2- Culpabilité–dette–acquittement : dépassement ou enkystement

2-1 Aspects généraux

Nous venons de rappeler succinctement le contexte traumatique vécu par les parents devant l’inévitable transplantation de leur enfant par don extrafamilial. Cette douloureuse épreuve s’exprime par un sentiment de culpabilité et par une “rencontre” avec l’acquittement d’une dette symbolique.

Les parents vont, de fait, être confrontés à cette dette envers le donneur qui a sauvé leur enfant. Mais ils sont aussi liés à cette culpabilité de l’attente d’un don, en fait d’une mort, pour pouvoir faire vivre leur enfant. Mme J l’exprimait fort bien lorsqu’elle relatait ceci : «  lire le journal chaque jour dans l’attente d’un accident de la route pour sauver Jérôme ». Comment Mme J ne pourrait-elle pas éprouver de culpabilité ? Ce sentiment est à notre sens le reflet d’une santé mentale.

La capacité des parents à élaborer sur le sens de ce don et de ces implications leur permet de construire un dépassement de cette culpabilité par l’organisation d’une dette qui ne peut être que symbolique. La dimension de la culpabilité est d’autant plus importante en raison de ce souhait ou de cette attente de mort à l’encontre d’un autre individu. Ils ne peuvent être que dans une attente passive du potentiel don qu’ils ne pourront jamais réparer en actualisant par une réponse similaire, à la différence des parents par don intrafamilial.

Cet impayé restant, alors, en dette constante. Les parents cherchent un mode de résolution de cette conflictualité. Deux modes d’élaboration symbolique sont repérables. Les premiers147, organisent sur un mode symbolique une forme de rituel pour le donneur. C’est ainsi que le donneur prend place dans l’histoire familiale. Cette place en est symbolique et prend forme par des offrandes (achats de cadeaux, pour le jour anniversaire, portés par l’enfant transplanté, rituel de prières et de remerciements adressés par les parents receveurs aux parents donneurs). Le lien imaginaire au donneur revêt une ambivalence à la fois objet aimé, idéalisé et objet haï, crainte d’une place prise pour la survie de leur enfant. Les seconds conçoivent le don comme venant s’inscrire dans l’histoire familiale et devenant une partie constitutive de leur enfant qui vient réparer ce dysfonctionnement. L’acquittement de la dette et de la potentielle culpabilité parviennent à se structurer en remodelant les représentations, identifications, idéaux en fonctions de ces nouveaux paramètres qui viennent s’inscrire dans l’histoire générationnelle familiale au sens large.

Les parents dont l’enfant est le receveur, de façon générale, conçoivent leur souffrance comme moins douloureuse par rapport aux parents donneurs anonymes qui ont consenti à donner un organe de leur proche en état de coma dépassé. Les « parents receveurs » vivent une dette symbolique de devoir accepter et subir les événements par respect pour le donneur et sa famille (cf. les parents de Jérôme). Le poids de la dette se déplace parfois sur l’équipe médicale (cf. Marie) ou encore elle peut-être idéalisée créant des liens de

dépendance dont la séparation est douloureuse (cf. Mathieu)148.

Le travail de « transmission par un don psychique » a pu être observé selon les deux axes du générationnel : inter et trans. Il est vrai que nous avons souvent utilisé le terme de générationnel sans spécifier si nous avions à faire à de l’inter ou à du trans pour des raisons cliniques. Observer le travail du générationnel dans la globalité de la problématique de transplantation est un fait incontesté et incontestable. La situation d’urgence à transplanter situe le travail psychique face à une écoute de la conflictualité traumatique individuelle et groupale. La mobilisation dans une approche thérapeutique n’a pas lieu d’être dans notre dispositif de recherche ce qui complexifie l’atteinte d’une des parties du générationnel, celui du trans.

Le transgénérationnel est cette forme immatérielle d’une transmission qui s’articule dans une chaîne d’ascendants. La situation traumatique de transplantation ne fait que réveiller des traumas déjà produits qui n’ont pu s’élaborer ou dont le travail de deuil ne s’est pas réalisé. L’activation du traumatisme de transplantation met en défaut la transmission comme une rupture dans la chaîne symbolique des générations. J. Guyotat précisait « pour qu‘un lien de filiation puisse se construire ou se maintenir, il faut qu’une identification aux différentes positions de l’ascendant ou du descendant soit possible. »149. L’intergénérationnel est ce qui se joue entre et à travers les générations dans un lien de linéarité entre deux générations successives. Cette part du générationnel est plus facilement observable dans un contexte de rencontres cliniques lors d’un suivi à court terme. Ceci nous renseigne sur les processus de filiation (rapports de lignée, de descendance qui unissent deux générations) et d’affiliation (appartenance ou existence de liens).

Pour conceptualiser notre théorie sur le dépassement et l’enkystement, nous nous appuyons sur les travaux de R. Kaës (1996) lorsqu’il expose la notion de transmission avec dépassement où une résolution du transmis positif s’opère pour le sujet.

Par contre, il l’oppose au transmis sans transformation qui porte sur le défaut de symbolisation et de l’introjection. Nous préférons le terme enkystement qui stipule l’existence d’un « kyste », forme pathogène (bénigne ou maligne) bloquant le processus provisoirement ou durablement en fonction de la forme pathogène. Nous observerons au cours de l’étude de cas de Linda la forme la plus sévère d’enkystement qui opère un retournement de la situation pour faire « disparaître » toute forme de culpabilité et de dette.

Pour mettre en lumière cet aspect théorique de la transplantation à partir d’un donneur extérieur à la famille, nous prendrons appui sur deux situations familiales : la première est une vignette clinique qui retrace le travail d’élaboration d’un couple parental en inscrivant leur enfant dans ce cheminement psychique, la deuxième est une étude de cas qui relate toute la complexité de la parentalité soulevée par la transplantation du fait d’une inscription dans une antériorité.

Notes
1.

47 Si nous nous appuyons sur les études déjà citées, la situation de Marie en est l’archétype.

1.

48 Ce constat nous renvoie à la situation de Mathieu que nous avons été amenés à rencontrer en raison d’une difficulté à venir au bilan depuis son transfert dans le service adulte. Ce jeune homme transplanté à ses douze ans viendra régulièrement dans le service de pédiatrie. Aujourd’hui encore, il ne parvient pas à aller dans le service des adultes, préférant user et abuser de «  dérogation  » en «  dérogation  » fictives, même à l’approche de ses vingt ans. Le lien de dépendance va au-delà d’une simple connaissance des lieux, il s’agit d’une inscription de l’enfant transplanté devenu adulte dans une reconnaissance symbolique d’appartenance à un groupe de référence.

1.

49 Guyotat J. (1995), «  Filiation et puerpéralité », p 162.