l'année prochaine, faisant de la danse classique et avec une scolarité normale. (…) Concluant par :«  C'est une enfant merveilleuse.  »

L’attention portée à la parole d’Alice et la mise en évidence d’un vécu merveilleux depuis la T.H permet d'envisager l’hypothèse du cheminement psychique effectué par la mère, depuis notre dernière rencontre. Lors de l'annonce de la transplantation, les parents ont procédé à une « désidéalisation brutale de l'enfant merveilleux » pour parvenir, par la suite, à un discours et des comportements normalisateurs sur leur enfant depuis, transplanté. Deux ans après la transplantation, l’enfant a retrouvé un statut.

Cependant, ce surinvestissement de l’enfant à nouveau merveilleux est en référence par rapport aux autres enfants transplantés ou malades. Elle est merveilleuse par l’absence de complications médicales. Mme s’analyse par rapport aux autres qui sont sa référence.

Nous émettons l’hypothèse d’une enveloppe narcissique insuffisante et défaillante. Le don a permis de renforcer un narcissisme qui était défaillant. Ce réaménagement familial est une amorce de flexibilité dans le comportement maternel. Le lien est basé sur de l’affect par une reconnaissance positive de sa fille, et une valorisation. Ce qui a permis à Alice d’accéder à une parole d’échange et d’interaction avec autrui en pouvant exprimer ses désirs et ses difficultés.

Après un premier contact avec Alice, celle-ci m'interpelle tout en continuant à colorier un dessin (un bras valide, l'autre étant relié à des perfusions). La tenue du stylo est correcte. Alice :«  Je veux que tu colories avec moi, car je ne peux pas ».

Alice est maintenant dans la parole. Son langage est même soutenu et structuré.

De mon expérience avec la problématique de transplantation, j’ai observé que la relation est toujours difficile avec les enfants car les parents mettent une barrière entre l'enfant et les autres. Ils sont dans la maîtrise, le contrôle total.

Durant cette rencontre au pied du lit d'Alice, le bilan médical se poursuit, l’enfant devant rester une matinée dans son lit avec une perfusion et des contrôles toutes les heures.

(…)

Mme : «  nous vivons une vie normale… Alice a grandi, c'est une petite fille souriante, douce qui s'exprime bien  » .

Mme pointe l’importance de la verbalisation de sa fille ce qui dénote une évolution par rapport au premier entretien puisque, maintenant, la parole à un sens et une place.

Elle évoque les changements heureux survenus dans leur vie familiale, puis glisse dans la conversation qu'elle n'a pas pu reprendre son emploi de garde d'enfants.

Mme : «  On m'a répondu qu'avec un enfant transplanté ce n'était pas possible.  »

Mais en allant plus loin dans son raisonnement, elle précise : « je voulais partir à tout moment pour amener Alice à l'hôpital ».

(…) Continuant par : « oui, mais je n'aurais pas laissé l'enfant ».

Nous observons un paradoxe dans son discours. La notion de maîtrise du temps, de contrôler et d'échapper à cette maîtrise du temps sur la vie est prégnant tout le long de l'entretien. Ce renvoi constant au phénomène d’urgence est inscrit dans le processus même de transplantation par don intrafamilial, nous le retrouvons retranscrit dans l’étude de cas d’Hélène (c.f chapitre VI). L’acte médical, nécessitant une réhospitalisation, malgré les années, s’élabore autour de l’urgence de cette course contre la montre, contre la mort en cas de difficulté de l’enfant.

Nous pouvons nous interroger sur cette notion de temps pour Mme. J.M Martineau l’explique ainsi :

« “Se tenir”dans le temps, “soutenir”son temps implique de lui obéir, non pas de s’y soumettre, de s’y abandonner mais d’utiliser sa portée (sa portance et sa vitesse) pour briser son flux ou décoller. On ne lui résiste qu’en aiguisant son adresse (sa compétence inter – subjective : s’adresser à quelqu’un), qu’en risquant sa passibilité, qu’en “allant” – marchant – non sans respecter l’alternance (les cycles et rythmes) du temps qu’il fait et celle de l’ouverture/fermeture des portes du corps. » 1 17

Mme poursuit l'entretien en évoquant la transplantation : «   Nous avons eu de la chance, il n'y a pas eu de complications.. (…) C'est merveilleux. (…) Tout va très bien.  »

Elle se justifie par une rationalisation, une absence d’affect en contrôlant son discours secondarisé et une idéalisation de la situation par dénégation de la réalité.

Mme : « (…) Ce n'est pas grave si je ne travaille pas, je m'occupe. Quand j'ai le cafard, je téléphone à ma sœur si elle ne travaille pas, on va faire les boutiques ».

A l'évocation de la place de son mari : « mon mari, déjà au départ, je ne le voyais pas. Il travaillait toujours. (…) Maintenant c'est pareil. »

Mme contrôle tout par une maîtrise de la situation allant jusqu’à donner une partie de son foie. Paradoxalement, elle n’a pas de prise sur le temps de son mari ce qui semble permettre un équilibre psychique au sein du couple. L’évocation de cette absence laisse apparaître une fragilité de Mme, et une certaine souffrance, avec des sentiments qui lui sont propres.

Alice, en fin de matinée, interpelle sa mère en lui disant qu'elle a faim et qu’elle veut boire.

Mme :« Pour l’instant, tu ne peux pas, le bilan n’est pas fini. Je ne boirai et mangerai que si toi tu le fais et pas autrement. Je ferai comme toi ».

Le commentaire de la mère montre une relation fusionnelle mère/fille, en miroir, dans une mise en scène symbolique de cette parole qui s’est construite sur une écoute de la souffrance ou du désir de l’autre.

Nous pouvons émettre l’hypothèse que dans l’après coup de la transplantation, Mme est en train de mettre en place le lien mère-enfant défaillant dans la petite enfance d’Alice en raison d’une situation d’hospitalisation, favorisant un comportement de rupture de la relation par une intrusion du médical dans le corps et dans la relation psychique. Mais surtout, cet enfant attendu était porteur des rêves parentaux ; la maladie est venue rompre l’image d’un enfant merveilleux, prolongement de soi, pour être remplacé brutalement par une représentation d’un enfant malade. C’est en ce sens que les parents d’Alice ont dû se confronter à la « désidéalisation brutale de cet enfant merveilleux »

Mme me précise qu’elles ont repris ce qui s’est passé. Alice sait qu’elle a été transplantée et qu’elle est là pour le bilan de contrôle annuel, qu’un traitement médicamenteux et médical lui sera nécessaire toute sa vie. C’est pour cette raison qu’elle a une cicatrice sur le ventre.

Mme :« Montre-lui ta cicatrice. »

Alice lève son pull et montre sa cicatrice et dit :« Maman aussi à la même cicatrice que moi. »

Alice reprend cette relation en miroir par cette cicatrice en double, duplication de celle de sa mère. Il est intéressant de constater qu’Alice peut verbaliser ce mimétisme.

Je lui demande des nouvelles d’Emilie.

Mme : « Elle va mieux, mais elle est jalouse de ne pas avoir de cicatrice comme moi alors il a fallu lui expliquer que je l’aimais différemment et qu’elle avait été ma grande joie par sa naissance. Le plus difficile, c’est qu’Alice a du caractère depuis la transplantation et qu’elle manipule Emilie qui la laisse faire car elle a peur de lui faire du mal au ventre, et Alice en profite. N’est-ce pas Alice ? »

Alice écoute la télévision et d’une oreille entend les propos de sa mère. A l’apostrophe de cette dernière sur sa relation avec sa sœur, Alice reste silencieuse, contemplant son dessin animé, dans la même attitude que précédemment, lors de notre première rencontre où elle s’était réfugiée dans la construction d’un puzzle (cf. annexe 4).

Mme explique que la transplantation d’un enfant modifie forcément les rôles et places de chacun, et plus nettement, au niveau des fratries.

Nous devons interrompre l’entretien en raison de l’intervention de l’infirmière pour effectuer les gestes médicaux nécessaires à l’examen.

Conclusion s’investir auprès de son enfant

Cette mère fait l’épreuve d’une mise en débat de sa réalité intrapsychique et intersubjective. Lors de l’annonce de la maladie létale d’Alice, cet enfant survient non merveilleux brutalement. Pour compenser cette blessure narcissique et maintenir une cohésion interne à son désir de mère dans le projet porté par Alice, elle se justifie par une reconnaissance originelle de la défaillance organique d’Alice (« je l’ai vu immédiatement par rapport aux médecins »). Cette position de bonne mère s’accomplit par ce don d’une partie de son foie, renforcée par l’absence de complication organique qui a son tour renforce la position psychique de Mme d’accéder au statut de mère suffisamment bonne  (D.W Winnicott).

Ce retournement permet à Alice de retrouver un statut d’enfant merveilleux. Cependant, ce constant contrôle jusqu’à être donneur est primordial pour Mme évitant l’effondrement psychique. Certains éléments familiaux sont manquants pour comprendre les origines générationnelles de ce processus psychique.

Nous concluons en citant J. Guillaumin :

« Le pouvoir de l’homme ne devait parvenir que de refuser le heurt avec le roc de ce qui le borne du coté de son passé, et qui figure la part de nécessité qui comporte son destin : d’être « jeté au monde » (ainsi que Sartre, justement, a dit dans sa période « existentialiste ») et d’avoir, à ce titre, à faire son imaginaire en accord, plutôt qu’en rupture, avec la réalité, regardée sans « masque » (Serge Leclaire, 1976) » 1 33

Notes
1.

17 Martineau J-P. (1991), “Présentation : entre – temps”, p 2.

1.

33 Guillaumin J. (1983), “Psyché, études psychanalytiques sur la réalité psychique”, p126.