1- La transplantation par don intrafamilial mobilisation parentale

1-1 Conceptualisation théorique

Souvent, nous avons abordé au cours des chapitres précédents la notion de culpabilité, mais que renferme ce terme précisément ? Il fait tellement partie constitutive du lexique courant que nous en galvaudons le sens.

Il apparaît, dès 1791, découlant du latin culpabilis pour servir à l’époque de nom abstrait à « coupable ». Il introduit dès lors la notion d’une faute, d’un crime dont le sujet serait l’auteur mais on pourrait dire aussi l’acteur. Si nous nous éloignons du sens concret, le sens symbolique se structurerait dans une expérience associée à des sentiments que le sujet éprouverait sur lui-même et sur les actes produits.

Les neuropsychologues voient dans la culpabilité une tendance à l’auto-analyse et à l’autorécrimination. Quant aux scientifiques, ils pensent que la culpabilité serait un processus cognitif qui n’existerait que chez les primates hominoïdes, voire uniquement l’homme, et qui apparaîtrait au cours du développement psychique selon des facteurs sociaux et culturels.155

De même, Freud étudie la culpabilité de type psychologique qu’il lie aux tabous sociaux intégrés au psychisme humain au moment du développement du complexe d’Œdipe bien évidemment associé au Surmoi. Cette définition ne nous satisfait pas plus.

Boszormenyl-Nagy introduit la notion de dette comme étroitement proche de celle de culpabilité. Il définit dans sa thérapie contextuelle la notion d’éthique relationnelle « état de la vie des gens qui inclut qu’une personne peut-être en dette envers quelqu’un ou disponible vis à vis d’un autre ; toute personne peut accumuler à l’égard d’autrui une culpabilité existentielle »156

Qu’entend-t-il par culpabilité existentielle ? Ce serait le « mal » fait à autrui, présent ou à naître. Martin Buber évoque « guilt and guilt feelings » (culpabilité et sentiment de culpabilité) qui peuvent à la fois être proches et opposés.

La culpabilité en transplantation peut avoir une connotation sociale liée à l’entendement de pratiquer un tel acte sur l’enfant. Mais la culpabilité dont nous faisons état est celle qui circule de génération en génération et se cristallise en raison de la situation traumatique de transplantation.

La notion qui nous intéresse tout particulièrement c’est de concevoir la culpabilité en tant qu’entité générationnelle du donner et du reçu. La culpabilité renvoie à ce transmis générationnel dans notre étude autour d’un don psychique qui tient compte à la fois « du passé », de « l’ici et maintenant » et de la « construction du futur ». Cet enfant malade renvoie à ses parents leur propre faille dans leur parentalité. La culpabilité émerge de cette absence de transmission psychique linéaire et s’élabore alors autour d’une « transmission par un don psychique » structurée en référence au générationnel actualisé par la T.H de l’enfant

.

Le terme de sacrifice, quant à lui, introduit et implique la nécessité de rachat par le sujet qui pratique un tel acte qu’il en soit symbolique ou réel. Tout acte, tout bien s’acquièrent par l’acquittement d’un certain prix qui, dans le cas de sacrifice, s’originent dans une souffrance psychique ou monnayable, mais réciproquement, toute privation que s’inflige le sujet par l’intermédiaire de ce sacrifice doit, par compensation, entraîner pour lui un avantage réel.

Le terme sacrifice est en lien avec le fait de « donner » une offrande (être ou objet) à une divinité supérieure par laquelle on souhaite acquérir un bénéfice moral, événementiel pour soi, sa famille ou sa communauté. L’offrande requiert de la part du sujet, dit sacrifiant, le dessaisissement, l’abandon de ce quelque chose ou de ce quelqu’un sans retour possible à la situation initiale puisque tout don ne peut être repris. Le sujet est alors face à une séparation définitive qui doit avoir un coût pour lui. Plus le don sera choisi en raison du caractère électif de l’objet, plus grand en sera le poids sacrificiel, et donc augmentera les chances de réalisation de la demande en raison d’un prix symbolique ou réel qui coûte au sujet.

Nous ne voulons pas nous disperser par des renvois multiples, aux mythes, légendes et à l’histoire de l’humanité mais le terme sacrifice est étroitement lié à la création de l’homme. Au commencement, le vocable « sacrifice » signifie « faire revivre ». Tous ces sacrifices, que se soient pour les Dieux ou les Hommes, ont pour point commun le désir de perdurer le monde en accroissant les bienfaits. Pour les uns, ils recherchent par ces sacrifices le maintien de cet équilibre, quant aux autres, les Hommes ont perdu par la maladie, la violation des tabous et autres comportements leur pouvoir et recherchent, eux aussi, par des sacrifices que leurs soient octroyés « par don » des nouvelles forces.

Dans certaines pratiques de sacrifice, cela ne profite pas seulement au sacrifiant, mais passe à travers le discours de celui-ci, qui immolait la victime et en mangeait son foie. Le but de ce processus était de vider le sacrifiant de sa propre vie pour se remplir de celle de l’ancêtre. Les Hommes pensaient que toute parole sortait du foie pour aller à la bouche et se transmettait à l’ensemble des hommes. Ce sacrifice n’était pas seulement dans l’intérêt d’un bienfait octroyé à un sujet mais se généralisait par sa réalisation.

Nous pouvons dire que la mission de ce sacrifice est la circulation de la force au profit de l’Homme et des dieux. M. Mauss pensait que ce principe se limite aux hommes. Mais les interprétations sur les sacrifices varient aussi à notre sens selon les types de sociétés et le cadre social.

Freud a vu dans le meurtre du père et dans le repas cannibalique qui lui succède la forme archétypale que tous les sacrifices ultérieurs ne font que se répéter.

R. Laforgue relie le sacrifice à un « phénomène de compensation » qui serait une réponse à un état d’angoisse profonde. Nous sommes du même avis que l’auteur car nous retrouvons en T.H un phénomène similaire. L’angoisse traumatique est tellement violente dans son expression que répondre par la violence physique ou psychique semble être adaptée.

Quant à Maryse Choisy, elle définit le complexe de l’anneau de Polycrate qui répondrait à ce sentiment de l’homme de se faire pardonner d’exister par un sacrifice.

George Gusdorf reconnaît l’existence d’un tel sentiment qui pour lui doit être rattaché spécifiquement au névrosé. Nous retrouvons dans la littérature psychanalytique très souvent l’expression de « sacrifice morbide » que certains perçoivent dans une perspective d’échec mais nous pouvons lui accorder aussi le pouvoir de réparation qui n’aurait pu s’effectuer si le sujet n’était passé par cette auto-flagélation, un sacrifice bienfaiteur.

Jung attribue aux comportements névrotiques d’être en lien avec un phénomène de régression, de retour vers la mère, de « ré-enfantement » selon ses termes.

Le sacrifice est un acte qui s’inscrit dans la vie du sujet pour parer contre une angoisse dont l’issue est en lien avec la finitude de l’être. Nous le retrouvons dans le mythe de Prométhée. Le foie symbole de la parole qui circule comme nous venons de le voir. Prométhée dont le foie meurt et renaît perpétuellement vient dans un sacrifice ultime payer et s’acquitter d’une dette générationnelle. Cette autopunition, il l’assume et en gardera trace par cette chaîne d’acier inscrite dans sa chair.

Le donneur intrafamililal se construit sur ce modèle du sacrifice comme mode de réparation d’une défaillance dans la transmission générationnelle. Le fait de donner une partie de soi dans un geste gratuit et sans retour vient combler cette défaillance dans la transmission.

Ce don à la fois réel et psychique a une représentation symbolique déterminante dans la vie du sujet, donneur – non donneur et plus largement dans celle du couple. Ce don psychique est primordial en T.H. Le couple devient donneur, l’un par l’autre, c’est-à-dire l’un par un don réel et l’autre par délégation à son conjoint.

Par la notion d’autopunitif, nous entendons que le sujet s’inflige à lui-même un sacrifice où personne n’a directement obligé le sujet à se porter comme sacrifiant et comme sa propre offrande. Il s’octroie les deux positions. Nous percevons tout le renvoi à un narcissisme défaillant puisque le sacrifice autopunitif a pour « trans »« mission » une renarcissisation face à une situation dé-structurante.

Nous nous situons dans ce cas de transplantation face à un donneur qui n’est autre que le père ou la mère. Donner une partie de soi n’est plus simplement lié à la naissance du sujet, à la transmission d’une histoire familiale, le père ou la mère mais donne au sens propre et figuré une partie de soi.

Pour le couple parental, plus précisément le parent donneur, se joue symboliquement la scène de l’antithèse décrite par A. Caillé, c’est-à-dire qu’il voit dans le don le moyen de surmonter l’antithèse entre moi et autrui dans la part de l’hérité et la part de l’a(d)venir. A la fois, le parent donne une partie symbolique et organique à son enfant et doit maintenir une différenciation psychique entre eux.

Cette « transmission par un don psychique » se réalise dans ce cadre là par l’action même de donner. Ce choix de donner, tout du moins cette décision, les situe dans une position paradoxale où « le pari du don » (Mauss, 1924) par sa gratuité, son irrévocabilité permet au décisionnaire d’avoir une emprise et d’être « l’entrepreneur du don » (Joseph Schumpeter) dans une sorte de réappropriation de leur enfant. Ceci les amenant à la « désidéalisation brutale de l’enfant merveilleux » par l’action qu’ils entreprennent pour leur enfant.

Mais laissons s’exprimer la clinique à partir du cas d’Hélène qui représente le cas paradigmatique retraçant le vécu de T.H parentale dans la mobilisation de la « métaphore prométhéenne », l’acte sacrificiel autopunitif que les parents s’infligent en réparation d’une dette et culpabilité consciente ou inconsciente générationnelle.

Notes
1.

55 Ruth Benedict, E.R. Dodds, « les données anthropologiques », ont observé les « guilt cultures » qui seraient structurés sur le principe de la culpabilité. Tout comme les « shame cultures » seraient caractérisées par un processus de honte ».

1.

56 Entretien avec le professeur B.N le goff.