1-2 Vignette clinique de M. et Mme Fabrice, ou,
« Un combat pour la vie…. le visage de la mort »

L'état de Fabrice est très tôt décrit par les médecins, comme, alarmant. Il est inscrit sur les listes pour une transplantation dès qu'un don sera disponible143. Fabrice est transplanté à l'âge d'un an, en raison d'une maladie génétique par un donneur extrafamilial. L'annonce de cette maladie est vécue par les parents comme "un effondrement" selon leurs termes.

Avant la transplantation, la vie familiale s'était organisée autour de Fabrice, de ses parents et de la famille élargie (grands-parents, oncles/tantes maternels et paternels). Les parents expriment leurs détresses face à la maladie de leur enfant qui ne s’améliore que peu depuis la transplantation et se détériore brutalement pour revenir à la normale. Cette position semble au demeurant une situation favorisant un état anxiogène parental que nous ne pouvons contester.

Nous allons retracer succinctement l'émergence de la violence psychique mobilisée par l'acte de transplantation. Fabrice et ses parents sont conduits à des hospitalisations régulières de l'enfant pour de multiples complications. 5 ans se sont écoulés, 5 ans d'hospitalisations ponctuelles, de reprises au bloc opératoire, d'angoisses de mort, de combats pour la vie de leur enfant, pour leur vie individuelle. Lors d'une énième hospitalisation de Fabrice, à ses six ans, remettant en cause la première transplantation, la situation anxiogène est prépondérante. Les parents s'effondrent physiquement (pleurs, somatisation…) et psychiquement (révolte verbale…). Cette violence constante, où leurs défenses internes sont sollicitées, ne parvient plus à contenir la source anxiogène face à la mort de leur enfant dont leur douleur prend racine dans une transmission plus lointaine...

Cette rencontre clinique a été choisie parmi des rencontres ponctuelles lors d’hospitalisations répétées. L’annonce aux parents d’une potentielle re-transplantation de Fabrice, en raison d’un rejet massif du greffon144, met ceux-ci face à une situation de conflictualité favorisant l’expression de souffrances psychiques, s’inscrivant dans du générationnel, contenue jusque-là par un discours purement médical.

Les parents expliquent n’avoir qu’un seul enfant et émettent le souhait d’un second, imaginé et espéré, avant la naissance de Fabrice pour « lui donner un frère ou une sœur ». Cependant, ils se refusent à tenter d'en avoir un autre, comme l'exprime Monsieur : «  pour qu'il soit malade comme Fabrice ». En raison d’une pathologie génétique personne ne peut leur assurer l’absence de maladie pour leur futur fœtus.

Ils ajoutent que ce nouvel enfant pourrait contaminer « le petit Fabrice ». « D'autant plus, explique monsieur, nous ne ferions rien contre Fabrice. Il passera toujours avant. »

Mme se risque à exprimer un désir d'enfant plus affirmé et prononcé que ne le fait monsieur. Elle envisagerait même d'encourir les risques d'une nouvelle grossesse. Son élan est immédiatement réfréné par une mise en mots, en garde virulente de son mari sur les angoisses encourues par un tel acte. Lui se veut plus intransigeant sur ce sujet, repointant les faits relationnels existants (conflits familiaux importants) justifiant du projet de couple de ne pas avoir un autre enfant. La potentielle létalité de Fabrice les laisserait sans enfant, et paradoxalement, avoir un autre enfant serait le « remplacer ». Ce dilemme cornélien les laisse en souffrance car aucune des deux solutions ne trouve à leurs yeux un apaisement psychique.

L'effondrement parental, à l'annonce de la transplantation, se cristallise par la réaction des parents de Monsieur qu'ils identifient comme « des faits révoltants ».

Monsieur : «  A la maladie de mon fils, mes parents se sont proposés de s'occuper de Fabrice en nous signifiant "Vous êtes trop jeunes, donnez-le nous, on va s'en occuper […] Ils sous-entendaient bien sûr : " Faites un autre enfant car celui-là on va s'en débarrasser de toute manière, on ne peut rien en faire. Il vaut mieux qu'il meure." Moi aussi, j'ai toujours été le vilain petit canard car j'avais une malformation physique, des pieds à l’envers. On m'a opéré. Ils m'ont caché, je n'étais pas comme les autres. J'étais brun, je ne leur ressemblais pas. »

A l'interpellation faite à Monsieur, sur l'origine de ses liens de filiation et d’affiliation, la question restera en suspend.

Il évoque, à ce moment-là, une relation entretenue par ses parents avec sa sœur comme étant basée sur l’assujettissement du sujet.

« Ma sœur a été cachée durant des années, elle aussi était malade. […] On a commencé à la sortir lorsque ma femme est intervenue. […] Avant l’annonce de la maladie de Fabrice, mes parents s’occupaient de lui. Lorsqu’on a appris la maladie, ils ont dit : il faut qu’il meure. Ma femme voulait toujours tout arranger. Elle ne me croyait pas quand je lui disais que ce n’était pas possible. »

[…]

L’expression « la sortir » est anecdotique.

Monsieur poursuit ainsi : « Un jour, Fabrice allait très mal. On ne savait pas s'il allait tenir le coup. Mes parents sont venus avec le cercueil sur le toit de la voiture puisqu'ils étaient persuadés qu'il allait mourir. Ca était la rupture depuis, je ne les ai jamais revus. De toute manière, je n'ai jamais dit : mes parents. Je dis à mon frère, « tes parents ». Je ne revois plus ma sœur qui est totalement sous leur emprise. Elle voulait se marier, avoir des enfants, mes parents ont tout fait pour que cette relation ne dure pas. Maintenant, elle vit avec eux ».

Quant à Mme, elle décrit sa famille comme étant issue d'un milieu défavorisé, avec un père violent en raison d’un alcoolisme chronique n'accordant que peu de place à ses nombreux enfants.

Monsieur répond de façon virulente par son désaccord. Mme lui rétorque qu’il n’a connu son père que sur le tard, mais que la vie à la maison était loin d’être idyllique. Monsieur insiste en disant que quelques verres ne peuvent être considérés comme de l’alcoolisme. Mme maintient sa version et lui fait entendre que c’est sa propre famille et qu’elle est en droit d’avoir son opinion. C’est le seul moment où le couple exprimera un avis divergent maintenant un positionnement individualisé.

Les liens générationnels sont confusionnels dans l’histoire de Monsieur. Les enfants ne sont jamais élevés du côté maternel par les parents directs, mais par des personnes possédant un autre lien de parenté. On observe de plus des retournements ; ainsi la mère de Monsieur n’a pas été élevée par sa mère mais s’occupe à son tour de cette dernière. Quant à Monsieur, élevé par le frère de sa mère, nous trouvons ainsi sur son parcours des inversions et des confusions dans les liens de filiation et d’affiliation. La maladie d’un enfant entraîne aussitôt son rejet par le groupe parental. La malformation physique, anatomique ou physiologique, est vécue en rejet de l’enfant ainsi né.

Si nous revenons à la malformation physiologique de Monsieur, qui dans sa formulation peut être anecdotique, monsieur se définit comme ayant eu “des pieds à l’envers” et remis à l’endroit par une intervention chirurgicale. Ceci nous renvoie à l’histoire d’Œdipe dont la présence d’une trace sur son pied le faisait enfant de Laos et Jocaste. Cette trace était méconnue par ses parents, mais cette cicatrice indélébile sur le pied d’Œdipe devait l’inscrire dans la lignée de Laos et Jocaste et à la fois être sa perte car non reconnue par ses parents. Quant à Monsieur, à la différence d’Œdipe, la connaissance par ses parents de cette trace sur son pied n’est pas reconnue par ses parents en raison de la présence sur son corps d’une cicatrice, trace de la malformation, et de même, pour leur petit-fils en raison d’une situation analogue. Cependant, ce qui diffère en Fabrice est justement que cette cicatrice devient élément réparateur et qu’elle inscrit son père et lui dans un lien de filiation direct mais les dé-inscrits du reste des générations, selon un processus d’auto engendrement niant les ancêtres paternels.

La transmission générationnelle ne s’opère pas dans un lien de filiation ; nous observons une rupture de la transmission et un déplacement du côté de Monsieur vers son oncle qu’il identifie comme « père ». La preuve en est, cet oncle a donné des pièces de monnaie à Fabrice, pièces transmises de génération en génération dans la famille. Mais là aussi, cet oncle ne transmet pas à ses fils…Par cet argent monnayé, cet oncle n’essaie-t-il pas de réparer la faute parentale en s’en dédouanant par un paiement symbolique ?

La faille de la transmission se trouve marquée d’absence à deux niveaux, celle du génétique, toute descendance transmet une part commune, et celle de l’identité familiale, transmettre, c’est recevoir et redonner.

Mais ce père vit cette transplantation comme une reprise métaphorique de la défaillance familiale dans la transmission. Expliquons-nous ici sur ce point. Les parents de Monsieur sont dans l’impossibilité de réparer cette défaillance dans le transmis organique, de même, Monsieur F ne peut à son tour réparer la pathologie de Fabrice uniquement que par l’intervention d’un tiers, le don extrafamilial. Nous retrouvons sur deux générations des réparations organiques et psychiques gérées par un tiers extérieur à la cellule de base père-mère-enfant. Cependant, par la situation de T.H de Fabrice une amorce de réparation de la dette et de la culpabilité mais aussi de la faute des parents de Monsieur est acquittée par ce dernier en assumant la maladie de son fils.

A la différence de ses parents qui ont renié et dénié les enfants porteurs d’une tare familiale jusqu’à en rejeter la parentalité, Monsieur, en rompant tout lien avec ses parents, structure son organisation familiale sur un modèle d’auto engendrement, d’idéalisation d’une nouvelle famille à l’image de lui-même. Cette situation traumatique de T.H a mis en exergue les failles colmatées qui n’ont pu résister à une telle répétition de la problématique familiale. Le manque d’identification, suffisamment sécurisante et reconnaissante laisse, chez Monsieur un narcissisme faiblement structuré.

Dans le choix amoureux, Monsieur prend appui sur Mme, et inversement, tous deux étant le double de l’autre, ils possédent une histoire familiale tout aussi douloureuse. D. Anzieu qualifiait de tels couples de gémellaires fonctionnant sur un mode d’une illusion duelle.

« Ils n’ont pas acquis, chacun de son côté, un moi-peau relativement autonome.[…] Il s’agit dans l’illusion duelle (ou gémellaire), de reproduire et de perpétrer une expérience spéculaire plus primitive, où la mère qui tient l’enfant dans ses bras lui montre, dans la glace, le couple qu’elle forme avec lui, à la différence près que chacun des deux jeunes gens se voit réciproquement porteur de l’autre et indicateur de l’union du couple. »145

Mme s’inscrit, elle aussi, dans une histoire faite de rejet et de violence. Monsieur et Mme ont été confrontés à une violence parentale dans l’investissement et l’attachement reçus. Violence physique et violence psychique qui font de leurs parents, des couples maltraitants dont l’origine de cette violence ne peut être que posée sous forme d’hypothèses au vu des éléments fournis.

En ce qui concerne Mme, l’explication en est plus classique : l’alcoolisme d’un père, les difficultés financières en raison du grand nombre d’enfants à charge, dernière enfant d’une fratrie entraînant un investissement maternel précaire, sont autant d’éléments qui justifient cette incapacité de la part de ses parents. Pour Monsieur, les raisons en sont plus obscures et demanderaient un travail clinique étoffé pour parvenir au nœud, point de rupture initial, dans la transmission transgénérationnelle. Le postulat, qui peut être émis, est à rechercher dans ce rejet de l’enfant malade. Cet enfant venu au monde n’a pu réaliser les attentes parentales en raison de sa dysmorphie ; venait-il évoquer un ascendant ou une répétition d’un même fait ou d’une relation adultérine ?

Monsieur est d’autant plus en souffrance que l’annonce d’une nécessaire retransplantation de Fabrice le renvoie à l’impensée familiale. Cette fois, il fera la proposition de se porter donneur vivant pour son fils. Mme fera de même, pourtant des problèmes morphologiques évidents augurent d’une réponse négative. La retransplantation a peu de chance de réussite en raison d’une complexité opératoire due à la première transplantation et aux interventions multiples ayant détérioré les modes de raccordements organiques. Les parents ont conscience de cette réalité, et ont mesuré toutes les conséquences, mais ils sont prêts à une nouvelle retransplantation, si nécessaire : « on aura fait tout ce qu’on pouvait. On ne pourra jamais se dire qu’on a laissé faire. » diront-ils, dans une pensée commune.

Conclusion du cas :

La violence de la mort constante figurée par le comportement des grands-parents paternels, en déposant ce cercueil, et en verbalisant un désir de mort à l'encontre de leur petit-fils, est une effraction psychique, pour ces parents d'une mise à mort symbolique et d’absence de reconnaissance de Monsieur en tant que fils et père. Cette violence de la transmission générationnelle vient réinterroger Monsieur sur sa propre place de fils inscrit dans une lignée.

L’absence de place a une incidence, sur celle de père qu'il détient et sur la prise de position pour son fils. En étant père de son fils, il donnait naissance et réparait cette transmission défaillante. La réalité d'une transmission, cette fois physique, d'une pathologie génétique entraînant la mort, est d'autant plus vécue sur un mode culpabilitaire.

La tentative de réparation de cette défaillance dans la transmission devient signe d'appartenance pour ce père d'une reconnaissance filiale, puisque, lui-même est né avec une malformation. Cette trace physique fait trace dans l'histoire familiale comme élément réparateur. Donner naissance à un nouvel enfant, au risque qu'il soit non malade, mais sain, serait une trahison du lien de filiation. Cet enfant malade permet d'autant plus à ce père une réparation, puisque, lui permettant une projection et une identification à l'enfant qu'il a pu être.

Selon Bergeret, la violence fondamentale « tendance aux fondations de toute structure de la personnalité quelle que puisse être cette structure […] il ne s'agit pas d'une violence sexuelle mais des fondements d'une véritable lutte pour la vie. [Elle a] une force vitale présente dès l'origine de la vie. »146

C'est ainsi que, pour Fabrice et ses parents, la nécessité de transplanter, espace de rupture, a réactivé une violence inscrite dans l'histoire familiale. Cette violence de la transplantation a favorisé l'émergence de la violence des conflits familiaux masqués jusque-là.

Notes
1.

43 Lors de la transplantation de Fabrice, seule la transplantation par donneur extrafamilial existe.

1.

44 Non pas de type somatique, mais en raison de complications purement chirurgicales.

1.

45 Anzieu D. (1996), “Créer – détruire”, p 246.

1.

46 Bergeret J. (1984), “la violence fondamentale”, p 9.