1-2-5-2 10ème Rencontre : au pied du lit de Mme

La chambre est dans le noir, volets fermés, sans lumière. Mme est allongée, repliée dans son lit, tournant le dos à la porte. Son visage est inexpressif. Elle se plaint de douleurs effroyables : « J'ai très mal au ventre. Ca me fait si mal ! »

Mme : « J'ai fait un cauchemar, c'est affreux. Toujours le même. Hélène me tend la main et je n'arrive pas à l'attraper. Je tends ma main à mon tour, mais c'est si loin que je n'arrive pas à attraper la sienne. Elle pleure, elle m'appelle, mais je ne peux pas lui répondre. Je sais qu'elle souffre, qu'elle doit avoir très mal. C'est fou, je le sais, vous allez me prendre pour une folle. Mais je la sens. Je sens une présence près de moi, comme si elle était là. »

Je lui renvoie l’existence d’une souffrance physique pour sa fille et elle-même, mais aussi Mme éprouve une souffrance psychique et c’est peut-être par ce moyen qu’elle parvient à exprimer enfin cette souffrance tant contenue avant la T.H sous forme d’une somatisation.

La douleur corporelle représente une souffrance nécessaire qui passe par la régression de type fœtal. S. Tisseron développe une théorie sur les situations traumatiques où il observe un processus de culpabilité et de honte dont son expression est nécessaire, selon l’auteur, pour permettre au sujet d’accéder à une réparation symbolique d’appropriation de l’histoire traumatique, comme le formulerait Albert Ciccone. Cette théorisation peut être appliquée de même dans le domaine particulier de transplantation à partir d’un donneur vivant où le donneur parental passe par cette nécessaire douleur pour pouvoir accéder à cette réparation d’une faute, la maladie de l’enfant dont il se rend coupable.

Quant à l’interprétation du rêve, celui-ci met en lumière l’angoisse de mort faisant surface après la transplantation sous une forme masquée n’ayant pu trouver de lieu d’expression jusqu’alors. L’angoisse de mort de ne pas avoir suffisamment donné pour sauver sa fille est en lien avec un premier don où elle n’avait pas su donner suffisamment lors du don à la vie, d’où la culpabilité et la honte (repli dans le lit, volets clos) par l’impossibilité de réparer sa faute originaire en tant que mère.

Mme : « J'ai enregistré quelques mots que j'avais à lui dire. Mais je sais qu'elle a besoin de moi. Je ne supporte personne. Personne ne comprend ce que je suis entrain de vivre. Mon mari ne comprend pas, les médecins et les infirmières non plus. Ils me disent tous que je dois me lever, que je n'ai plus de problème. Moi, je dis que non. J'ai mal, si mal. Je ne peux pas me lever ».

Psy : « Vous êtes en train de me dire que physiquement vous ne pouvez vous lever ? Mais j’entends que psychologiquement, vous ne pouvez vous lever. »

Mme : « Oui, je veux rester toute seule ».

Psy : « Et ces volets fermés… ».

Mme : « Oui, je voudrais me couper du monde. Personne ne comprend ce que je vis avec Hélène ».

Psy : « Vous vous rappelez avant la T.H., vous m'aviez dit que vous auriez besoin de parler après, plutôt qu'à ce moment là. C'était trop difficile pour vous. Si nous essayons de réfléchir à ce que vous êtes en train de vivre: cette pièce noire, cette douleur dans le ventre, cette impossibilité à sortir de votre lit et à communiquer avec l'extérieur de votre chambre  (…),

(….) vous vous souvenez, depuis la T.H., je passe régulièrement mais aujourd'hui je pense que vous êtes prête pour parler de cette souffrance. (…)

(…) Qu'en pensez-vous ? »

Mme : « Je vais mal, si mal. Je souffre, ça fait mal (elle montre son cœur et s'effondre en pleurs). Oui, je suis triste. Je n'arrive plus à vouloir vivre. C'est comme si j'étais morte, que plus rien n'avait d'importance ».

Psy : « Que voulez-vous dire par "comme si j'étais morte ? »

Mme : « J'ai donné, quelque part il fallait que je donne. Je vous avais dit que c'était important ».

Psy : « Oui, mais en quoi ? »

Mme : « Nous avons voulu cet enfant. Il représentait tant de choses. Elle venait dans notre projet de couple. Puis cette annonce que je devais faire une amiosynthèse… j'étais sûre qu'il y aurait un problème. A sa naissance, quand j'ai su qu'elle était malade, je me suis dit que c'était de ma faute. Vous savez, on ne sait pas d'où vient cette maladie… J'ai refusé. Je me disais que ce n'était pas vrai. Mon mari n'a rien fait. J'étais toute seule, toute seule pour savoir quoi faire. Je n'ai pas voulu arrêter mon travail. Je suis passée à mi-temps. C'était important pour moi de continuer à travailler. Mon mari ne comprenait pas qu'avec deux enfants et un 3ème malade, je ne m'arrête pas de travailler. Il ne comprenait pas. Alors, pour moi, je n'aurais pas supporté que ce soit mon mari car tout le monde me disait ce que je devais ou ne devais pas faire. Mais moi, ma souffrance personne ne s'en est doutée. »

Elle évoque sa solitude face à la maladie d’Hélène et son impuissance en tant que mère de s’être sentie, comme elle l’exprimera elle-même, « coupable ».

Psy : « Avez-vous abordé avec votre mari, cette souffrance ? »

Mme : « Non, jamais, même pas avec ma mère. J'ai des parents géniaux. Je suis très proche d'eux, mais jamais je n'en ai parlé. J'avais l'impression que personne ne comprendrait. »

Progressivement, son corps replié en position fœtale se déploie.

En reprenant ce non sens qu’elle vit au sein de son couple, par un silence respectif, nous travaillons sur l’importance de mettre en mots ses souffrances, ses angoisses durant ce temps d’écoute, mais surtout, de faire lien avec son mari afin qu’ils ré-instaurent tous deux un dialogue sur le sens de ce don pour elle et du ressenti pour lui. Dans un même temps, nous avons travaillé ensemble avant et pendant la transplantation par rapport à ses deux enfants pour mettre en mots le refus pour Caïn et la culpabilité pour Mélissa d’entendre le désir maternel de donner une partie de son foie à sa fille.

Tout ceci, afin de l’amener aussi au problème de ses deux enfants qu’elle n’a pas revus, ni entendus depuis la transplantation, vivant recluse au fond de son lit, coupée de la réalité… et des autres…

Elle chemine psychiquement sur cette question de la place et du rôle de mère et de la nécessité de reprendre son statut. Elle arrange les couvertures en se redressant très légèrement dans son lit.

Cependant, elle maintiendra à distance la problématique du couple se refusant à travailler sur le fond du problème.

Ses parents et son mari ouvrent la porte ; voyant Mme effondrée et constatant ma présence, ils se proposent de repasser. J’invite M. à rester ; il fuit en disant qu’ils repasseront plus tard.