2-3-3-3 En post-transplantation : un an après

A mon arrivée dans le service, une dame, que je ne reconnais pas sur le moment, m’interpelle. Elle me rappelle que nous nous étions vues lors de la transplantation de sa fille, Linda.

Elle apparaît pour la première fois souriante, détendue et heureuse malgré son tempérament introverti. A mon commentaire sur le changement opéré en elle, Mme m’explique qu’elle est soulagée du bon déroulement de la transplantation et se sent à nouveau sereine. C’est une femme discrète, effacée dans sa relation à l’autre, profonde et riche dans les échanges, portant sur ses épaules un fardeau, antérieur à la transplantation.

Elle est assise dans la salle d’attente, un livre à la main et, à quelques pas de là, son mari s’occupe de Linda dans la chambre d'hospitalisation de jour. Elle se prépare, en silence, à évoquer librement sa situation.

Mme m’avoue avoir demandé l'aide d’un psychologue après la transplantation car la situation familiale lui était devenue impossible et ingérable par la conflictualité mobilisée sans un tiers extérieur. Elle « n’aurait pu tenir » selon ses dires si elle n’avait pas entrepris cette démarche thérapeutique que son mari n’est pas prêt à entamer, étant même rejetant.

Je tiens à signaler mon transfert lors de la prise de notes dans le service où j’ai utilisé le terme « avouerait ». Il est vrai que l’ambiance d’échanges était particulière. Je ressentais vraiment comme secret ce que nous nous échangions, sur la situation, en catimini de Monsieur.

Elle parle sans difficulté et même avec plaisir de sa situation de mère d’enfant transplanté, de son vécu et ressenti. Elle met en mots les phases « du processus de psychisation »qu'elle a été amenée à traverser.

Mme éprouve le besoin de se livrer dans ce lieu où elle est restée effacée et absente tant physiquement que psychiquement depuis de longs mois. Mais Monsieur ne s’est pas très éloigné et elle jette furtivement des regards inquiets et discrets pour vérifier son absence.

A mon interrogation sur ses regards, elle m'explique que pour son mari : « les choses sont différentes ».

Lors de l'arrivée de Monsieur, tacitement, nous interrompons notre conversation sans l’avoir abordée directement auparavant. Tout, dans le comportement de Mme et de Monsieur, était implicite. Cela m’a conduite à prendre cette attitude, non pas de non-dit, mais véritablement de protection vis à vis de Mme. Dans son attitude Monsieur, montre à Mme son désaccord de la voir me parler. L’interdit de la parole pose question. Parler, c’est dévoiler, dévoiler l’indévoilable.

De ce fait, il donne à Mme de faux prétextes pour l'obliger à s’éloigner de ma présence en allant s’occuper à des tâches futiles auxquelles elle se plie avec soumission, telles que déplacer la voiture pour la mettre de l’autre côté à cause de la chaleur, aller chercher le biberon, ponctuant ses phrases par des actions directives : « vas t’occuper de Linda…. ».

Monsieur a une nouvelle fois rompu la relation ternaire et je me retrouve seule en sa présence. La fragilité du couple laisse apparaître une souffrance chez Mme. Le couple semble s’organiser autour de l’enfant transplanté, seul lien, structurant leur relation.

Monsieur aborde des choses futiles qu’il se croit obligé d’évoquer : la taille de Linda, ses biberons… des faits qui ne permettent aucun renvoi, ne me laissant aucune place pour un possible échange limité en un monologue.

Sa femme est allée déplacer leur voiture et Linda suit son père.

Là encore, Monsieur ne peut m’affronter.

Je parviens à glisser une remarque : « je vous trouve fatigué. »

Monsieur a les traits tirés, il est tout transpirant suite à une agitation physique qui n'est que le reflet d’une agitation intérieure.

Monsieur : « oui, c’est normal avec tout ce que l’on a vécu. On a presque tout eu. Trois interventions et toutes les complications. »

(…)

Nous abordons les difficultés rencontrées selon ses dires « à récupérer car personne ne peut garder sa fille ». Pourtant des propositions de garde, lui sont offertes mais Linda monopolise tout son temps et son énergie.

Monsieur : « Non, je n’arrive pas. Je ne peux la laisser. Elle dort à 22h30. Quel sens y aurait-il de prendre une garde à 23h ? Non, c’est trop tard. Je sors le vendredi soir. C’est imposé. On n’est pas libre, donc ce n’est pas un plaisir pour moi d’aller dans un cinéma….même pour mon couple (sans en dire plus). »

Je reprends : « prendre du temps pour votre couple… »

Il répond : « quand je sors tout seul ! »

(…)

Pendant que Monsieur s’occupera de sa fille pour des bilans médicaux, Mme restera toujours en dehors persistant à s’installer dans la salle d’attente. Lieu, oh ! Combien symbolique, dans leur mode de fonctionnement familial. Elle m’interpelle à nouveau en me voyant passer dans le couloir. Je lui fais la remarque qu’elle pourrait s’installer plus confortablement dans la chambre qui lui est attribuée.

Elle me répond : « non je suis tranquille ici ». Avec un sourire contenant, je lui demande si sa place dans une salle d’attente n’est pas symbolique ? 

Elle se met à me sourire et me dit : « je vous remercie pour tout à l’heure de ne pas avoir poursuivi la conversation devant mon mari. C’est difficile pour lui. On n’a pas vécu de la même manière les choses. »

Tentative de la part de Mme de justifier le comportement de son mari et de lui trouver des excuses. Pour qui, pour moi ou plutôt pour elle ?

Elle exprime alors sa culpabilité ainsi : « oui, j’étais moins présente… (se reprend comme dans un monologue intérieur) non, moi aussi j’étais présente à l’hôpital…j’ai fait des chutes d’hypoglycémie et j’étais en arrêt maladie…. »

Pour lui permettre de travailler le ressenti de sa culpabilité, je lui renvoie qu’ils n’ont pas vécu la situation de la même manière en reprenant sa phrase sur un ton énigmatique.

Mme : « Non, ce n’était pas aussi important pour moi d’avoir un enfant. Je voulais plutôt être grand-mère. Mais, (en précisant de suite) je suis heureuse d'être mère… J’ai plus de distance que mon mari. Pour lui ce n’est pas pareil. Il a une histoire difficile, mais il ne demandera jamais d’aide il ne supporterait pas il sait toujours mieux que quiconque. Si on lui disait quelque chose, il ne supporterait pas. C’est difficile. »

Psy : « même votre vie de couple ? »

Mme « oui, ce n’est pas toujours facile. »

Psy : « il n’est pas facile… »

Mme : « Non, vraiment pas. »

L’échange sera à nouveau interrompu par l’arrivée de Monsieur qui trouvera cette fois l’opportunité de sortir du service avec femme et enfant…