2-2 Les parents d’Ophélie, ou, « une transplantation pour une bicyclette »

Ophélie a 3 ans et demi ; c’est une petite fille tonique en attente de transplantation. Son ventre proéminent et son teint jaunâtre ne laissent nullement l’enfant désarmé, elle respire de dynamisme. Il faut préciser que le contexte familial se prête à cette démarche. Mme est une mère attentive, mais distanciée de son enfant, ce qui permet à Ophélie de se risquer dans les activités de jeux en dehors de sa mère. Monsieur est en souci pour son enfant se sentant plus démuni pour « gérer la situation, ma femme est plus douée, moi, les hôpitaux, vous savez, je n’ai jamais aimé ça. » Ce qui ne l’empêche pas de relayer son épouse quand elle exprime une lassitude.

Les parents sont très entourés par la famille élargie qui accepte la maladie d’Ophélie, aide et soutient le couple. L’atteinte organique n’est pas identifiée comme particulière mais plutôt comme exceptionnelle et de ce fait ne revêt pas un caractère d’étrangeté. Par ailleurs, un accompagnement familial étayant a favorisé le développement normal de l’enfant sur un plan psychologique, si ce n’est l’évidence d’un dysfonctionnement organique. Ophélie s’alimente difficilement en raison de la pathologie invalidante mais les repas ne s’entourent d’aucun rituel et elle effectue ses nuits dans son lit.

Je rencontre régulièrement la famille depuis l’inscription d’Ophélie sur les listes de transplantation, c’est-à-dire lors de la rencontre semi-directive en présence de Mme et d’Ophélie (Monsieur n’étant pas présent ce jour-là), puis lors des hospitalisations de jour pour le bilan et les contrôles en attendant un potentiel don. L’enfant n’est pas prioritaire sur les listes puisque d’autres enfants, requérant une transplantation en urgence ou super urgence, sont inscrits avant elle. La famille sait que la transplantation aura lieu, un jour, sans précision d’échéance, mais avec l’inquiétude de la disponibilité d’un don au moment venu.

Suite à plusieurs rencontres avec Mme, celle-ci prend rendez-vous pour évoquer avec Ophélie l’incapacité commune du couple à expliquer à leur fille la situation de transplantation vécue.

Ophélie a donc trois ans et demi. Mme évoque la position du couple d’essayer de faire vivre à Ophélie une vie la plus « normale » possible, en fonction de ses potentialités physiques. Ophélie ne peut participer aux séances de sport proposées dans le cadre scolaire. Lors d’une épidémie de maladie infantile, Ophélie est retirée de l’école pour la protéger d’une transmission potentielle pour laquelle elle n’est pas immunisée, en raison de la fragilité de son foie. Les motifs de suspension scolaire sont purement médicaux et ne sont pas une volonté des parents. De plus, ils ont dû affronter un milieu scolaire hostile à prendre le risque de scolariser l'enfant à cause de « ce gros ventre »proéminent et des dangers encourus par l’enfant en cas de chute.

Les parents tenaient à cette scolarisation : « Quand on a un enfant malade, on s’occupe plus de lui et on « oublie » les autres. On est plus indulgent et son frère aussi, alors, elle joue à la petite chef et abuse de sa situation. Par contre, à l’école, il faut qu’elle s’adapte, de plus elle n’aurait pas compris pourquoi elle ne serait pas allée à l’école puisque de chez nous elle voit les enfants dans la cour de récréation. »

Mme poursuit en exprimant le désir du couple d’aider au mieux leur fille dans le fait de devoir être transplantée car eux-mêmes se qualifient de démunis face à la situation. Mme entend que leur parole de parents donnera sens à la transplantation, et pour ce, elle veut pouvoir expliquer à Ophélie ce qui se passera au moment de l’intervention chirurgicale et les raisons de cette attente.

Mme formule alors à Ophélie la raison de sa démarche d’être venue me rencontrer : besoin de savoir ce qu’Ophélie a pu comprendre de la transplantation, désir commun avec son mari de l’accompagner et de l’aider en tant que parents.

Ophélie : « quand je serai transplantée, je pourrai faire du vélo comme les autres enfants.»

Voilà le sens qu’elle donne à sa transplantation. L’enfant ne peut faire de bicyclette en raison de son ventre trop proéminent et des dangers encourus par une telle activité physique. Ophélie, malgré un déploiement sans compter de son énergie, est très rapidement limitée ce qui la met dans une colère noire. Dans le bureau, elle met en action son souhait, se lève et mime une promenade à bicyclette.

Mme explique par des mots simples à l’enfant les raisons de la transplantation et ce qui s’y produira. Ophélie est revenue s’asseoir auprès de sa mère et écoute celle-ci avec attention, pour une enfant de son âge, et termine par : « je pourrai faire du vélo…. Mon ventre gros ». Sa mère lui explique qu’après la transplantation elle n’aura plus de « ventre gros ». Mme se sent soulagée et déculpabilisée en donnant du sens à la transplantation. Par cette verbalisation, Mme donne vie à ce don, futur, qui devient une élaboration psychique familiale.

Ophélie prend la feuille à disposition sur la table et dessine un énorme bonhomme qui couvre toute la feuille. Ce bonhomme têtard n’est pas en décalage avec son âge (cf. dessin n° 8) ; ce qui nous interpelle, c’est la place prise par le bonhomme sur la feuille. L’enfant matérialise sa vision de son corps comme une grosse boule, bien encombrante, où émergent deux petites jambes chétives pour porter cette énorme masse. Le visage exprime une certaine tristesse. Mme, à la vision du dessin, montre son étonnement de la représentation du corps perçu par sa fille.

Mme : « Mais il n’a pas de corps et de bras ton bonhomme ? »

Ophélie fait signe de la tête que son bonhomme est très bien et ne veut rien changer. Mme constatera que l’enfant n’a pas compris où se situe son foie malade. Elle lui montre sur son propre corps, puis sur celui d’Ophélie. L’enfant est sage et écoute sa mère lui expliquer ce qui se produira pendant la transplantation. Ophélie répond en s’adressant à moi : « après j’aurai un vélo avec des petites roues ». Tout étant résumé par cette phrase, l’enfant demande à sortir pour aller jouer. Mme reste et semble terrassée par la vision de cet énorme bonhomme.

Mme : « on parle tellement du corps, à la maison, à l’hôpital avec les médecins, qu’on était persuadé qu’Ophélie avait compris les modalités d’une transplantation du foie, et puis, non. »

Elle envisage avec son mari de reprendre avec ses enfants150 l’anatomie du corps humain avec l’aide d’ouvrages adaptés. Elle constatera qu’ils n’ont jamais abordé avec Ophélie le dessin du bonhomme, ni expliqué son fonctionnement ; ce qu’elle avait fait par ailleurs avec son premier enfant au même âge.

Mme explique alors que la transplantation est énoncée et non parlée entre eux.

Les parents sont dans une telle difficulté à penser la transplantation, déjà pour eux-mêmes, qu’ils en oublient de la verbaliser auprès de leur enfant transplantéet de la fratrie restante. Le paradoxe réside dans une outrance de verbaliser le corporel et du peu de place accordé pour une représentation psychique de ce qui est mis en acte dans une transplantation.

6 mois plus tard…

Ophélie a été transplantée 6 mois plus tard, sans complication particulière. Elle rentre rapidement chez elle. Les parents ont été très présents, entourés dans cette épreuve par les grands-parents paternels, proches géographiquement. Lors de la venue d’Ophélie, pour le premier bilan post - transplantation, celle-ci arrive sur son vélo rouge et pédale à fond dans le couloir du service pour le montrer à tout le monde.

Quant à la marche, elle est plus assurée, son ventre ayant perdu en volume, mais elle garde sa démarche titubante comme trace de ce passé. Madame et monsieur sont venus, tous deux heureux de montrer leur enfant et ce vélo qui les a fait tenir tous trois dans l’espoir de voir Ophélie pratiquer cette activité.

Sur un plan psychique, l’enfant et les parents sont dans l’euphorie de la transplantation réalisée et se laissent aller à vivre autre chose qu’une situation anxiogène. Cette phase, au-delà de la transplantation, se traduit par une euphorie collective et se retrouve, quelle que soit la transplantation, dès que celle-ci se conclut par la survie du receveur. Les protagonistes ne sont pas dans une capacité d’élaboration psychique, pourtant le passage du psychologue rassure, comme si les parents pressentaient la phase dépressive qui s’ensuit. Ce temps est alors le moment privilégié pour mettre en mots la souffrance vécue et le sens attribué à ce vécu dans l’histoire actuelle et générationnelle et met en travail la « transmission par un don psychique ».

Mme revient seule quelques mois plus tard me demandant à nouveau une rencontre. Elle m’expose ses inquiétudes au sujet d’Ophélie quoique sereine après la transplantation. Elle évoque le temps pris avec son mari, avant la transplantation, pour expliquer à Ophélie ce qui allait se passer, et après la transplantation, pour expliquer ce qui s’était produit. Elle ne comprend pas ce qui a pu modifier le comportement de l’enfant si brutalement. Mme décrit Ophélie comme irritable, grincheuse, agressive et souvent en pleurs sans motif apparent. Mme explique rapidement que son mari n’a pu venir à l’entretien car

Dessin n° 5 Ophélie
Dessin n° 5 Ophélie

il vient de subir une opération abdominale bénigne.

Dans un second temps de la rencontre, je reçois donc l’enfant et Mme. Ophélie me montre aussitôt comment elle peut courir. Elle s’assoie sur la chaise à côté de sa mère et prend la feuille à sa disposition et dessine un bonhomme bien plus petit, à la morphologie toujours construite autour d’une tête – jambes, mais cette fois, les jambes sont proportionnelles à la grosseur du dessin. Je lui renvoie que le bonhomme a de belles jambes pour marcher un peu comme elle depuis sa transplantation.

Ophélie acquiesce. Mme se lance dans une tirade sur la transplantation étant persuadée que les difficultés rencontrées par sa fille se situent autour de cette problématique, car elle, en tant que mère, en a souffert. Mme lui explique qu’elle était enceinte et qu’Ophélie était malade dès sa naissance. Elle associe à ses propres paroles une représentation graphique de ses dires en dessinant une femme enceinte et un foie sur la feuille tout en racontant la transplantation puis complète le dessin de sa fille en mettant un trait sur le corps du bonhomme pour distinguer le ventre, les bras et la cicatrice.

L’enfant reste sans réaction aux différentes interventions de sa mère ou de moi-même. Elle laisse apparaître même quelques signes d’énervement. Je lui fais part de mon contre-transfert sur son bonhomme qui présente une barre sur le front comme s’il était en soucis mais les adultes n’en comprendraient pas les raisons. Nous nous demandons si elle est en souci par rapport à la transplantation. Elle prend son crayon et barre violemment les trois dessins dans un mouvement agressif et compulsif.

Psy : « Tu veux nous dire que tu as un souci mais ce n’est pas la transplantation ? »

Ophélie fait un signe affirmatif de la tête et prononce un seul mot : « papa ». Mme : «  tu t’inquiètes pour papa ? » interroge-t-elle avec étonnement.

Ophélie pourra exprimer à sa mère ses inquiétudes par rapport à son père en raison de l’opération « dans le ventre » dira-t-elle et montrera la cicatrice barrée sur le dessin. L’enfant, par cette opération paternelle, met en place les liens qu’elle ne parvenait pas à faire jusque-là et dont l’accompagnement parental a favorisé l’émergence d’une symbolisation. Ophélie met en scène les angoisses restées internes durant la transplantation, permettant d'amorcer un travail sur trois séances. Mme accompagnait Ophélie, monsieur étant en convalescence. Les dessins suivants mettaient en image des maisons aux nombreuses fenêtres et aux multiples soleils noirs ou aux visages déformés par la douleur ou les grimaces. Les dessins exprimaient de manière confusionnelle sa souffrance et celle de son père. Mme était présente pour déposer des mots suffisamment étayant pour aider Ophélie à dépasser la phase dépressive.

Dessin n° 6 Ophélie
Dessin n° 6 Ophélie

Progressivement, les dessins retrouvent des couleurs et au cours d’une séance, Ophélie dessine sur une feuille un bonhomme avec une trace béante provenant d’une opération sur le corps, et les mains enfin représentées pareilles à des soleils, bras tendus pour atteindre quelque chose. Le soleil, tel le père, est au-dessus en protection, mais l’enfant est seule et triste.

Dessin n° 7 Ophélie
Dessin n° 7 Ophélie

Il est proposé à Mme de poursuivre un travail thérapeutique dans sa ville de domiciliation étant donné que les bilans physiologiques sont revenus à la normale ; l'enfant n'a pas de raison de revenir dans le service d'hospitalisation avant le prochain bilan dans six mois.

A ma connaissance aucun travail thérapeutique n'a été entrepris ensuite par les parents. Le père devait regagner le domicile quelques jours après cette rencontre.

En conclusion :

La situation prototypique d’Ophélie laisse apparaître une modification du transmis générationnel en raison de ce don. Cependant, l’acte ne produit pas une conflictualité générationnelle mais au contraire les potentialités familiales permettent une restructuration constructive de l’entité groupale en tenant compte de ces nouveaux paramètres. Ils s’inscrivent dans une composante restructurée à la fois pour Ophélie, pour eux en tant que parents, et pour la famille élargie.

« La transmission par un don psychique » s’élabore pour les parents à travers une reconnaissance de l’enfant transplanté comme élément constitutif du système familial. Malgré la gravité du traumatisme encourue par ces parents, ils parviennent à dépasser le trauma. L’opération chirurgicale de monsieur, elle aussi abdominale, révèle la souffrance du couple qui parvient tout de même à mettre en sens auprès d’Ophélie la situation vécue par le père et par l’enfant.

La transmission n’est plus linéaire. Elle s’inscrit autour d’un don psychique, en effet les parents d’Ophélie transmettent une reconnaissance de l’enfant transplanté et placent le don organique comme constitutif de leur enfant. Ils prennent possession de la nouvelle entité transmettant symboliquement la vie par cet accompagnement à la fois proche mais distancier ; ils ne font pas corps avec leur enfant.

Ce travail d’élaboration parentale vers un dépassement de la problématique est rendu possible dans la situation clinique en raison d’une structuration parentale suffisamment « narcissisée » et d’une famille élargie collaborant à l’inscription des parents d’Ophélie.

« La transmission par un don psychique » est alors un organisateur positif pour le devenir de l’enfant transplanté. Elle est un maillon qui vient faire trace dans l’histoire familiale. Cependant, certaines familles parentales ne permettent pas ce déploiement. Les parents de Linda nous feront percevoir une situation d’enkystement dans le traumatique en raison d’une fragilité parentale narcissique et – ou familiale, à l’opposé de celle d’Ophélie qui a développé l’aspect théorique d’un dépassement du trauma.

A travers la retranscription du vécu parental de Linda, nous allons travailler cette question d’une « transmission par un don psychique » subissant un enkystement dans le trauma en raison de la T.H de leur enfant.

Le processus de « transmission par un don psychique » est alors déstructuré et sera déstructurant pour l’avenir de l’enfant transplanté.

Notes
1.

50 Le frère d’Ophélie subit de plein fouet l’absence parentale et les angoisses familiales pour Ophélie qui devient une rivale par l’attention constante de leurs parents et par l’attention qu’il lui accorde afin de ne pas la blesser dans ses jeux par peur de sa mort…